Enlevez vos chaines de mes rêves et laissez-moi m’en aller!

«Des grands garçons bien forts pour des travaux de la ferme ! Quatre cents, sept cents, huit cents, neuf cents, mille, mille cent. Vendus pour mille deux cents dinars.» 400 dollars par personne. Une vente d’êtres humains, en 2017!

Imaginez que vous étiez une journaliste dans une grande maison internationale et que vous receviez une vidéo montrant ce qui semble être une vente aux enchères d’êtres humains en Libye. Que feriez-vous avec ces images? Quelles mesures prendriez-vous pour que le monde entier sache ce qui se passe dans ce pays d’Afrique du Nord?

Quand elle a reçu ces images dans son bureau à CNN, elle n’en croyait pas ses yeux. Serait-ce possible?

«Lorsque nous avons reçu cette première vidéo montrant des hommes mis aux enchères, il semblait tellement incroyable qu’il pourrait y avoir de l’esclavage, en 2017, que nous pourrions etre en train d’assister à une vente aux enchères d’êtres humains.»

Après avoir authentifié la vidéo, elle a pris une décision qui allait changer sa vie et changer la vie de centaines de personnes détenues et victimes de la traite dans cet État fracturé de l’Afrique du Nord: elle a décidé d’en aller voir cela de ses propres yeux.

Elle savait que ce ne serait pas facile, mais elle n’a pas hésité un instant vu la gravité et les ramifications de l’histoire. Elle a réuni son équipe et s’est rendue à Tripoli. Son idée? Entrer dans une vente aux enchères de façon incognito et avec des cameras masquées.

Elle avait découvert que les migrants qui tentaient de se rendre en Europe étaient, dans de trop nombreux cas, détenus dans des entrepôts par les trafiquants, ceux-là même qu’ils avaient payés pour les aider à traverser la Méditerranée. Pourquoi? Simplement pour essayer d’obtenir plus d’argent de leur part.

«Il y a environ un an, il était devenu évident pour nous que les trafiquants se demandaient comment ils pourraient tirer le maximum de profit de ces entrepôts remplis de migrants. Et la réponse a été de commencer à les vendre. »

Quand elle est arrivée à Tripoli, elle a pu confirmer que le type de ventes aux enchères qu’elle avait vu sur les images se déroulait dans plusieurs régions du pays, et ce plusieurs fois par semaine. Avec l’aide de ses contacts, son équipe et elle se sont rendues dans un quartier de la banlieue de Tripoli où se tenait l’une de ces ventes aux enchères. Leur prétexte été qu’ils étaient à la recherche d’un parent disparu.

Arrivés dans le quartier, on les a fait entrer dans la cour d’une maison, une grande maison similaire aux maisons avoisinantes excepté que la cour intérieure était éclairée par de grands spots lumineux qui vous aveuglait pratiquement.
Les journalistes ont discrètement ajusté les caméras cachées qu’ils transportaient et ont attendu que la vente aux enchères commence.

Là, au milieu de la nuit, on a fait défiler des hommes devant des acheteurs potentiels et les a vendus comme du bétail. 400 dinars, 500 dinars, les prix ne faisaient qu’augmenter et les hommes achetés l’un après l’autre.

Elle n’en croyait pas ses yeux! Là devant leurs yeux, douze hommes du Niger ont été vendus en l’espace de six ou sept minutes.

Après la vente aux enchères, elle a essayé de dire quelques mots pour la caméra, mais c’était trop, la jeune femme ne trouvait aucun mot pour décrire ce qu’elle venait de voir !
«En les faisant sortir, ils utilisaient le mot arabe qui veut dire ‘marchandise’. Je ne sais pas quoi dire. C’est l’une des choses les plus incroyables que j’aie jamais vues.»

Après cette opération secrète dans un marché de vente aux enchères, elle est retournée à Tripoli et a demandé l’autorisation de parler avec des migrants détenus dans les centres de détention des services de l’immigration. C’était un autre lieu tout aussi troublant que le marché qu’elle avait visité en banlieue: des centaines de jeunes hommes de nombreux pays sub-sahariens, soi-disant ‘sauvés ‘ des entrepôts de trafiquants, pour se retrouver détenus ici avant d’être déportés vers leurs pays.

C’était un bâtiment surpeuplé avec des murs en béton à l’extérieur et une grande pièce, une sorte de grand hangar cloisonné par des grillages métalliques. Une autre prison pour ces pauvres âmes en quête d’un avenir meilleur!

Ces jeunes hommes venaient de différents pays d’Afrique, du Nigeria, d’Erythrée, du Ghana, du Niger, tous impatients de sortir de là. Dès qu’elle est entrée dans la pièce avec son équipe de cameraman, non cachées cette fois, les jeunes hommes se sont approchés d’elle comme s’ils attendaient depuis quelqu’un à qui raconter leurs histoires.

Leurs récits étaient bouleversants : les abus, les harcèlements subis des mains des trafiquants – prouvés par les cicatrices sur leurs corps – et les histoires de beaucoup d’entre eux qui avaient été vendus avant de réussir à s’échapper ou être libérés après avoir remboursé «leur dette».

CNN a immédiatement partagé les vidéos des enchères avec les autorités libyennes, qui ont promis d’enquêter. Il n’y a aucune preuve qu’ils l’aient jamais fait.

La vidéo a été diffusée sur CNN le 13 novembre 2017 et a immédiatement été relayée par les médias du monde entier, suscitant l’indignation à travers le globe! Comment était-ce possible que l’on organise la vente d’êtres humains, dans des lieux à peine cachés, a des gens qui allaient les utiliser dans des travaux les plus ingrats, et ce, 200 ans après l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage qui reste une des plus grandes abominations de l’histoire du monde.

Cela n’a pas pris longtemps avant que les journaux révèlent l’histoire du deal passé entre l’Italie avec le gouvernement Libyen pour empêcher les migrants de traverser. Et ceux, avec la bénédiction des pays de l’Union Européenne!

Je suis heureux que l’histoire ait suscité tant d’indignation dans le monde et n’a laissé personne indifférent, ce qui en soi est un grand exploit en ces temps où nous sommes devenus tellement habitués aux images les plus horribles sans plus y prêter d’attention aux vraies tragédies de notre époque.

L’une des personnes qui a vu cette vidéo de CNN et qui ne pouvait contenir son indignation et sa tristesse à la pensée de cet esclavage moderne, était un homme, une personnalité des médias français d’origine antillaise.

Immédiatement après avoir vu le documentaire de CNN sur les ventes d’esclaves en Libye, il a posté un message vidéo très personnel sur les réseaux sociaux.

«Je crois que je n’ai jamais été si en colère et aussi triste qu’en ce moment. Moi le descendant d’esclave dont les ancêtres furent portés d’Africa pour être des bêtes de somme dans le nouveau monde, je découvre qu’en début de ce 21ème siècle, en cette fin d’année 2017, je découvre qu’en Libye, ce que nous redoutions après les accords passés entre les uns et les autres, on est en train de vendre des africains, des jeunes, nos jeunes, on les enferme dans des cages puis on les vend au plus offrant. Moi le descendant d’esclave j’ai la haine, je me demande que faut-il faire après cela. Vous ne comprenez pas ce qui se joue ? C’est l’avenir d’une part de l’humanité, l’avenir de toute l’humanité qui est en jeu, lorsque des êtres humains sont capables de vendre d’autres êtres humains. Jusqu’où devons-nous aller pour nous faire entendre. Et là je m’adresse aux dirigeants africains levez-vous, faites quelque chose ! »

L’homme de la vidéo a expliqué plus tard qu’il avait presque effacé la vidéo quelques minutes après l’avoir enregistrée, pensant que c’était trop passionné, trop en colère. Je suis content qu’il ne l’ait pas effacé. La vidéo est devenue virale quelques instants après avoir été publiée en ligne ! En quelques jours, il avait été vu plus d’un million de fois. Aujourd’hui, moins d’un an après sa publication, elle a été vue plus de 4 millions de fois !

Encouragé par la réaction immédiate à sa première vidéo, il a réalisé une seconde vidéo appelant toutes les personnes révoltées comme lui par les atrocités subies par les Noirs en Libye à se retrouver pour une manifestation devant l’ambassade de Libye à Paris. La réaction a été bien plus grande que ce dont il n’a jamais rêvé: non seulement des centaines de personnes ont manifesté à Paris, mais la même manifestation a eu lieu devant les ambassades libyennes à Bruxelles, Londres, Bamako, Conakry et bien d’autres capitales du monde.

Qui sont cet homme et cette femme, qui au demeurant ne se connaissent même pas et qui n’ont été liés dans cette histoire que par la magie des images et des réseaux sociaux ?

Aujourd’hui, je suis inspiré par Nima Elbagir du Soudan, la journaliste courageuse qui est allée incognito en Libye pour rapporter cette histoire au monde, et Claudy Siar, l’homme en France qui a appelé le monde à protester et à agir pour y mettre fin.

Nima Elbagir est née à Khartoum en 1978. Son père, le docteur Ahmed Abdullah Elbagir, était un journaliste de grande renommée dans le pays. Avant sa naissance, ses parents ont fui en Egypte. Sa mère, Ibtisam Affan, était enceinte d’elle au Caire, quand son père a été capturé et ramené au Soudan où il a été emprisonné pendant quatre ans. Nima devait le voir pour la première fois à l’âge de trois ans.

Après la libération de son père, la famille s’est installée au Royaume-Uni. Elle avait huit ans quand ils sont retournés vivre au Soudan. Dans les années 1980, Ahmed Abdullah Elbagir a fondé le journal El Khartoum. Sa mère en était l’éditeur. Nima est fière de son héritage familial, de son père rebelle et de sa mère, première femme éditrice au Soudan.

Après avoir terminé ses études secondaires à Khartoum, Nima est retournée au Royaume-Uni pour obtenir une licence en philosophie à la London School of Economics.

Parlant couramment l’anglais et l’arabe, Nima a commencé sa carrière de journaliste au Soudan en décembre 2002, avec l’agence Reuters. C’était le début d’une riche carrière couvrant des sujets difficiles tels que le conflit dévastateur dans la région du Darfour, le bombardement américain en Somalie, l’enlèvement de 250 filles par Boko Haram. Chaque fois, que ce soit au Darfour, à Mogadiscio ou à Chibok, elle était parmi les premiers journalistes, sinon la première sur les lieux.

Elle a rejoint CNN en février 2011 en tant que correspondante basée à Johannesburg avant de rejoindre le bureau de Nairobi puis celui de Londres. C’est là qu’elle travaillait quand elle a reçu les images d’une vente aux enchères d’esclaves. Lors de son voyage à Tripoli à l’automne 2017, Nima a voyagé avec le producteur Raja Razek et le photojournaliste Alex Platt.

Leur documentaire a été récompensé par le prix George Polk 2018 dans la catégorie des reportages télévisés à l’étranger, le prix RTS pour le scoop de l’année et un prix Golden Nymph dans la catégorie Meilleur article télévisé.

Le documentaire a mené à l’adoption de sanctions sans précédent par les Nations Unies contre six hommes identifiés comme trafiquants en juin 2018.

«Il faut faire plus. Nous devons rappeler à ces enfants qui tentent de poursuivre leurs rêves en Europe que leurs rêves valent la peine et qu’ils en valent la peine et que le monde entier se soucie. Je ne sais pas que nous sommes encore là», dit Nima.

Claudy Siar est quant à lui né dans le 11e arrondissement de Paris, en 1964. D’origine guadeloupéenne, il a grandi à Vigneux-sur-Seine dans l’Essonne avec une mère infirmière et un père chauffeur de bus. Pendant son adolescence, il est placé en pension chez des viticulteurs à Pierre Longue, un village de la Drôme, pendant quatre ans il apprend les valeurs de la terre.

A l’âge de 20 ans, Claudy Siar intégrant l’équipe de la radio antillaise de Paris et Europe 1. Deux années plus tard, il rejoint France Inter, où il interview des artistes antillais et africains.

En 1995, il rejoint Radio France Internationale et lance l’émission pour laquelle il est le plus connu aujourd’hui, Couleur Tropicale, considérée aujourd’hui comme une référence pour les amoureux des musiques « Afro » dans le monde entier.

Engagé pour la cause africaine, il lance le concept de la « Génération consciente », ce qui lui vaut d’être autant connu comme activiste que comme animateur de radio. Sa vie d’activiste le mènera au cours des ans à mener plusieurs manifestations contre les injustices et le racisme. Le 23 avril 1993 il est l’organisateur de la première marche pour commémorer l’abolition de l’esclavage en France. Plus de 10 000 personnes se déplacent et parcourent la place de la République à la place de la Nation.

Sa passion pour les droits de l’homme et ses combats contre le racisme que subissent les noirs en France le mènent à être nommé délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer en mars 2011.

De nombreuses personnalités ont suivi l’exemple de Claudy, elevant leurs voix pour dénoncer ce qui se passe en Libye, incitant les pays africains et leurs homologues européens à prendre des mesures pour évacuer les migrants détenus en Libye.

Il est difficile de savoir combien de personnes ont été évacuées à ce jour ou combien sont encore détenues en Libye. Selon un rapport publié par l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à la fin de l’année dernière, environ 18 000 personnes étaient détenues dans des centres de détention pour immigrants contrôlés par le gouvernement de Tripoli.

Personne ne sait combien sont détenus dans des zones contrôlées par les différentes milices qui se partagent ce pays dirigé jadis par le Colonel Mouammar Kadhafi.

Merci pour vos contributions à l’Héritage de l’Afrique, Nima et Claudy! Grace à vous, le monde a vu de ses propres yeux les preuves de l’esclavage de jeunes africains en Libye, Nima, et a été encouragé d’agir par vos mots passionnés, Claudy!

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Contributors

Um’Khonde Habamenshi
Lion Imanzi