L’attentat du 6 avril 1994 : le point sur l’enquête française

A quelques jours près, voilà vingt et un ans que le Falcon 50 du président Habyarimana était abattu par un missile sol-air alors qu’il se trouvait en phase d’atterrissage. Depuis,on ne sait toujours pas, officiellement, qui est responsable de cet acte terroriste. Pourtant, durant cette même période, le conseil de sécurité de l’ONU décida, à deux reprises, de créer une commission d’enquête internationale pour identifier les commanditaires de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005 et de la Premier ministre pakistanaise Benazir Bhutto en 2007. Par contre, pour le président Habyarimana du Rwanda et le président Ntaryamira du Burundi, sans oublier le président Ndadaye du Burundi assassiné six mois plus tôt : RIEN ! Comme s’il s’agissait d’un banal fait divers sans grande importance. Une véritable omerta semble frapper cet attentat. Attitude d’autant moins justifiable que plus personne ne nie aujourd’hui qu’il fut bien le facteur déclenchant du génocide rwandais. Lui-même suivi d’une longue période de guerres, de massacres, de souffrances et de deuil pour les populations du Rwanda et des provinces orientales du Congo. Il ne peut être question de globaliser les massacres afin d’en diluer l’horreur et les responsabilités. Le génocide dont la communauté des Tutsis du Rwanda fut la victime d’avril à juin 1994 est une réalité historique et non contestable. De même, il ne peut être question de vouloir renvoyer l’immense majorité des autres victimes de ces vingt-cinq dernières années dans les oubliettes de l’histoire. Il ne peut y avoir, comme certains le voudraient, une hiérarchisation des victimes. Une vie reste une vie, quelle que soit l’origine de la victime.

La première tentative avortée en vue d’identifier le ou les commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994 est à mettre à l’actif du TPIR[1]. En 1997, Michael Hourigan, chef d’une équipe d’enquêteurs travaillant à Kigali, avait constitué un dossier dont les éléments mettaient l’actuel régime de Kigali en cause dans l’assassinat des présidents Habyarimana et Ntaryamira. Cette enquête fut menée à charge et à décharge puisqu’elle visait initialement à établir l’implication des extrémistes hutus dans cet attentat. Toutefois, les éléments recueillis pointèrent, en réalité, la responsabilité directe du Front patriotique rwandais (FPR). Nous savons ce qu’il est advenu du « dossier Hourigan » : rangé de façon péremptoire au fond d’un tiroir par la procureur du TPIR de l’époque, la canadienne Louise Arbour. Quant à Michael Hourigan il fut sommé d’arrêter, sine die, ses investigations et de détruire tous les documents s’y rapportant. Précisons que son travail d’enquête n’est sans doute pas perdu puisqu’il a été entendu en qualité de témoin dans l’instruction judiciaire menée par le juge français Jean-Louis Bruguière.

Le présent article a précisément pour but de faire le point sur l’enquête française qui est, pour le moment, la seule à traiter de l’attentat du 6 avril 1994.

L’enquête du juge Bruguière ne serait rien d’autre qu’un vulgaire « pétard mouillé » ?[2]

L’enquête du juge français fut initiée en 1998 suite à une plainte contre X déposée initialement par la fille d’un des membres de l’équipage du Falcon présidentiel, plainte à laquelle se sont jointes ensuite d’autres personnes. Fin novembre 2006, le juge Bruguière, Premier vice-président du Tribunal de grande instance de Paris en charge de la coordination antiterroriste, rend une ordonnance par laquelle il demande que neuf mandats d’arrêt internationaux soient décernés à l’encontre de proches collaborateurs de Paul Kagame. En ce qui concerne le président en exercice du Rwanda, couvert par son immunité de chef d’Etat, le juge se tourne vers le Secrétaire Général de l’ONU et préconise que le TPIR, compétent en la matière, prenne le relais des poursuites[3].

Longue de près de septante pages, cette ordonnance est plutôt inhabituelle en ce sens que le juge Bruguière n’était pas formellement tenu de motiver l’émission de mandats d’arrêt internationaux. Mais ce moment essentiel dans l’instruction du dossier lui permet de faire une synthèse des investigations conduites avec la division nationale antiterroriste (DNAT). Sa conclusion est catégorique : l’implication de Paul Kagame dans l’attentat du 6 avril 1994 est directe.

L’instruction couvre donc une période de huit ans. Elle fut menée en dehors de toute précipitation et dans un climat de relative discrétion. Relevons malgré tout que plus de deux ans avant la communication officielle de l’ordonnance du juge Bruguière, le journal Le Monde révèle, dans son édition du 10 mars 2004, les grandes lignes de l’enquête. A partir de ce moment-là, les choses se compliquent singulièrement. Les autorités gouvernementales rwandaises se rendent parfaitement compte de la portée réelle de la procédure en cours et organisent la riposte.

Détailler l’enchevêtrement des événements qui impactèrent les relations tumultueuses franco-rwandaises, suite à l’enquête sur l’attentat, nécessiterait la rédaction d’un livre tant ils sont nombreux et les ramifications complexes. Nous nous limiterons dès lors à pointer trois éléments qui nous semblent révélateurs des deux thèses en présence : d’une part, les responsables de l’attentat sont à rechercher parmi les extrémistes hutus aidés accessoirement par la France et d’autre part, l’attentat constituait pour Paul Kagame le point de passage obligé pour s’emparer du pouvoir absolu au Rwanda.

            La commission Mucyo[4]

Un mois à peine après les révélations du journal Le Monde, le principe de créer une commission rwandaise pour enquêter surle rôle de la France avant, pendant et après le génocide est acquis. Cette commission débute concrètement ses travaux en avril 2006 et remet ses conclusions en août 2008.

Les principales conclusions de ce rapport sont les suivantes :

·       la France était au courant des préparatifs du génocide, a participé aux principales initiatives de sa mise en place et à sa mise en exécution ;

·       les militaires français ont participé à la formation des miliciens ;

·       les militaires français de l’opération Turquoise auraient directement pris part aux massacres des Tutsis ;

·       les militaires français de l’opération Turquoise auraient commis de nombreux viols sur des rescapées tutsis ;

·       refus de soins et amputations abusives de la part des médecins français envers les réfugiés tutsis ;

·       treize personnalités politiques françaises et vingt militaires français sont directement mis en cause.

Il est difficile de ne pas voir une relation directe entre l’enquête du juge Bruguière et les travaux de la commission Mucyo. En effet, s’exprimant à propos du rapport final de ladite commission, le ministre rwandais de la Justice estima qu’il constituaitune bonne base pour d’éventuelles procédures légales. De son côté, dès avant la publication du rapport officiel, le président rwandais menaçait déjà de faire inculper des ressortissants français si la justice française n’annulait pas les mandats d’arrêt émis contre des responsables rwandais[5]. Pareille prise de position de la part du chef de l’Etat rwandais souligne, si besoin en est, que la commission Mucyo n’avait d’autre finalité que de faire office de contre-feu à l’instruction judiciaire menée par la justice française.

            Le rapport Mutsinzi[6]

Tout comme le rapport Mucyo, celui-ci s’inscritdans le processus d’actions-réactions généré par l’enquête du juge Bruguière et la promulgation de son ordonnance mettant en cause l’implication directe de Paul Kagame et de neuf membres de l’armée patriotique rwandaise (APR) dans l’organisation et l’exécution de l’attentat du 6 avril 1994. Cette ordonnance sera suivie, quelques jours plus tard, par la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda. En vue d’apporter une réponse adaptée aux accusations du juge français, le comité Mutsinzi[7] est créé en avril 2007. Bien que ce comité clôture son rapport le 20 avril 2009, ce n’est que début janvier 2010 qu’il est rendu public. Ce délai de près d’un an a été mis à profit par les autorités rwandaises afin d’exploiter au mieux sa possibilité d’accès au dossier du jugeBruguière, accès rendu possible suite à la mise en scène burlesque de l’arrestation de Rose Kabuye[8] en Allemagne, suivie de sa mise en examen par la justice française. L’épisode qui précède est une illustration parmi de nombreuses autres des salamalecs du couple Sarkozy-Kouchner à l’égard du régime de Kigali. On peut comprendre le souci de normaliser les relations houleuses entre Paris et Kigali. Les diverses péripéties de cette normalisation de façade soulèvent cependant plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. Quand le président de la République française[9] se fait l’écho des pulsions impérialistes de Paul Kagame et explique aux Congolais qu’ils devraient partager leurs richesses et leur espace vital avec le Rwanda, pays qui par deux fois les a agressés et occupe en outre toujours une partie de leur territoire, pareille exhortation à quelque chose d’indécent. Quand Monsieur K.parle d’un énorme malentendu, en évoquant l’inculpation de Madame Kabuye, on se croirait dans une république bananière où l’exécutif dicte sa façon de voir les choses au judiciaire.

Toujours dans ce contexte de procédures judiciaires, rappelons la délivrance par le juge espagnol Fernando Andreu Merelles de quarante mandats d’arrêt internationaux en février 2008. Outre Paul Kagame, sont également concernés des militaires de l’APR. Cette action judiciaire fait suite à l’assassinat de neuf ressortissants espagnols perpétré entre 1994 et 2000 au Rwanda.

Tout au long des 186 pages du rapport Mutsinzi, nous assistons à un long réquisitoire à sens unique dont le seul exercice est d’opposer la totale innocence du FPR à la machiavélique culpabilité des extrémistes hutus. Le comité n’a même pas fait semblant de se parer d’une certaine objectivité. Les sujets délicats, ceux qui risquaient de mettre à mal sa réelle indépendance, ont été systématiquement évacués d’un revers de la main.

Sur base de supputations, d’affirmations qui ne tiennent aucun compte du travail réalisé par le TPIR, d’hypothèses parfois farfelues, de postulats qui ne sont en rien démontrés, voire de contre-vérités, le tout appuyé par la contribution de témoins dont la liberté d’expression est plus qu’incertaine, le comité élabore au fil des pages une trame qui ne peut que le conduire là où il doit aboutir : la culpabilité des extrémistes hutus. Et, en bout de course, force est de constater qu’il ne démontre rien du tout. Pour une enquête dont l’objet est précisément de découvrir les divers rouages de l’attentat, le constat est bien maigre. De façon très générale on connaît ceux qui sont tenus pour être les commanditaires, mais on ignore tout du ou des auteurs, du modus operandi ainsi que de l’arme du crime. Au moins l’enquête du juge Bruguière est-elle nettement plus précise sur ces questions fondamentales. La prestation du comité indépendant d’experts est à ce point inconsistante qu’elle n’en crédibilise que plus le travail réalisé par le juge français et son équipe.

L’attentat du 6 avril 1994 ne se limite pas exclusivement à un problème interne au Rwanda. Les événements qui ont marqué la région des Grands Lacs, depuis plus de deux décennies, montrent à suffisance que les enjeux réels débordent largement du cadre des frontières du pays des Mille Collines. Cette dimension internationale a été totalement éludée par le comité. On ne peut que le constater et le regretter.

Nombreux sont celles et ceux qui depuis des années attendent simplement la Vérité sur les tragiques événements de 1994. Notre conclusion est sans équivoque : NON, décidément NON, la Vérité ne sort pas victorieuse de ce piètre exercice auquel s’est livré le comité Mutsinzi.

Avant de passer au troisième élément que nous souhaitons aborder à propos de l’enquête française sur l’attentat du 6 avril 1994, rappelons que suite à la mise en disponibilité du juge Bruguière en juin 2007, le dossier est confié aux juges d’instruction Marc Trévidic et Nathalie Poux. Les relations diplomatiques entre la France et la Rwanda sont rétablies en novembre 2009 et suivies par la visite du président Sarkozy à Kigali en février 2010. De son côté le président Kagame se rend en visite officielle en France en septembre 2011. Inutile de préciser que le souci du président français et de son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, de normaliser les relations franco-rwandaises est loin de faire l’unanimité. Surtout qu’il implique, entre autres reniements, le lâchage peu glorieux de ceux qui ont servi au mieux les intérêts de la France et qui, accusés par le gouvernement rwandais suite au rapport Mucyo, sont contraints de s’adresser eux-mêmes à la justice faute de réaction du pouvoir exécutif.

            L’expertise balistique et acoustique

Le mois qui suit la visite du président Sarkozy au Rwanda, les juges Trévidic et Poux relancent le dossier sur l’attentat en délivrant une ordonnance à des fins d’expertise. Celle-ci est réalisée au Rwanda en septembre 2010. Il est demandé à cinq experts d’apporter une réponse aux deux questions suivantes : l’endroit d’où les missiles ont été tirés et le type de missile utilisé. Les experts doivent rendre leur rapport d’expertise pour fin mars 2011.

Quelques jours avant l’expiration de ce délai, ils font part aux magistrats de leur incapacité à déterminer, à eux seuls, le lieu approximatif d’où sont partis les missiles et demandent en conséquence l’intervention d’un spécialiste dans le domaine de l’acoustique en complément de leurs propres travaux. Une suite positive est réservée à cette demande et l’expert acousticien procède à l’expertise demandée conformément au mandat défini par les juges enquêteurs. Précisons que cette expertise n’est pas réalisée au Rwanda mais en France et ce, dans un environnement qui n’est en rien comparable à celui du relief très marqué de la zone de Kanombe-Masaka tenue pour celle d’où les missiles ont été tirés en avril 1994. Notons aussi que l’expert acousticien utilisera pour ses tests un autre modèle de missile que celui identifié par les experts en balistique comme ayant abattu l’avion du président Habyarimana. Pourtant, c’est son expertise acoustique qui permettra d’exclure la position de tir de Masaka, retenue par le juge Bruguière sur base de témoignages d’acteurs directs.

Le rapport d’expertise final sera rendu aux magistrats fin novembre 2011. En synthèse ce rapport dit deux choses et exclusivement celles-là : le système d’arme le plus susceptible d’avoir été mis en œuvre serait le missile SA16[10]et la zone probable de tir des missiles se situe en périphérie du camp militaire de Kanombe[11]. Différents spécialistes se sont abondamment exprimés sur le contenu de ce rapport et ont mis en évidence ses lacunes par rapport au choix et à la limitation du nombre des témoins, à la non prise en compte des déclarations faites par deux témoins importants quelques jours après l’attentat, aux hypothèses techniques retenues ou omises par les experts, au caractère fort peu scientifique de l’expertise de l’acousticien qui fut cependant déterminante dans la désignation de la zone de tir de Kanombe. Ces constatations ayant été faites nous n’y reviendrons pas. Nous retiendrons surtout l’interprétation abusive et parfaitement orchestrée qui fut faite de ce rapport d’expertise.

Avant même que les magistrats soient en mesure d’exposer aux parties les conclusions des experts, présentation fixée au 10 janvier 2012, l’ambassade du Rwanda à Paris et les avocats de la défense anticipèrent l’événement en diffusant, la veille, un communiqué triomphal annonçant une conférence de presse et ce, afin d’exposer les nombreuses manipulations et irrégularités qui ont entaché cette information judiciaire pendant la décennie où celle-ci était conduite par le juge Jean-Louis Bruguière. Dans la foulée et sans s’être donné la peine de lire et d’analyser le contenu du rapport d’expertise (non disponible), la grande majorité des médias reprend en chœur le message de vérité distillé par la machine de propagande du régime de Kigali. Des titres tels que, Rwanda, la preuve d’un génocide planifié[12]Habyarimana : un rapport disculpe le clan Kagame[13]Un rapport technique qui fait basculer l’histoire[14]Rwanda : révélation sur l’attentat qui a été le signal du génocide[15]Attentat du 6 avril 1994 : la vérité contre le négationnisme du génocide du Rwanda[16], sont suffisamment expressifs pour se passer de tout commentaire.

Les témoins maudits

Depuis cette mascarade médiatique qu’avons-nous vécu d’autre ? Ce à quoi nous n’avons pas assisté, c’est une éventuelle tentative de la part des autorités compétentes de chercher à savoir qui est responsable de la fuite qui a permis à certains d’anticiper la communication officielle du contenu du rapport d’expertise. De même, une mise au point pour rectifier l’interprétation abusive livrée par les médias aurait évité au citoyen d’être enfumé par une presse plus motivée par le sensationnalisme que par la recherche de la vérité. Sinon, épisodiquement, les tenants de la version officielle des événements lancent quelques leurres pour entretenir la confusion des esprits. Comme le pseudo-scoop de Maria Malagardis[17] au sujet de la possession par les Forces armées rwandaises de missiles sol-air Mistral de fabrication française. Ou encore les révélations à répétition du capitaine Ancel que certains se plaisent à instrumentaliser pour discréditer l’action de l’armée française durant l’opération Turquoise.

Mais au-delà de ces manœuvres de diversion, nous percevons surtout un risque réel d’enterrement de première classe de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994.Ce sentiment est motivé par deux constatations. La première est relative au refus des juges enquêteurs de rencontrer, à l’exception d’un seul point[18], la demande des parties civiles de contre-expertise. Pareille demande nous paraît essentielle à la manifestation de la vérité étant donné les approximations techniques de l’expertise réalisée en 2010 et 2011.La seconde constatation concerne le fait que depuis plusieurs années des dissidents du FPR[19], et non des moindre, désignent Paul Kagame comme le maître d’œuvre de l’attentat et expriment leur disponibilité à être entendus par la justice française et à fournir les preuves de cette culpabilité. Or ces témoins potentiels confirment en tous points les conclusions de la partie de l’enquête menée par le juge Bruguière. Si le juge Trévidic tient vraiment à prendre connaissance de ce que ces témoins ont à dire, il aurait intérêt à ne plus trop tarder. Patrick Karegeya a été assassiné le 31 décembre 2013 à Johannesburg. Il ne parlera donc plus. Faustin Kayumba Nyamwasa a déjà fait l’objet de plusieurs tentatives sérieuses d’assassinat en Afrique du Sud. A force d’attendre, il ne restera bientôt plus aucun de ces témoins en vie. Surtout que l’élimination physique de ceux qui sont en position de savoir n’est pas un phénomène nouveau. Tel fut déjà, entre autres, le sort de Théoneste Lizinde[20] etde Seth Sendashonga[21].Tous deux occupèrent des fonctions importantes au sein du FPR en 1994. Ils s’apprêtaient à témoigner officiellement devant la justice lorsqu’ils furent supprimés.

Nous ne comprenons pas cette abstention du juge à ne pas recueillir des témoignages qui de toute évidence devraient l’aider dans sa tâche d’enquêteur. Nous la comprenons d’autant moins que dans le même dossier et malgré un contexte peu favorable, il est bien parvenu à auditionner à Bujumbura, du 6 au 14 décembre 2010, six des neuf membres de l’APR mis en cause par son prédécesseur. Sa charge de travail n’est certainement pas la cause du fait qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’auditionner les dissidents du FPR. En effet, nous constatons que du début septembre à la fin novembre 2014 il a été interviewé par au moins 32 médias. Une de ces interviews nous a particulièrement interpellé. Celle qu’il a lui-même réalisée de Bryan Ferry, ex-chanteur de Roxy Music, à l’occasion de la sortie de son dernier album solo[22]. Chacun peut avoir des hobbies mais dans le cas présent on ne peut s’empêcher de mettre en présence le témoignage de Bryan Ferry et l’absence de ceux de Gérald Gahima, de Kayumba Nyamwasa ou d’autres. Rien ne devrait être épargné afin que la vérité se manifeste enfin. Car, comme l’a déclaré avec pertinence Carla Del Ponte, ancienne procureur du TPIR : s’il s’avérait que c’est le FPR qui a abattu l’avion, l’histoire du génocide devra être réécrite.

            Le scandale judiciaire de la disparition d’un témoin-clé

Un autre témoin ne parlera plus jamais. Emile Gafirita, un des trois militaires du FPR qui acheminèrent à Kigali les missiles qui abattirent l’avion du président Habyarimana, a été enlevé à Nairobi le 13 novembre 2014. Il était à la veille d’être auditionné par les juges Trévidic et Poux. Conscient du danger qu’il courait, il avait expressément demandé, mais en vain, de pouvoir être entendu anonymement comme l’a déclaré son avocat Me François Cantier[23].Etant donné les méthodes utilisées depuis des années par le régime de Kigali à l’égard des transfuges, personne ne pouvait ignorer que Gafirita était en danger de mort ! D’autant moins qu’après l’assassinat de Patrick Karegeya, Paul Kagame avait annoncé la couleur : Celui qui trahit son pays, celui qui trahit le Rwanda, quel qu’il soit, ne peut pas s’en sortir sans payer le prix. Le message est on ne peut plus clair.Malgré cela, la justice française a décidé de ne pas protéger ce témoin essentiel puisque ses ravisseurs ont été prévenus qu’il se trouvait à Nairobi où il vivait clandestinement sous un nom d’emprunt dans l’attente de son départ pour la France. Qui a livré l’adresse secrète d’Emile Gafirita se rendant en quelque sorte complice de son enlèvement et probablement de son élimination ? La question est et reste posée. Il n’avait aucune chance de s’en sortir. Car, comme l’explique Léon Lev Forster, l’avocat de certains des mis en examen, à Digital Journal : Vous me demandez si j’ai informé mes clients, mais tout avocat normal informe ses clients d’une évolution du dossier[24].C’est clair, Kigali était au courant de l’identité du témoin et de sa localisation. Si on avait voulu livrer Emile Gafirita à ses bourreaux, on ne s’y serait pas pris autrement.

Pour quelle raison ce témoinn’a-t-il pas bénéficiéde la protection « sous X » ? Ceci mériteaussi réponse quand on sait que le statut d’anonymat a bien été accordé par le juge Trévidic aux deux témoins qui permirent de débloquer récemment le dossier de l’attentat de la rue des Rosiers.Quel gâchis révoltant qui ne peut qu’avoir un impact négatif sur les autres témoins potentiels. Nous osons espérer que ce n’est pas le but de la manœuvre.

Que nous réserve l’avenir ?

Bien tortueux sont les chemins qui mènent à la vérité. La justice française va-t-elle relever le défi historique qui est le sien ou bien va-t-elle abdiquer sans gloire, comme l’a fait le TPIR, en éludant le débat contradictoire, le seul en mesure de favoriser la manifestation de la vérité. Quoi qu’il en soit, l’attentat du 6 avril 1994 reste un crime dont les auteurs devront répondre un jour ou l’autre. Toutefois, prenons garde que cet acte terroriste soit en réalité l’arbre que certains tentent d’agiter afin de cacher la forêt. L’attentat est une chose. Les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité voire de génocide, commis depuis 1990 dans la région des Grands Lacs au nom d’une idéologie totalitaire revancharde, en sont une autre. Ne nous laissons pas prendre au piège dans lequel certains voudraient engluer, une fois de plus, la communauté internationale. Peu importe les commanditaires de l’attentat d’avril ’94, ceci n’exonère en rien la responsabilité du FPR et de ses dirigeants pour les crimes imprescriptibles dont ils se sont rendus coupables depuis leur attaque du 1er octobre 1990.

Gardons en mémoire les différents rapports établis, au fil des années, au nom de l’ONU par Robert Gersony, Roberto Garreton, Navanethem Pillay ; ceux provenant d’Amnesty international, Human Rights Watch, African Rights, International Rescue Committee, la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, l’Organisation de l’Unité Africaine ; sans oublier les rapports de différents groupes d’experts rédigés, depuis 2000, à la demande de l’ONU, sur le pillage des ressources minières de la RDC. Ces rapports sont autant d’actes d’accusation dont l’actuel régime rwandais devra un jour rendre compte devant la justice internale.

Luc Marchal
21/04/2015

musabyimana.net