Le problème des Batutsi, Bahutu et Batwa (Bigirumwami, 5 septembre 1958)

C’est en ordre principal pour situer avec clarté les contours du problème des Batutsi-Bahutu et Batwa que je vous adresse cette lettre afin qu’ensemble, cette fois en toute connaissance de cause, en toute objectivité et d’une façon constructive, nous nous attelions tous à la solution du problème que nous ne gagnons rien à vouloir ignorer.

Je procéderai pour ma part par quelques questions qui aideront le lecteur et surtout les responsables de nos destinées à rechercher les données exactes du problème.

1° Le premier point à élucider dans cette controverse me semble être d’établir certaines notions qui devraient d’ailleurs relever des spécialistes de l’ethnologie : Qu’est-ce qu’un « Muhutu » ? Qu’est-ce qu’un « Mututsi » ? Qu’est-ce qu’un « Mutwa » ? Sur quels critères se fonder pour en donner les définitions ? Sont-ce des critères physiques, raciaux ou des critères sociaux et économiques ? J’en donne pour preuve le fait des populations quasi totalement mêlées par le truchement des mariages, des territoires ou régions de Nyanza-Nduga, de Kigali-Buganza, de Kibuye et du Kinyaga. J’aimerais d’ailleurs savoir ce qu’en pensent les habitants de ces régions. Ils auraient pour le moins de la peine, rien qu’en se fondant sur les caractères spécifiquement physiques et raciaux, de repérer à vue ceux qui parmi eux sont Bahutu, Batutsi ou Batwa. Il a fallu qu’on me le dise, sans trop me convaincre, pour que je concède que les Batwa du Kabagali (Territoire de Nyanza) sont réellement des Batwa et non des Batutsi !

Je me permettrai de vous parler de mon propre cas, et à ce titre d’exemple pour illustrer l’inanité des critères physiques et bien des fois sociaux et économiques : il n’y a guère j’étais convaincu, bien qu’avec réserves, que j’étais un mututsi. Je suis revenu de cette conviction boiteuse en lisant le livre du R.P. Delmas : « Noblesse au Ruanda ». L’auteur fait remarquer avec clarté que le clan (le mien) ou la famille des Bagesera n’est pas constitué par des Batutsi mais bien plutôt que ses membres sont des Bahutu. Si bien que j’aimerais voir établir quels sont les Bahutu, quels sont les Batutsi, quels sont les Batwa, afin que toute cause de discorde et de la soi-disant discrimination puisse être éliminée par la base.

2° J’en arrive à une seconde question : celle des « manifestes » qui sont à la mode. Les Bahutu en ont rédigé un, les Batutsi de même. Il paraît que les Batwa ont le leur. Je n’ai pas l’honneur de le connaître. Je me demande et je vous demande : Quelles sont l’origine et la cause de ces manifestes ? Que visent-ils ? A qui s’adressent-ils ? Contre qui, contre quoi s’insurgent-ils ? Les Bahutu s’adressent, n’est-ce pas, aux Batutsi ? Mais est-ce à tous ceux qui portent l’étiquette de Batutsi ? Est-ce à un petit groupe ? Est-ce spécifiquement aux chefs de province qui ne sont au Ruanda qu’une poignée de 52 personnes ? Est-ce aux sous-chefs et à leurs aides atteignant à peine le nombre de mille ? Le manifeste des Batutsi est-il une réplique au manifeste des Bahutu ? Ici encore il importe de bien délimiter les objectifs du manifeste. Les Batutsi, que veulent-ils au juste par leur manifeste ? Et les Batwa, que veulent-ils ?

a) En attendant la définition de nos Batutsi, Bahutu et Batwa, je pense qu’il est inutile de chicaner sur les critères physiologiques ou autres, dont nos parents eux-mêmes ne sauraient pas donner des raisons suffisantes.

b) Quant à ce qui concerne la controverse relative à des données engageant la vie sociale ou économique du pays, telles les vaches, les chèvres, les domaines fonciers, le « kazi » (travaux plus ou moins forcés pour le bien de la communauté), il existe des instances habilitées pour trancher les différends y afférant. Il est loisible à tous de faire appel, soit aux tribunaux, soit au Mwami, au Résident, voire au Gouverneur du Ruanda-Urundi.

c) Le manifeste des Bahutu – j’en parlerai davantage parce qu’il a un certain mérite : celui d’être à certains égards plus clair que celui des Batutsi, mais hélas ! à mon sens, sans être nécessairement plus constructif – s’adresse apparemment aux Batutsi. Je repose la même question que ci-dessus : est-ce à tous les Batutsi ? Est-ce à un groupe de Batutsi ? Pourquoi et à quelles fins ? Quel intérêt un tel manifeste comporte-t-il pour l’intérêt du pays ? Le manifeste affirme que les Batutsi se sont à eux seuls attribué l’administration totale du pays ! Ici encore il me semble qu’il faut se prémunir contre des préjugés ou des préventions. C’est nettement s’écarter de l’élémentaire objectivité que de parler des Batutsi au pluriel. Combien sont-ils au pouvoir et combien de Batutsi qui y aspirent plus que les Bahutu ?

Soyons réalistes et constructifs dans nos réclamations. Recherchons objectivement les causes des tensions éventuelles dans la vie sociale, politique et économique du pays. Il me semble, en effet, que ni les Bahutu, ni les Batutsi, ni les Batwa n’osent aborder de face les difficultés qu’ils rencontrent : ou bien ce sont les Batutsi qui sont en faute, ou bien ce sont les Batwa, ou bien les Bahutu, ou enfin l’administration indigène et européenne ? Il faudrait plutôt faire nettement le point, établir les responsabilités, et ensemble rechercher les solutions qui s’imposent, sans perdre de temps à chicaner, alors que de tous côtés ce n’est certes pas la bonne volonté qui fait défaut…

Le fond du problème semble être le fait que, vu l’évolution actuelle du Ruanda, beaucoup de personnes : Bahutu, Batutsi, sans doute aussi Batwa, voudraient prendre une part active, effective, aux affaires politiques, sociales et économiques du pays. Pourquoi dès lors ne pas s’adresser directement aux responsables des destinées de notre pays, c’est-à-dire le Mwami, le Résident, le Gouverneur du Ruanda-Urundi ou le Gouvernement Belge ?

La question du « Kazi »

d) Une autre question soulevée par le manifeste en question : le « kazi » (travail plus ou moins forcé pour le bien de la communauté).

Peut-on en toute objectivité en attribuer la responsabilité à une quelconque collectivité de Batutsi ? Ceux-ci en sont-ils exempts ? N’en souffrent-ils pas peut-être plus que les Bahutu ? Qu’il suffise pour s’en rendre compte de considérer les causes des nombreuses émigrations en Uganda, au Tanganyika et au Congo. Quels sont ceux qui en sont davantage sujets ?… Il ne semble pas dès lors indiqué de proposer une solution comme celle-ci : « La première solution est un esprit … Qu’on abandonne la pensée que les élites ruandaises ne se trouvent que dans les rangs hamites. » Il faut, à mon sens, considérer les faits, et à partir de ceux-ci émettre des solutions dénuées de passions, et d’intérêts inavouables. Qui sont les responsables de la situation qui est à l’origine de la controverse ? A qui s’en prendre si l’esprit et la pensée sont que l’élite ruandaise est dans les rangs des hamites ? Les Bahutu qu’ont-ils fait pour lutter contre cet esprit ?

La question scolaire

e) Le manifeste des Bahutu enfin, parle de la question scolaire et dit entre autres choses ceci : « Jusqu’ici la sélection qui se fait au stade secondaire et supérieur (dans les écoles) crève les yeux ». La sélection, d’après le manifeste, semble se faire en faveur des enfants Batutsi. A ceci il est relativement aisé d’apporter réponse : Je poserai au préalable une question : qui pourrait affirmer, preuves à l’appui, que dans les écoles des degrés secondaire et supérieur sont constitués par des enfants de véritables batutsi ? Seuls les enfants du groupe intermédiaire, ni batutsi, ni bahutu, peuplent les écoles supérieures. Rares sont les enfants des véritables batutsi et rares sont les enfants du peuple dans ces écoles supérieures. Encore une fois, à qui s’en prendre ? Aux Batutsi ? Aux parents ? Au gouvernement ? Aux missions ? En ceci, il faut plutôt établir la part des responsabilités et des possibilités : responsabilités du côté des parents plus ou moins exigeants à l’égard de leurs enfants, c’est-à-dire qui s’intéressent plus ou moins aux études de leurs enfants, responsabilités et possibilités à l’égard de la direction des écoles. D’ailleurs, par manque de locaux et de corps professoral en suffisance, je suis bien placé pour le savoir, il suffit de se bien renseigner pour savoir que dans nos écoles secondaires les critères d’âge et de résultats scolaires seuls jouent, indépendamment de toute considération raciale, sociale ou économique. Seuls ceux parmi les élèves qui ont donné satisfaction entière dans le degré primaire, grâce pour une certaine part aux parents, peuvent prétendre accéder aux écoles secondaires et supérieures. Il serait normal que ceux qui ont rempli ces conditions et n’ont pas été ensuite satisfaits, s’en plaignent au Mwami, au Résident et au Gouverneur. Il est inopérant de s’adresser à une tierce personne, fût-ce même à un groupement, à une collectivité !

Bien chers compatriotes, excusez-moi de vous avoir encombrés de toutes ces réflexions qui sont l’objet de mes préoccupations en tant que Ruandais, et en tant qu’Evêque Ruandais. J’estime cependant qu’il faut une fois pour de bon faire le point, écarter dans le pays et dans nos rapports avec les voisins toute cause de discorde, de tension, voire de haine. L’évolution très rapide que traverse notre pays ne doit pas et ne peut pas nous aveugler au point de méconnaître des réalités telles que sont les différences sociales et économiques. Le tout pour nous doit consister à les envisager dans la vérité, la justice, la charité.

Encore une fois, « là où est la charité et l’amour, là Dieu est ».

Mgr Al. BIGIRUMWAMI

Vicaire Apostolique de Nyundo-Kisenyi Ruanda.

Source : C.I.E.R.