Le programme Ndi Umunyarwanda, une opportunité d'expression vraie pour les Rwandais ?

Le 30 juin 2013, le président Paul Kagamé exhortait solennellement les Hutu à demander pardon aux Tutsi pour le crime de génocide commis par leurs parents et proches Hutu. Cette annonce marquait le début de l’élaboration du programme Ndi Umunyarwanda (« Je suis Rwandais ») visant officiellement à renforcer « l’esprit rwandais » par de nombreuses mesures mais qui fait, depuis lors, couler beaucoup de salive et d’encre et se poser de nombreuses questions tant au Rwanda qu’à l’étranger.

Le groupe de dialogue inter-rwandais de Pax Christi Wallonie-Bruxelles a voulu se pencher sur ce sujet important, lui qui tente, depuis sa création en 2009, de créer un espace de rencontre, voie d’amorce de dialogue, pour impulser une dynamique de conciliation entre les diasporas rwandaises. L’approche de ce groupe est d’ordre résolument plus humain que politique et ses membres entendent précisément travailler sur les enjeux actuels vécus par les Rwandais dans le but de les pousser vers un meilleur « vivre ensemble ». Il nous a, dans ce cadre, paru essentiel de nous pencher sur le programme Ndi Umunyarwanda. Celui-ci touche en effet au cœur même du vécu traumatique rwandais et ses propositions renvoient plus largement aux fondements et fonctionnements de notre humanité. On ne pourra en effet estimer la portée du Programme sans envisager les questions cruciales qu’il recèle, telles que la responsabilité, la transmission, le pardon, le rapport entre l’individu et la collectivité, etc.  Notre souhait est donc à la fois de décrypter et de nous exprimer, en tant que citoyens, par rapport à l’espérance, la peur et les questionnements que le projet fait naitre en même temps dans le cœur des Rwandais et d’ami-e-s du Rwanda.

Dans un premier temps, il nous faudra éclairer ce qu’est ce programme Ndi Umunyarwanda, à savoir identifier son origine, les acteurs qui  ont souhaité lui donner l’ampleur qu’il connaît aujourd’hui, les lieux dans lesquels il s’ancre. Cette initiative naît en effet dans la lignée de nombreuses autres, initiées par le gouvernement ou des acteurs de la société civile, dans le but d’aider les Rwandais à retrouver une paix durable. D’où le questionnement au cœur de notre papier : pourquoi cette nouvelle initiative ? Quelles en sont les intentions ? Sur quelles bases a-t-elle été construite ? Permettra-t-elle vraiment de contribuer à cette « identité nationale » faite de respect pour et de reconnaissance de l’Autre ? Ce programme, on le verra par la suite, fait en effet naître de façon contrastée et simultanée de nombreuses espérances et doutes au cœur des Rwandais. Entre espoirs et craintes, nous tenterons de tracer les contours d’un travail qui, sous le nom de  Ndi Umunyarwanda, pourrait constituer un formidable élan pour les Rwandais, pour autant que certaines précautions soient prises et qu’une attention particulière soit portée à certains facteurs et acteurs de paix.

1. Origines du programme « Ndi Umunyarwanda »

Le programme Ndi Umunyarwanda (« Je suis Rwandais » ou « Esprit rwandais » ou encore « Rwandité ») s’inspire de l’initiative d’Edouard Bamporiki, un jeune artiste rwandais acteur de théâtre. Né de parents Hutu, Bamporiki n’a que dix ans au moment du génocide perpétré contre les Tutsi et des Hutu modérés en 1994 et il est élève à l’école primaire. Bouleversé par ce qui se passe et choqué d’apprendre que les auteurs des tueries appartiennent à son groupe ethnique, il grandit avec un complexe de culpabilité et ressent le besoin d’exprimer son regret, à travers des poèmes, et de demander publiquement pardon quant au génocide commis par son ethnie.

Ce geste, fruit d’un cheminement personnel, ne passe pas inaperçu et certaines personnalités politiques y voient l’opportunité de marquer une nouvelle étape de l’histoire rwandaise en l’élevant au rang de symbole pour toute une génération de jeunes. Ainsi, Bamporiki est-il encouragé à créer une organisation non gouvernementale ayant pour objectif de sensibiliser les jeunes artistes rwandais à devenir des messagers de la paix et de la réconciliation. C’est ainsi qu’« Art For Peace » voit le jour. Les membres de cette organisation, soutenus politiquement et financièrement, effectuent ensuite des voyages dans tout le pays pour encourager les jeunes Hutu à demander pardon aux Tutsi pour le crime de génocide commis par leurs parents et/ou proches Hutu.

En juin 2013, « Art For Peace » organise, à Kigali, une rencontre regroupant environ mille jeunes recrutés dans toutes les provinces du pays pour échanger sur le thème « The Promise of a generation » (la promesse d’une génération). Cette rencontre baptisée « Youth Connect Dialogue » sera clôturée, en date du 30 juin 2013, par le président de la République rwandaise, Paul Kagamé. C’est dans son discours qu’il exprime sa demande aux Hutu. Il anime d’ailleurs personnellement la séance de demande de pardon durant laquelle quelques jeunes Hutu tremblant de peur et en larmes prennent la parole.

Cet exercice suscite l’indignation au sein de la population et dans l’opinion générale, qui l’apparentent à de la culpabilisation d’enfants. Mais les autorités rwandaises ne l’entendent pas de cette oreille. Elles lancent dans la foulée le programme gouvernemental appelé Ndi Umunyarwanda, après de nombreuses réunions à huis clos de hauts responsables du pays. Le contenu du programme est expliqué dans un livret blanc de 12 pages format A7 et est structuré autour de trois éléments principaux : (1) l’importance de sentir en soi « l’esprit Rwandais », (2) les valeurs liées à cet esprit et (3) les interdits nécessaires pour le faire régner. Le livret détaille chacune de ces dimensions et est largement diffusé afin que nul n’en ignore les contours et les obligations y afférentes. Un film documentaire a également été conçu par le Premier Ministre[1], toujours dans le même souci de divulgation large des messages. D’une vingtaine de minutes environ, ce film est essentiellement constitué de discours incendiaires des autorités de la première et de la deuxième Républiques, ainsi que des scènes d’horreur qui ont suivi ces discours.

Le Conseil des Ministres du 23 octobre 2013, dirigé par le  Président de la République, a clairement recommandé à toutes les institutions publiques et privées, à la société civile et aux confessions religieuses de mettre en application le programme Ndi Umunyarwanda. Il a en outre décidé de le décentraliser jusqu’au niveau des villages et mis en garde quiconque tenterait d’entraver sa mise en exécution. Trois ministères ont été désignés pour le suivi, à savoir la Primature, le ministère de l’administration locale et le ministère de la jeunesse.

Différentes retraites ont ensuite été organisées pour s’imprégner des idées de ce nouveau programme, diffusé tous azimuts :

  • La Unity Club Intwararumuri (porte-flambeau), une organisation présidée par la Première Dame réunissant les hauts dirigeants du pays et leur conjoint, a fait sa retraite les 11 et 12 octobre 2013 ;
  • Les parlementaires rwandais (chambre des députés et chambre des sénateurs) ont fait la leur du 30 octobre au 1er novembre 2013 ;
  • La retraite des membres du gouvernement s’est passée les 8 et 9 novembre 2013 ;
  • Un séminaire des confessions religieuses et des associations affiliées s’est déroulé le 12 novembre 2013 ;
  • Une délégation parlementaire rwandaise dirigée par la Présidente de la Chambre des députés a effectué une mission en Belgique et a rencontré, le 30 novembre 2013, la diaspora rwandaise pour la sensibiliser au programme ;
  • Le onzième Dialogue national dit « Umushyikirano », tenu à Kigali les 6 et 7 décembre 2013, s’est largement penché sur le programme ;
  • Tous les ministères et les hautes instances nationales, y compris le Conseil Supérieur de la Magistrature ont procédé, fin 2013, à l’organisation de réunions sur le programme et ce, afin de témoigner de leur soutien indéfectible au régime.

Dans la plupart de ces rencontres et retraites, on assiste à des séances de demande de pardon de la part des Hutu. Les rares Tutsi qui prennent la parole sont essentiellement des rescapés du génocide. Ces derniers expliquent, dans leurs témoignages, leur cheminement pour dépasser la haine contre les Hutu qu’ils avaient développée au lendemain du génocide.

Quant à Bamporiki, ce jeune artiste qui se déclarait apolitique, il devient, en septembre 2013, député du FPR-Inkotanyi, parti politique du président du Rwanda. Il est souvent l’invité d’honneur lors des séances de sensibilisation au programme Ndi Umunyarwanda, essentiellement dans les milieux des jeunes.

2. Doutes et inquiétudes

Depuis son lancement, le programme Ndi Umunyarwanda domine les conversations dans les milieux rwandais. Il fait également l’objet d’émissions radio et télédiffusées, de débats sur internet et de discussions au sein même de la population. En date du 1er février 2014, à l’occasion de la fête des héros nationaux, une cérémonie de lancement officiel du programme Ndi Umunyarwanda a été organisée dans tous les villages du pays, dits Imidugudu.

Les avis de la population sur ce programme sont partagés selon que l’on se situe du côté du gouvernement ou de l’opposition. Rares sont les citoyens ordinaires ou les représentants de la société civile qui s’expriment sur ce sujet. Ils évitent surtout de le critiquer de peur de s’attirer des ennuis, d’autant que le gouvernement a insisté sur le fait que tous les Rwandais doivent y prendre part et impérativement s’abstenir d’entraver son déroulement.

Du point de vue du gouvernement, il s’agit d’une initiative importante, dont le but premier est de discuter des problèmes du Rwanda entre Rwandais et de faire, aujourd’hui, les meilleurs choix face aux conséquences des erreurs commises dans le passé. « Nous avons perdu notre humanité lorsque les Rwandais ont accepté de se haïr et de se tuer les uns les autres à cause d’un nom, alors que le monde entier a regardé sans bouger[2] ».

Du côté de l’opposition, presque tous les partis politiques en exil ont dénoncé une campagne de culpabilisation collective en matière de génocide, devenu « péché originel » pour les Hutu, en ce sens que les jeunes appelés à demander pardon étaient des mineurs d’âge en 1994 ou n’étaient tout simplement pas encore nés. Ainsi, loin d’apporter des solutions aux divisions au sein du peuple rwandais, ce programme les amplifierait. L’opposition reproche en outre au programme Ndi Umunyarwanda d’instrumentaliser l’histoire récente du Rwanda en laissant sous-entendre au peuple rwandais que celle-ci commencerait avec le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. Puisque le pays serait alors composé de deux groupes bien distincts: celui des victimes, les Batutsi, et celui des bourreaux, les Bahutu, il serait « compréhensible » que ces derniers doivent demander pardon aux premiers. L’opposition propose quant à elle, à la place du programme Ndi Umunyarwanda, un dialogue inter-Rwandais hautement inclusif auquel prendraient part différentes catégories de la société rwandaise pour débattre de tous les problèmes sans tabou.

Les avis des rescapés du génocide sont également partagés selon qu’ils résident au Rwanda et qu’ils soutiennent le régime en place ou qu’ils vivent à l’étranger et peuvent critiquer le pouvoir du Rwanda. L’attitude du président du Collectif des associations des rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, Ibuka-Rwanda, reflète globalement le point de vue de la plupart des rescapés : au départ, le président d’Ibuka se désolidarisa de la politique de demande de pardon en masse imposée à tous les Hutu, en soulignant que seuls les coupables du génocide devraient demander pardon et le faire à l’égard de leurs victimes. Par la suite, il changea son discours et estima que la demande collective de pardon par les Hutu constituait une bonne chose, en ce sens qu’elle permettrait aux « têtes dures » de revenir à la raison et de demander pardon, ouvrant par là-même la voie à la réconciliation.

Au vu de ce qui précède, on constate que ce programme provoque des réactions contrastées, sans doute en partie liées au fait qu’il a été mis en place par les autorités rwandaises sans consultation préalable de la population. Le gouvernement rwandais demande à tous d’en suivre les orientations, de gré ou de force, et cela n’est hélas en fait pas bien différent de ce qui a été fait jusqu’à présent dans les domaines de la justice post-génocide et de la réconciliation nationale. Dès lors, la réussite du programme Ndi Umunyarwanda dépendra de la manière dont le gouvernement parviendra à gérer sa mise en application. Va-t-il accepter les critiques et les remarques pour améliorer le contenu de son programme et la démarche méthodologique de sa mise en application ou préfèrera-t-il l’imposer tel que conçu? L’avenir nous le dira.

3. Questionnements de citoyens

Ce programme sonne comme une alerte, comme une injonction aux oreilles de beaucoup…

  • Les Rwandais ne se sentent-ils plus Rwandais ?
  • « Etre Rwandais » est-ce autre chose que ce que l’on sait déjà ?
  • En quoi est-ce une plus-value de dire « Ndi umunyarwanda » aujourd’hui, plus qu’hier ?
  • Faut-il protéger l’identité des Rwandais, est- elle menacée ? 
  • « Revendication identitaire » : un moyen d’être reconnu ? Par rapport à  qui ?

Voilà quelques-unes des questions et interpellations glanées à droite et à gauche… Pour réfléchir sur ce besoin d’une «identité nationale » qu’il faudrait défendre et crier haut et fort à qui veut l’entendre, arrêtons-nous un instant à cette citation d’Amin Maalouf[3] :

« L’identité est forcément complexe, elle ne se limite pas à une seule appartenance : elle est une somme d’appartenances plus ou moins importantes, mais toutes signifiantes, qui font la richesse et la valeur propre de chacun, rendant ainsi tout être humain irremplaçable, singulier. »

Il est vrai que le génocide a laissé le pays plus divisé… car divisé, il l’était déjà…. Ce programme est-il la meilleure proposition pour lutter contre cette fracture, se demandent certains ?

4. Les initiatives gouvernementales … vers la réconciliation ?

Souvenons-nous que ce programme n’est pas le premier à aborder la question de l’unité nationale. Plusieurs initiatives (Programmes ou politiques) allant dans ce sens ont déjà été entreprises, dont il est légitime de se demander quels en ont été les résultats… On abordera ci-après les exemples de la Commission Nationale des Droits de la Personne (CNDP), la Commission Nationale Unité et Réconciliation au Rwanda,  la réforme de la justice comprenant les « juridictions traditionnelles gacaca » et l’Office de l’Ombudsman.

a)    La Commission Nationale des Droits de la Personne (CNDP), qui a pour mission générale de promouvoir et de protéger les droits de la personne, trouve son fondement dans les accords d’Arusha de 1993 entre le gouvernement rwandais d’alors et le FPR. Elle a été mise en place en 1999 (loi n° 04/99 du 12 mars 1999) et a été chargée d’éduquer et sensibiliser la population aux droits de la personne, d’examiner les violations des droits de la personne commises sur le territoire du Rwanda tant par des organes de l’Etat, que par des personnes agissant sous le couvert de l’Etat, des organisations et des individus, etc.

Cette Commission semble bien fonctionner, mais elle serait régulièrement prise en tenaille entre les préoccupations contradictoires des autres structures de l’Etat dont le respect des droits de la personne n’est pas le premier souci.

b)    La Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation (CNUR) a, elle aussi, été créée en 1999 dans le but de combattre la discrimination et d’éradiquer les conséquences néfastes du génocide sur la population rwandaise. Selon l’article 178 de la Constitution de la République du Rwanda, la CNUR est chargée notamment de « concevoir et coordonner le programme national pour la promotion de l’unité et la réconciliation nationale; mettre en place et développer les voies et moyens de nature à restaurer et consolider l’unité et la réconciliation parmi les Rwandais; éduquer et sensibiliser la population rwandaise à l’unité et la réconciliation nationale; effectuer des recherches, organiser des débats, diffuser des idées et faire des publications sur la paix, l’unité et la réconciliation nationale… »

Ce processus de réconciliation au Rwanda met l’emphase sur la réhabilitation de l’identité rwandaise en rétablissant l’équilibre de la justice dans un climat de vérité, de paix et de sécurité dans le pays. La CNUR utilise les approches d’éducation et de sensibilisation à travers divers instruments : ‘’ingando’’(camps de formation), ‘’itorero’’ (centre d’initiation), séminaires, réunions nationales au sommet et recherche.

Si, pour le pouvoir en place, ces différentes approches concourent efficacement à la réconciliation nationale, pour bon nombre de Rwandais, elles s’apparentent plus à une sorte de lavage de cerveau.

c)     Les juridictions traditionnelles ‘gacaca’, mécanismes traditionnels de justice de proximité, réactualisés après le génocide, trouvent, elles, leur origine dans une pratique vénérable au Rwanda. Cette institution populaire, composée de la famille et, par la suite, des voisins, s’occupait de la justice de proximité, à l’exclusion des crimes de sang. Cette tradition avait pour but de rechercher la vérité en vue du maintien de l’harmonie sociale.

Les juridictions traditionnelles ‘gacaca’ créées en 2001 (loi organique n°40/2000 du 26 janvier 2001) visaient trois enjeux : la vérité, la justice et la réconciliation, avec comme objectifs : la reconstitution de ce qui s’est passé pendant le génocide, l’accélération des procès permettant le jugement de tous les auteurs du génocide dans un délai raisonnable, la réconciliation des Rwandais et la mise en œuvre de la capacité du peuple rwandais à résoudre ses problèmes.

Ces quelques 12.100 juridictions gacaca ont clôturé leurs travaux en juin 2012, après un jugement de près de deux millions de personnes, pour un taux de condamnation de 65 %.

Ce travail colossal a été apprécié par le régime du Rwanda, mais  nombreux sont ceux qui n’ont pas été convaincus. A commencer par certains rescapés du génocide qui ont trouvé en ‘’Gacaca’’ une solution biaisée au fond de leur problème,  et les Hutu qui, en général, ont vu en elle une stratégie du pouvoir d’opérer une criminalisation globale de l’ethnie hutu.

d)    L’Office de l’Ombudsman est une institution publique et indépendante qui a été créée en 2003 (loi n° 25/2003 du 15 août 2003).

Dans l’exercice de ses attributions, il est censé ne recevoir de directives d’aucun autre organe. Il collabore particulièrement avec la Présidence de la République. Il est chargé notamment de servir de liaison entre le citoyen et les institutions et services publics et privés, de prévenir et combattre l’injustice, la corruption et d’autres infractions connexes dans les services publics et privés, de recevoir et examiner dans le cadre précité les plaintes des particuliers et des associations privées contre les actes des agents ou des services publics et privés, et si ces plaintes paraissent fondées, d’attirer l’attention de ces agents ou de ces services en vue de trouver une solution satisfaisante.

Le fonctionnement et l’organisation de l’Office semblent globalement appréciés par la population aux différents niveaux du pays.

Chaque fois qu’une de ces initiatives a été annoncée, elle a suscité espoir et espérance dans le cœur des Rwandais. Mais, on l’a brièvement vu dans leur présentation ci-dessus, les appréciations de ces initiatives sont mitigées.

Il faut en effet souligner qu’elles semblent se focaliser uniquement sur les tensions entre les deux principaux groupes ethniques alors même que, depuis le génocide, de nouvelles tensions ont pu apparaître sur d’autres questions. A cet égard, on ne peut que constater l’absence de prise en compte dans ces processus initiés par le gouvernement, des tensions interrégionales à propos desquelles certaines diasporas rwandaises sont plus sensibles.

Plus globalement, les tensions existant aujourd’hui ne sont en fait plus tellement à catégoriser sous l’axe Hutu-Tutsi, que ce soit à l’intérieur du Rwanda ou à l’extérieur. De fait, au lendemain du génocide de 1994, les rescapés Tutsi s’identifiaient pleinement au régime du FPR dont les membres étaient essentiellement Tutsi. Ils s’attendaient dès lors à ce que leurs intérêts de victimes devant être réhabilitées dans leurs droits face aux différents torts subis constituent la première préoccupation du régime FPR. Mais il semble que pour ce dernier, cette préoccupation  vient après celle de renforcer ses propres assises au niveau du pouvoir. Depuis, on peut dire qu’est née une nouvelle tension, celle du régime FPR avec l’ensemble de la population, sur le plan de l’exercice du pouvoir. On a dorénavant l’axe de tension bien connu « Hutu-Tutsi », un second axe de tension « Hutu-pouvoir du FPR » où les Hutu se sentent comme des citoyens de seconde zone du fait de leur exclusion dans divers domaines de la vie du pays et un troisième axe de tension « Tutsi rescapés du génocide – pouvoir FPR » où ces Tutsi se sentent comme instrumentalisés par le pouvoir dans ses différentes politiques.

C’est dans ce contexte déjà chargé que vient se surajouter le nouveau programme ‘’Ndi Umunyarwanda’’. Les programmes antérieurs initiés les uns après les autres, sont tous encore en cours, à l’exception de Gacaca, clôturé. Ces initiatives, sont encore susceptibles de porter de bons résultats, si les objectifs affichés sont poursuivis loyalement, de façon à faire correspondre la théorie qu’elles véhiculent et les actes qu’elles doivent générer.

Le programme ‘’Ndi Umunyarwanda” serait-il la pièce maîtresse manquante, le moteur, le cœur, le “software” qui va mettre en bon ordre de marche cet ensemble de programmes ? En tous les cas, les principes qu’il véhicule sont de nature à fonder un certain espoir, car ils semblent s’enraciner au cœur même du problème rwandais.

Les Rwandais aspirent à une vraie et réelle réconciliation. Celle-ci sera l’aboutissement d’un long processus où chaque Rwandais se sentira compris dans sa souffrance, et de ce fait, prêtera une oreille et un cœur attentifs à la souffrance de l’autre. Et effectivement, le pouvoir, le régime en place a à la fois la responsabilité et la possibilité d’aider tous les Rwandais à faire ce chemin. Ces derniers fondent leurs espoirs dans la capacité et la volonté réelle du pouvoir à fonctionner dans ce sens.

Si « Ndi Umunyarwanda » induit, de manière sous-jacente, l’idée d’un refus de la diversité et une binarisation de la société, alors l’initiative pourrait faire peur à certains. Quels seraient alors le risque et les dangers réveillés par cette idée ? Ce qui nous rend « rwandais », c’est précisément la reconnaissance des singularités, dans une cohabitation qui respecte chacun. Limiter les clivages entre les diversités formant la population rwandaise, et  réunir les Rwandais autour d’un « slogan » d’unité,  l’intention paraît certes louable mais apporte un vent de nationalisme qui peut faire froid dans le dos!

Quelle autre interprétation pourrions-nous apporter à cette problématique ? Une solution qui limiterait les clivages, qui reconnaîtrait la singularité et serait suffisamment transparente pour tous et chacun.

5. Pour que le programme tienne ses promesses

Au-delà des inquiétudes qui demeurent, nous pensons qu’il convient de dépasser la peur du chat échaudé et apporter de l’énergie positive à ce programme pour qu’il tienne ses promesses manifestes et que ses éventuels agendas cachés et possibles effets pervers soient désamorcés.

Il nous semble que ce programme serait vraiment rassembleur de tous les Rwandais-e-s s’il parvenait à réunir les qualités suivantes :

1.     Ouvrir des espaces réellement protégés pour le partage de la parole au niveau communautaire.

Le point III.5 du petit livret portant explicitation du programme « Ndi Umunyarwanda » prévoit la manière dont les discussions doivent être menées. Il insiste sur le respect, la tolérance, la confiance, l’écoute, la non –exclusion, la libre expression, la proscription des paroles blessantes et la nécessité de ne pas forcer à parler ceux qui ne veulent pas le faire.

Ces dispositions sont excellentes. Elles ne pourront cependant être traduites réellement en actes que s’il est clair pour tous que l’espace est effectivement protégé. Un espace est protégé quand tous et chacun peuvent s’exprimer sans peur pour leur vie ou pour leur liberté. En clair, personne ne devrait être poursuivi en dehors de cet espace pour des paroles prononcées sur cet espace.

Que faut-il faire pour donner l’assurance que l’espace est protégé ? Les autorités à tous les niveaux devraient donner l’exemple de la sollicitude et de la bienveillance envers celles et ceux qui prennent la parole, afin de désamorcer l’effet intimidant de cet espace. Il ne faut pas qu’elles perdent de vue que ce sont elles, ces autorités, qui donneront le niveau de sérieux et de profondeur dans lequel les gens vont s’exprimer. Comme toujours dans notre bon pays, “umwera uturutse i bukuru bucya wakwiriye hose”  (le peuple prend ses autorités pour modèle). C’est donc aux autorités d’être les premières à exprimer, en profondeur et sans reproche à qui que ce soit, les injustices subies, les souffrances endurées et les espérances cachées au creux de ces misères. En racontant honnêtement leur propre traversée de la sombre histoire de ce pays, elles donneront l’impression juste que l’espace sur lequel elles évoluent est sûr et créeront dans le peuple, espérons-le, l’envie de les imiter. Les gens vont alors s’exprimer, non parce qu’ils s’y sentent obligés, mais réellement parce que cela leur fait du bien.

2.     Aborder les questions de fond relatives à un patriotisme de bon aloi

Le but déclaré du programme “Ndi Umunyarwanda” est d’activer l’ « esprit rwandais » en tout Rwandais, donc de pousser les Rwandais à dépasser leur ethnie pour se poser d’abord comme Rwandais. Ceci n’est pas étonnant puisque dirigé par un « Front patriotique », le Rwanda ne peut que rêver d’être habité par de bons patriotes ! Mais qu’est-ce qu’un bon patriote dans un pays ayant récemment connu un génocide sur base ethnique ? Voilà une question incontournable sur laquelle il faudra absolument s’entendre sur l’espace protégé ouvert par le programme.

Nous pensons quant à nous que sera bon patriote rwandais celui qui estimera que :

  1. Tous ceux qui sont morts étaient siens. Que donc les pleurer et les enterrer tous en dignité est un devoir sacré pour lui.
  2. Ceux qui les ont tués étaient également tous siens. Que donc c’est pour lui un devoir sacré que de les poursuivre tous en justice pour les convaincre des crimes commis afin qu’ils puissent se repentir, expier et réparer autant que possible pour être réhabilités dans l’humanité et dans la société.
  3. Les blessés, les traumatisés, les veuves et les orphelins sont tous siens. Que donc c’est pour lui un devoir sacré d’être proche de tous ces souffrants pour les soulager de manière inventive et efficace, qui ne laisse personne d’entre eux pourrir dans la solitude de la déréliction.
  4. A travers l’effondrement des structures politiques et des infrastructures économiques, la contamination de la culture par le mensonge et le meurtre et le déchirement inimaginable du tissu social, c’est sa demeure qui a été démolie d’abord par sa propre folie. Que donc bannir le mensonge et le meurtre dans la reconstruction de cette demeure est pour lui un devoir sacré, que sur ce chantier il n’a pas à se faire prier, punir ou payer, ou à compter d’abord sur l’apport de l’étranger.
  5. La faiblesse des institutions morales (les confessions religieuses) et des contre-pouvoirs (les partis politiques, la presse, la Société Civile) signe sa propre faiblesse. Qu’il est donc de son intérêt de dynamiser les unes et les autres, au lieu de s’accommoder de leur délabrement, leurs dysfonctionnements ou leur alignement sur le pouvoir en place.
  6. Un bon patriote rwandais, c’est aussi celui qui reconnaît la diversité de la Nation. Toute personne et toute institution qui critique sa façon de faire n’est pas nécessairement une ennemie à faire taire, qu’elle peut même être bienvenue quand elle s’attaque autrement aux mêmes défis. Refuser la différence, c’est en effet se condamner à la stérilité.

3.     Mettre à contribution des personnes et des institutions qui ont prouvé leur savoir-faire dans l’art d’aider le peuple à communiquer en vérité

Ecouter et entendre la souffrance de l’autre, hier ou encore considéré comme ennemi, exprimer sa propre souffrance sans reproche ni ressentiment, voilà un exercice assez difficile, qu’on ne réussit pas sans entraînement !

Voilà pourquoi, si les autorités doivent donner l’exemple d’une prise de parole libératrice sur l’espace protégé ouvert par le programme, elles feront néanmoins mieux de laisser animer l’espace par des personnes bien formées. Et pour éviter le reproche récurrent de manipuler le peuple ou de lui laver le cerveau, le pouvoir a intérêt à confier la formation de ces animateurs à des institutions de la société civile bien rodées et bien cotées dans le domaine. Nous pensons ici par exemple à l’Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix (IRDP), à l’Association Modeste et Innocent (AMI),  à l’Institut Africain de Psychologie Intégrale (IAPI) du professeur Simon Gasibirege, etc.

Peut-être serait-ce également un plus si l’on s’inspirait de l’expérience de la Confession de Detmold et si l’on mettait à contribution les nombreux signataires de cette confession disséminés au Rwanda. L’esprit de cette confession, dont le cœur est constitué par l’acte de « se tenir à la brèche [4]», semble en effet propice à ce que recherche le programme, et la confession fut louée en son temps par le gouvernement rwandais.

6. Conclusion

Pour conclure notre propos, nous pourrions faire un petit détour par l’histoire européenne dont l’expérience pourrait servir d’enseignement. A l’issue de la Seconde guerre mondiale, la population allemande a effectué un travail approfondi de relecture de son passé nazi et des atrocités qui l’ont accompagnés. Cet exercice d’autocritique et de remise en question a été pris à bras le corps par l’ensemble de la société et a percolé dans ses couches les plus profondes. C’est grâce à ces efforts qu’aujourd’hui les Allemands et l’Allemagne entretiennent avec ceux qui ont dû subir les atrocités nazies de meilleures relations.

Cependant, aussi parfait qu’il puisse paraître, on peut souligner à propos de ce processus un bémol. Les populations allemandes, mais aussi les 10 millions de réfugiés germanophones expulsés à l’issue de la guerre, principalement par la Pologne et la Tchécoslovaquie, et dont 500.000 sont morts de faim ou de froid sur les routes n’ont jamais pu réellement exprimer leur souffrance. Aujourd’hui encore, 70 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, leur sort est méconnu, occulté qu’il est par l’horreur de la Shoah et de toutes les atrocités nazies. Et le poids des traumatismes vécus est encore porté par les familles.

L’exemple allemand nous montre à quel point, dans un conflit, la frontière entre la victime et le bourreau peut être faible. Il est facile de basculer d’un statut à l’autre. Le programme Ndi Umunyarwanda pourrait tomber dans le même travers, si l’on n’y prend suffisamment garde. Il est évident que des Hutu ont été bourreaux, mais certains ont également été victimes. Il faut pouvoir prendre acte de ce fait et donc laisser aussi, dans le programme, un espace à l’expression de leur souffrance, sous peine de nourrir des rancoeurs qui se transmettront de génération en génération.

Une chose est certaine : le programme Ndi Umunyarwanda constitue une opportunité pour tous les Rwandais, à l’instar des autres programmes de réconciliation instaurés préalablement. Cependant, il ne peut en aucun cas être considéré comme une panacée. Les écueils possibles sont nombreux, nous l’avons évoqué. Mais pour autant que tous les acteurs en présence, à commencer par le gouvernement, fassent un effort réel de remise en question, d’autocritique et de dialogue, des résultats intéressants pourraient en sortir. Le meilleur de ces résultats serait que la mise en œuvre de ce programme parvienne à changer le “mind set” des Rwandais afin qu’ils cessent une bonne fois de faire “toujours plus de la même chose”, en croyant avoir profondément changé les choses.

 

Pour le Groupe de dialogue inter-rwandais de Pax Christi Wallonie-Bruxelles, Pacifique Kabalisa, Laure Malchair, Bernadette Mukamana, Tatien Musabyimana et Laurien Ntezimana.

 

 


[1] Voir ce film en ligne sur http://www.youtube.com/watch?v=fhJ6DhYxljU

[2] Extrait du discours du président Paul Kagame lors de la clôture de Youth Connekt Dialogue » le 30 juin 2013, extrait traduit du Kinyarwanda.

[3] MAALOUF, A., Les Identités meurtrières, Éditions Grasset, 1998, p. 53.

[4] Pour comprendre ce que cette expression signifie, se référer à Ezéchiel 22, 30 : « 29Le peuple du pays se livre à la violence, commet des rapines, opprime le malheureux et l’indigent, foule l’étranger contre toute justice.30Je cherche parmi eux un homme qui élève un mur, qui se tienne à la brèche devant moi en faveur du pays, afin que je ne le détruise pas; mais je n’en trouve point. 31Je répandrai sur eux ma fureur, je les consumerai par le feu de ma colère, je ferai retomber leurs œuvres sur leur tête, dit le Seigneur, l’Eternel. »