Lettre ouverte du CLIIR et du COVIGLA à Monsieur Louis Michel, ancien Ministre belge des Affaires étrangères

LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LOUIS MICHEL

Ancien ministre et ex-commissaire européen,
Parti libéral francophone belge

Excellence,

Concerne : Votre soutien actif au criminel Paul Kagame, président du Rwanda.

A l’occasion de la célébration de la Journée internationale de la Démocratie, nous avons l’honneur d’attirer votre attention sur la situation qui prévaut au Rwanda et vous faire part du mécontentement des organisations que nous représentons suite à votre soutien persistant et sans réserve au président Paul Kagame, auteur de nombreux crimes contre le droit international humanitaire au Rwanda et en République Démocratique du Congo.

Dans plusieurs articles de presse parus ces derniers temps, vous vous présentez comme un ami indéfectible du président Paul Kagame auquel vous n’hésitez pas à décerner la palme du meilleur leader africain. De même, vous approuvez sans équivoque et sans nuance sa gestion de l’État rwandais post-génocide.

Vous avez à plusieurs reprises présenté Paul Kagame comme étant un chef visionnaire et préconisé la compréhension à son égard, vu le résultat obtenu par le gouvernement rwandais en matière de gouvernance et de droits humains et ce, tenant compte de l’expérience récente du génocide qu’a connue le pays.

Dans certaines de vos déclarations, vous considérez comme légitime l’utilisation des accusations de crime « de divisionnisme » et « d’idéologie du génocide » pour réduire au silence les critiques exprimées à l’égard du gouvernement rwandais et vous partagez la vision du Président Kagame quant à la priorité que doit avoir le développement économique sur la démocratie et le respect des droits de l’homme, allant jusqu’à donner l’impression de considérer comme totalement justifiée l’intervention militaire du Rwanda en République démocratique du Congo (RDC) qui continue de causer une immense souffrance humaine. Rappelons que cette intervention militaire a provoqué la mort de plus de cinq millions de civils innocents dans la région des grands lacs.

Certains articles de presse rapportent également que vous semblez minimiser la gravité des allégations de violations du droit humanitaire international établies par le « Rapport Mapping » décrivant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les actes de génocide commis par l’Armée Patriotique Rwandaise de Paul Kagame sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003. Les actes de génocide commis par Paul Kagame au Rwanda et en RDC (plus de 5 millions de morts) et constatés par une institution des Nations Unies, en l’occurrence le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme fait de lui un multi génocidaire.

Les rédacteurs de cette lettre représentent des associations de la société civile rwandaise, qui ont depuis longtemps des inquiétudes à propos des politiques menées par certains gouvernements des pays occidentaux à l’égard du Rwanda et de l’appui personnel de Votre Excellence à la politique criminelle du Président Kagame. Nous reconnaissons que vous avez le droit d’avoir une opinion sur la situation au Rwanda. En aucun cas, il n’est question pour nous de douter de votre bonne foi ou de vos bonnes intentions dans le travail que vous réalisez pour aider le Rwanda.

Nous voulons cependant vous faire part de nos préoccupations au sujet de l’impact préjudiciable lié aux propos publics de Votre Excellence et de votre appui inconditionnel au Président Kagame, à son leadership et sa manière d’agir.
Le Rwanda a un parti unique dominé, vous le savez bien, par un seul homme qui contrôle tous les organes de l’État. Le président Kagame refuse l’enregistrement des partis d’opposition authentique, les empêchant ainsi de participer à la construction de la démocratie dans leur pays. Les médias qui critiquent le gouvernement sont soit interdits, soit forcés de cesser leurs activités en raison des attaques menées contre leurs journalistes, quand les journalistes ne sont pas assassinés comme cela est malheureusement souvent le cas.

Les organisations de la société civile, indépendantes du gouvernement, opèrent sous des restrictions à ce point drastiques que leur rôle de contrôle est impossible. La population rwandaise n’a aucune liberté de parole ou décision quant à la direction du pays. Le système politique en place prive la majorité de la population de toute participation politique.

Le Président Kagame maintient son emprise sur le pouvoir par une répression féroce et ne respecte pas la sacralité de la vie humaine : arrestations intempestives, détentions arbitraires, disparition et exécutions extrajudiciaires d’opposants politiques au régime et de journalistes indépendants. Ces derniers mois, plusieurs membres des partis d’opposition, de groupes de la société civile, de représentants des médias et de personnes suspectées d’être des opposants au régime ont été pourchassés, arrêtés, torturés, emprisonnés ou tués. Les services du régime rwandais ont, à plusieurs reprises, tenté d’assassiner plusieurs des l’opposition en exil, comme le colonel Patrick Karegeya et le général Kayumba Nyamwasa en Afrique du Sud. Certaines des victimes de la terreur sponsorisée par l’Etat qui ont perdu la vie récemment sont : André Rwisereka (Vice-Président du Green Party), Jean-Léonard Rugambage (rédacteur-adjoint du journal Umuvugizi) et John Rutayisire. Pendant que nous écrivons, plusieurs membres et chefs des partis d’opposition (Bernard Ntaganda, Président du Parti Social Imberakuri ; Victoire Ingabire Umuhoza, Présidente du parti FDU-Inkigi et Déo Mushayidi du parti PDP Imanzi, Théoneste Niyitegeka condamné à 15 ans pour avoir osé défier Paul Kagame lors des élections présidentielles de 2003) sont toujours détenus arbitrairement, de même que certains membres de leurs familles. Depuis les évènements tragiques de 1994, le climat de répression qui règne au Rwanda rend impossible, pour des dizaines de milliers de réfugiés en exil, de revenir au pays. En effet, la situation des droits de l’homme continue à pousser nombre de Rwandais à prendre le chemin de l’exil.

Le résultat désastreux atteint par le Président Kagame, en ce qui concerne la gouvernance en général et les droits de l’homme en particulier, n’est, en aucune façon, la conséquence du génocide. Il n’était pas inéluctable que le Rwanda devienne une dictature après le génocide. En effet, les accords de paix d’Arusha fournissaient un cadre qui aurait pu mener à une pleine réussite de la transition démocratique sous un gouvernement de transition à base élargie. Le FPR et le président Kagame en particulier ont fait dérailler le processus démocratique après le génocide en expulsant les autres forces politiques du gouvernement en 1995. Le Président Kagame a utilisé son contrôle sur le parti au pouvoir (le FPR), le gouvernement et les institutions sécuritaires pour imposer une loi autoritaire. Les restrictions relatives à l’exercice des libertés fondamentales, établies par le gouvernement rwandais, ont pour but de protéger le pouvoir politique exclusif du Président Kagame et non de promouvoir la paix. Dans des sociétés profondément divisées suite à un conflit, la paix et la stabilité sont mieux protégées et encouragées par l’intégration et le partage authentique du pouvoir. La paix maintenue par une dictature au travers d’une répression violente est instable.

La démocratie et le respect des droits de l’homme ne sont pas un luxe qu’un gouvernement dispense ou refuse selon son bon vouloir. De même, l’aide au développement pour pouvoir acquérir la liberté constitue un droit inaliénable de chaque homme, qu’il soit riche ou pauvre. Votre opinion concernant la responsabilité du Président Kagame, quant aux abus en matière des droits de l’homme, est en totale contradiction avec les valeurs défendues par les pays civilisés au cours de leur longue histoire et avec les positions que vous avez toujours prises sur les responsabilités dans d’autres situations d’après conflit. Votre vision, quant au rapport entre les droits de l’homme et le développement au Rwanda, contredit la politique et l’approche pour lesquelles votre fondation et la communauté internationale ont toujours pris fait et cause.

Nous sommes convaincus que les préoccupations de nos organisations, relatives à la situation générale des droits de l’homme au Rwanda, sont partagées par toutes les principales organisations des droits de l’homme, en ce inclus Human Rights Watch, Amnesty International et le Commonwealth Rights Initiative.

Nous sommes intimement persuadés que les conflits violents vécus au Rwanda durant le dernier demi-siècle ont leur origine dans des problèmes liés à la gouvernance. Le seul chemin vers une paix durable au Rwanda est un système de gouvernement qui possède une légitimité populaire, qui inclut toutes les composantes de la société rwandaise et qui s’engage à respecter les droits humains fondamentaux, spécialement l’intégrité des personnes et le droit à la participation politique.

Le développement économique dans des sociétés post conflictuelles qui ne serait pas basé sur des valeurs démocratiques et une large participation citoyenne n’est pas durable. La tolérance que la communauté internationale a montrée vis-à-vis des excès du Président Kagame continue d’alimenter l’impunité. Celle-ci, endémique au Rwanda, est un obstacle insurmontable à une paix et un développement durables. Nous croyons fortement que la prise en compte des violations des droits de l’homme et des lois humanitaires internationales, dont les crimes mentionnés dans le « Rapport Mapping », est un préalable à la réconciliation nationale et à une paix durable.

Le Rwanda est en situation de crise sérieuse. Nous sommes persuadés qu’un conflit violent est quasi certain de s’y produire à nouveau, si l’actuel gouvernement reste sourd aux appels au dialogue et refuse un processus de réforme politique pacifique menant à la démocratie. Les résultats de l’aide financière substantielle au développement, que les pays occidentaux ont allouée au Rwanda depuis la fin du génocide, pourraient être rapidement annihilés dans l’éventualité d’un tel conflit, avec de lourdes implications pour toute la région des Grands Lacs et la paix et la sécurité internationales.

Le climat de peur et de terreur qui prévaut au Rwanda ne permet ni à la société rwandaise de discuter librement des très graves problèmes auxquels le pays est confronté ni de trouver des solutions à ces problèmes. Le peuple rwandais compte sur les partenaires du Rwanda en matière de développement pour qu’ils soutiennent la promotion du respect des droits humains et le progrès de la démocratie. Nous croyons que les partenaires du Rwanda en matière de développement, spécialement ceux qui ont des relations étroites avec l’actuel gouvernement, telle Votre Excellence, ont un rôle unique, si pas la responsabilité de faire progresser, dans le chef du Président Kagame, la cause d’un changement pacifique au Rwanda et ce, en vue de promouvoir le respect des droits humains fondamentaux et le dialogue national pour résoudre la crise que connaît le pays.

C’est dans cet esprit que nous vous écrivons pour vous exhorter à garder un esprit ouvert à propos de la situation au Rwanda ; d’avoir de l’empathie pour les souffrances des victimes des sévices et des crimes présents et passés pour lesquels le Président Kagame porte une responsabilité personnelle ; à placer les intérêts à long terme du Rwanda et de la majorité de sa population au-dessus de la loyauté à un Président dont vous dites être un ami personnel et de le tenir responsable des valeurs et des normes de conduite que la communauté internationale devrait exiger des chefs exerçant une responsabilité au niveau national, particulièrement ceux que les citoyens n’ont pas choisi librement et ne sont pas en mesure de remplacer.

Nous espérons et croyons que cette lettre sera le commencement d’un engagement nécessaire entre vous (et d’autres acteurs de la communauté internationale qui veulent aider le Rwanda à atteindre une stabilité et une paix durables, mais qui en même temps supportent encore le leadership du Président Kagame) et les personnes et organisations dont les points de vue sur la situation au Rwanda et la vision du futur de leur pays ne peuvent pas être librement défendus au Rwanda, à cause du climat ambiant de répression. Nous vous assurons, Excellence, de l’implication de nos organisations respectives pour un dialogue inconditionnel avec les partenaires du développement du Rwanda, afin d’enrayer la crise qui engloutit notre patrie. Les organisations signataires de cette lettre ont déjà démontré leur volonté pour un dialogue inter-rwandais en établissant un mécanisme pour promouvoir ce dialogue.

Nous profitons de l’occasion pour vous demander, Excellence, une audience afin que les signataires de cette lettre soient en mesure de discuter avec vous personnellement des sujets repris dans la présente et dans le mémorandum en annexe, et de pouvoir vous informer, par la même occasion, de notre travail dans la poursuite de la défense des droits civiques et de la paix au Rwanda.

Agréez, Excellence, l’assurance de notre très haute considération.

Joseph Matata
Coordinateur du Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda
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Jean-Marie Ndagijimana
Président du Collectif des victimes des crimes de masse commis dans la région des grands lacs africains
[email protected]