L’Homme qui « répare » les femmes

Imaginez que vous soyez né dans ce qu’on appelait à l’époque le Congo belge. Imaginez que depuis que votre enfance, vous rêviez de devenir médecin pour prendre soin de votre communauté. Imaginez que vous ayez eu la chance d’aller poursuivre vos études de médecine, obteniez votre diplôme et reveniez-vous installer dans votre hôpital local, au Sud-Kivu. Imaginez que la guerre du Congo éclate en 1996 et que les agressions sexuelles deviennent l’une des armes les plus utilisées par tous les groupes engagés dans le conflit armé. Qu’est-ce que vous feriez quand la guerre se tient à votre porte ? Comment affronteriez-vous ces d’atrocités que vous n’aviez jamais imaginé qu’on pouvait faire aux femmes, comment soignerez-vous ces femmes mutilées et traumatisées d’une façon que rien dans votre éducation ni votre vie ne vous a jamais préparé à traiter?

Aujourd’hui, je suis inspiré par Denis Mukengere Mukwege de la République Démocratique du Congo. Denis est né en mars 1955 dans la ville méridionale de Bukavu, la plus grande ville du Sud-Kivu, dans ce qu’on appelait alors le Congo belge.
Fils d’un pasteur pentecôtiste, Denis était le troisième d’une famille de neuf enfants. Denis a fréquenté l’école primaire à l’école primaire de l’Athénée Royal de Bukavu. Bien que le Congo ait acquis son indépendance en 1960, quelques années avant son entree à l’école, le nom de l’école rappelait le passé récent où le géant d’Afrique centrale était encore une propriété privée du roi de Belgique.

Denis, qui aimait les sciences, a poursuivi ses études de biochimie à l’école Bwindi de Bukavu, où il a obtenu son diplôme en 1974. Il se souvient qu’à cette époque, le régime de Mobutu était encore tout puissant et décidait pour tout un chacun où vous deviez étudier et ce que vous deviez étudier. C’est ainsi que l’Etat décida qu’il deviendrait ingénieur et l’envoya étudier à la faculté Polytechnique de l’Université de Kinshasa.

C’était une bénédiction, bien sûr, de pouvoir aller à l’université, mais son cœur était ailleurs que dans l’ingéniorat. Quand il était enfant, Denis accompagnait souvent son père pour rendre visite à ses paroissiens et prier pour les malades. Il se souvient qu’il était fréquent de voir des femmes qui avaient eu des complications après l’accouchement et, n’ayant pas accès à des soins médicaux appropriés pour les aider, avaient vu leur sante se détériorer. Depuis lors, il avait l’intention de devenir médecin.

Il resta à l’Université de Kinshasa quelques deux années, jusqu’en 1976, avant de finalement quitter le Congo pour aller étudier à la faculté de médecine de l’Université du Burundi.

Six ans plus tard, le nouveau diplômé est rentré chez lui et a rejoint le personnel médical de l’hôpital de Lemera, près de sa ville natale de Bukavu. Le Dr Mukwege a commencé à travailler comme pédiatre, mais il a rapidement remarqué que les mères avaient besoin d’autant d’aide sinon plus que leurs enfants. À l’instar de ce qu’il avait vu quand il était plus jeune, les femmes souffraient régulièrement de douleurs après l’accouchement, et sans les soins appropriés, les complications conduisaient souvent à l’infertilité ou pire, à leur mort.

Un an après son retour de ses études au Burundi voisin, le Dr Denis a obtenu une bourse pour aller se spécialiser en gynécologie à l’Université d’Angers en France. On peut dire que c’était vraiment le premier tournant pour lui, un de ces tournants décisifs de la vie qui vous mène à votre destin. Cette période était aussi une période où un autre côté bien connu de Denis allait se matérialiser, son côté humanitaire. C’est au cours de ses études en France qu’il a co-fondé une association appelée Association Esther Solidarité France / Kivu pour aider sa ville natale.

Malgré l’attrait d’emploi mieux rémunérées en France, le Dr Mukwege avait l’intention de retourner dans son pays après avoir terminé sa spécialisation et c’est ce qu’il a fait en 1989. N’étant pas un fan de la vie dans la capitale, le Dr Mukwege est retourné dans sa ville natale et a réintégré l’hôpital de Lemera où il a mis en place une toute nouvelle aile gynécologique et est devenu plus tard le directeur de l’hôpital.

Quand il a choisi une carrière médicale dans le domaine des soins de santé des femmes, c’était pour faire baisser la mortalité maternelle. A l’époque, il pensait que les pires cas qu’il traiterait seraient des complications post partum (après l’accouchement). Et en effet, ce fut le cas pendant quelques années jusqu’en 1996, lorsque la guerre du Congo a éclaté.

Il ne fallut pas longtemps pour que toute la région du Kivu, une région voisine du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda, soit complètement embrasée par la guerre.

Lemera n’a pas été épargné : en octobre 1996, l’hôpital a été attaqué par des rebelles. 35 de ses patients – y compris les femmes enceintes et d’autres patients qui étaient trop malades pour fuir – ainsi que la plupart du personnel médical ont été assassinés sans raison, les fournitures médicales pillées, les bâtiments – les ailes médicales et les logements – incendiés!

Le Dr Denis Mukwege, qui était parmi les rares qui ont survécu miraculeusement à l’attaque, a fui le pays et a trouvé refuge au Kenya. Le médecin de 41 ans aurait pu essayer de refaire une vie dans cet exil kenyan, mais il ne pouvait se voir abandonner son pays, pas maintenant quand le Congo avait si désespérément besoin de toutes les personnes de bonne volonté.

Il s’est organisé et a commencé à chercher des appuis pour retourner dans son pays et prendre soin des centaines de victimes que cette guerre faisait chaque jour. Son projet : construire un nouvel hôpital.

Son plaidoyer fut entendu : avec le soutien de l’Organisation nationale de l’Eglise pentecôtiste et de l’organisation charitable suédoise Pingstmissionens Utvecklingssamarbete (PMU en abrégé) entre autres, le Dr Mukwege retourna dans sa ville natale de Bukavu et commença cette tâche monumentale qu’il s’était donné.

Il avait choisi de construire l’hôpital de Bukavu, au lieu de Lemera. L’hôpital de Panzi – du nom du district où il est situé – a ouvert ses portes en 1999, soit trois ans après le début d’une guerre qui continue de ravager sa région depuis 22 ans.

L’importance de son institution n’a pas tardé à se faire ressentir. Dans les jours suivant l’ouverture du centre de santé, le Dr Mukwege devait voir de ses propres yeux les côtés les plus diaboliques du conflit qui détruisaient sa région bien-aimée d’une manière qu’il n’aurait jamais soupçonné quand il est rentré des études, désireux de servir sa communauté. Pas plus tard que l’ouverture de l’hôpital, le Dr Mukwege a été appelé à soigner une femme victime d’un viol collectif.

Ce cas l’a secoué au-delà des mots! Malheureusement, il ne savait pas encore que ce type de cas deviendrait la norme plutôt que l’exception dans les cas qu’il traiterai tout au long de sa carrière.

Après cette première opération, datant de septembre 1999, l’hôpital a commencé à recevoir un nombre croissant de femmes victimes de ces crimes extrêmes et ignobles. Dr Mukwege estime que son équipe et lui-même ont opéré 45 femmes au cours des trois premiers mois.

« J’ai eu l’impression que c’était un nombre énorme, parce que j’étais dans la région depuis quelques années, et je n’avais jamais vu ça auparavant. Ce n’est qu’en 2000 que j’ai compris que c’était normal et j’ai commencé à faire appel à la communauté internationale.  »

Quarante-cinq semblaient être un nombre énorme à l’époque, mais ce n’était pas le maximum de cas qu’ils devaient traiter dans les années à venir. Depuis qu’il a ouvert ses portes il y a presque 20 ans, Panzi a traité plus de 85 000 patients, la plupart victimes de crimes sexuels.

Dès ces premiers jours de Panzi, Dr Mukwege a décidé de se spécialiser dans la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles. L’hôpital a également élargi sa mission d’offrir des services juridiques et psychosociaux à ses patients.

Bien que son travail soit loué par ses patients, qui l’aiment comme un membre de leur famille et qu’il aimait de retour, au fond de lui, il se sentait insatisfait. Il savait que ce que Panzi faisait ne suffirait pas. En tant que chirurgien, il intervenait toujours après le fait. Ce qu’il voulait, c’était plutôt de pouvoir empêcher ces atrocités d’avoir lieu. Il était clair que le viol collectif était devenu une arme de guerre «normale» et que cela allait de mal en pis. Bien que les premières atrocités aient été commises par la rébellion qui a renversé le régime de Mobutu, pratiquement tous les groupes armés luttant pour contrôler l’une des régions les plus riches en minéraux du monde faisaient de même. En 2011, l’ONU a estimé qu’environ 48 femmes sont victimes d’agression sexuelle toutes les heures au Congo.

Parallèlement à son travail à l’hôpital, le Dr Mukwege est devenu le porte-parole de facto de toutes ces femmes qu’il rencontre quotidiennement, apportant au monde les histoires amenées par cette guerre maudite. Sa voix a atteint plus loin qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Le médecin congolais surnommé «l’homme qui répare les femmes» a été invité à prendre la parole devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 2006 et une deuxième fois six ans plus tard en 2012.

De ce plateau illustre de New York, le Dr Mukwege a rendu hommage au demi-million de femmes qui ont été violées au Congo au cours des 15 dernières années et a continué à dénoncer la communauté internationale, y compris son propre gouvernement, pour leur échec à mettre fin à cet enfer et permettre aux auteurs de se promener librement dans le monde.

« J’aurais aimé aussi dire: ‘J’ai l’honneur de faire partie de la communauté internationale que vous représentez ici ‘, mais je ne peux pas le dire, comment puis-je vous le dire à vous – les représentants de la communauté internationale – lorsque la communauté internationale fait montre de peur et de manque de courage pendant ces 16 dernières années en République Démocratique du Congo? »

Comme vous pouvez l’imaginer, le docteur miracle ne compte pas seulement des amis dans le monde. Dénoncer des calamités pareilles comme il le fait peut même vous être fatal, comme il l’a presque vécu la même année. En octobre 2012, Denis et ses enfants ont survécu à une tentative d’assassinat chez lui à Bukavu.

Dans les jours qui ont suivi, il a mis sa famille en sécurité en Europe et est revenu à son hôpital quelques mois plus tard, en janvier 2013, plus déterminé que jamais. C’était l’accueil digne d’un roi! La population de Bukavu est venue l’attendre à l’aéroport pour l’escorter à l’hôpital avec des chants et des danses traditionnelles !

Sa vie a changé depuis son retour : le Dr Mukwege vit désormais dans les locaux de l’hôpital avec une sécurité rapprochée 24h / 24. Sa nouvelle situation lui donne souvent l’impression d’être prisonnier, mais il sait que cela fait partie de ce lot du monde dans lequel il vit. Le Dr Mukwege continue de voyager et faire la lumière sur la barbarie de la guerre dans son pays et dans d’autres parties du monde.

En plus de la Fondation de l’hôpital de Panzi, qui soutient le fonctionnement de l’établissement du Sud-Kivu, le médecin devenu humanitaire participe activement à une organisation internationale des droits de l’homme portant son nom, la Fondation Dr. Denis Mukwege. Créée en 2016, la Fondation a pour objectif de mettre fin à l’utilisation de la violence sexuelle dans les conflits à travers le monde.

Selon les experts, la guerre au Congo est la plus longue crise humanitaire de l’histoire et le conflit le plus meurtrier dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 6 millions de morts et d’innombrables victimes de crimes sexuels, y compris des enfants.

Dans son autobiographie, ‘Plaidoyer pour la vie’, publié en 2016, Dr Mukwege a expliqué à quel point il était pénible pour lui de voir la guerre se poursuivre si longtemps, au point qu’il traitait maintenant les filles de certains de ses premières patientes.

Il ne compte cependant pas abandonner son combat et ne cédera pas au pessimisme. Il sait qu’une guerre est déclenchée par les hommes et peut aussi être terminée par les hommes. Tant soit peu qu’ils le veulent.

Le parcours et l’engagement extraordinaires du Dr Mukwege lui ont valu de se voir décerner plusieurs prix et diplomes prestigieux. En 2008, il a reçu le Prix des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, le Prix Africain de l’Année du Daily Trust et le Prix Olof Palme de Suède. En 2011, il a reçu le prix Clinton Global Citizen pour le leadership dans la Société Civile, un prix créé par l’ancien président américain Bill Clinton pour récompenser des personnes qui ont fait preuve d’un leadership visionnaire dans la résolution des défis mondiaux du jour. En 2013, il a reçu le Right Livelihood Award et en 2014, le prestigieux prix Sakharov du Parlement Européen pour la Liberté de Pensée, prix qui honore des individus et des groupes ayant consacré leur vie à la défense des droits humains et de la liberté de pensée.

Ses diplômes honorifiques incluent un doctorat honorifique en droit de l’Université de Winnipeg en 2014, en reconnaissance de son rôle comme porte-parole international des victimes de violence sexuelle, son dévouement à améliorer la vie et le statut des femmes, et son engagement à apporter la paix dans son pays, un doctorat honorifique en sciences de l’Université Harvard en 2015 et un doctorat honorifique en médecine de l’Université d’Édimbourg en Écosse en 2017.

En 2016, le célèbre gynécologue a remporté le Seoul Peace Prize, son nom a figuree sur la liste du magazine Time des 100 personnes les plus influentes du le monde et il a été proposé pour le prix Nobel de la Paix. Oui, pas moins que ça!

Malgré tous ces prix et diplômes honoris causa, je me permets d’affirmer en toute confiance que son prix le plus prestigieux n’est pas monétaire et n’a pas de nom particulier. C’est l’amitié qui le lie aux femmes qu’il a connues à travers son travail à Panzi. Après la tentative d’assassinat en 2012 et son retour à Bukavu, les femmes de sa communauté ont juré de devenir ses meilleures gardes du corps. Il sait qu’elles n’ont ni armes ni moyens de le défendre ni de se défendre, mais leur affection le réconforte dans ce chemin difficile que la guerre leur a imposé de prendre – ses patientes et lui.

Félicitations pour votre contribution à l’Héritage de l’Afrique, Dr Denis Mukwege! #BeTheLegacy #WeAreTheLegacy #Mandela100#UMURAGEkeseksa

Contributors

Um’Khonde Habamenshi
Lion Imanzi