Mort de Naomi à Strasbourg : comment expliquer que son appel n’ait pas été pris au sérieux ?

By Sylvie Morel, Université Rennes 2

L’émotion reste vive, après la diffusion de la conversation entre Naomi Musenga, 22 ans, et une assistante de régulation médicale du SAMU de Strasbourg. Obtenu par la famille et révélé le 27 avril par l’hebdomadaire local Hebdi, l’enregistrement montre que l’appel de la jeune femme n’a pas été pris au sérieux, alors qu’il s’agissait d’une urgence vitale.

Le parquet de Strasbourg a reçu un courrier de la sœur de Naomi Musenga indiquant son intention de porter plainte suite au décès de la jeune femme, survenu le 29 décembre 2017 au sein des Hôpitaux universitaires de Strasbourg. Le 9 mai, le procureur de la République près du Tribunal de grande instance (TGI) de Strasbourg a ouvert une enquête pour « non-assistance à personne en péril ». L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) également, sur demande de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn.

La manière dont a été traité l’appel de Naomi Musenga suscite de nombreuses interrogations. D’autant que l’opératrice du SAMU, âgée d’une cinquantaine d’années, est présentée comme « expérimentée ». Plusieurs éléments permettent d’éclairer sa réaction qui fut, pour le moins, inappropriée. Elle doit nous interroger sur la récurrence, dans la sphère publique, du discours dénonçant les usagers qui abuseraient des urgences en appelant pour un oui pour un non.

Des moyens insuffisants dans les centres du SAMU

Les « graves dysfonctionnements » – pour reprendre les termes de la ministre – ayant retardé de plusieurs heures le transport de Naomi Musenga à l’hôpital font l’objet ces derniers jours de plusieurs interprétations, non exclusives les unes des autres. Certains y voient la preuve d’une mauvaise coordination entre police, pompiers et SAMU – la jeune femme ayant d’abord appelé la police qui a transmis aux pompiers qui ont transmis à leur tour au SAMU ; d’autres, la preuve des moyens insuffisants alloués aux centres du SAMU réceptionnant les appels au 15 ou du manque de formation et d’encadrement de leurs opérateurs.

En écho à cette manière d’analyser le problème, Agnès Buzyn pointe notamment le non-respect des procédures, le manque de formation des assistants de régulation médicale et la complexité liée à la coexistence de plusieurs numéros d’urgence – relançant le débat ancien sur l’intérêt d’un numéro unique.

Par ailleurs, l’enquête de l’Inspection générale des Affaires sociales a été diligentée pour déterminer si les dysfonctionnements sont d’origine structurelle, par exemple liés à une surcharge de travail pour l’équipe du SAMU le 29 décembre 2017, ou bien s’ils relèvent d’une « faute grave » de l’opératrice employant un « ton indigne » et ne respectant pas les protocoles, pour reprendre là encore les mots de la ministre.

L’hypothèse d’un dysfonctionnement individuel, d’un cas isolé

Service d’aide médicale urgente (SAMU), numéro d’appel d’urgence. www.sos112.org, CC BY
Certains commentateurs ont en effet qualifié la réaction de l’assistante de régulation de « dysfonctionnement individuel », parlant d’un « cas isolé ».

Or, on oublie un peu vite que l’assistante du 15 n’est pas la seule à avoir traité la demande de Naomi Musenga à la légère. La conversation entre l’opératrice du centre de traitement de l’alerte des sapeurs-pompiers (le 18) et celle du 15 a elle aussi été enregistrée. L’opératrice du 18, la première, s’est montrée railleuse envers l’appelante. Les plaintes de Naomi Musenga lui paraissent peu crédibles, elle le fait savoir à sa collègue du 15, qui adopte aussitôt la même grille de lecture de la situation.

Pas d’erreur de la part de l’opératrice du 18

Si l’on considère le problème sous le seul angle du respect des protocoles, l’opératrice du 18 n’a pas commis d’erreur. D’ailleurs, la Fédération nationale des sapeurs-pompiers souligne, dans un communiqué, que « la procédure en vigueur a bien été respectée ». Suivant ce raisonnement purement technique, les débats se concentrent donc sur l’assistante de régulation médicale du 15, avec le risque qu’elle serve de bouc émissaire.

Or le ton de l’échange entre les deux professionnelles révèle que ces propos qu’on qualifie « d’indignes », de « moqueurs » ou « méprisants », relèvent bien de comportements collectifs. Aucune des deux ne se montre choquée par les remarques de l’autre. D’ailleurs, des citoyens ont témoigné ces jours-ci dans les médias d’un accueil similaire à celui reçu par Naomi Musanga. Eux non plus, on ne les a « pas pris au sérieux » comme le rapporte cet homme, étiqueté alcoolique par une assistante de régulation médicale en raison de sa difficulté à articuler, laquelle était due, en réalité, à un accident vasculaire cérébral (AVC).

Une ambulance du SAMU de Nancy en intervention. Alf van Beem/Wikimedia, CC BY

Les discours et représentations de défiance envers des patients suspectés d’emblée d’abuser des urgences en appelant indûment le 15 et le 18, ou en se rendant dans le service d’urgence pour des broutilles (qualifiées par les professionnels de « bobologie »), font partie d’un discours collectif intériorisé et robuste, comme le montre une recherche que j’ai réalisée de 2005 à 2011 dans le milieu de l’urgence pour ma thèse de sociologie. Or si les usagers recourant aux numéros d’urgences sans raison valable existent bel et bien, ils constituent une minorité.

S’adresser de façon méprisante et moqueuse à des citoyens demandant de l’aide

Dès lors, la question de fond que pose la réaction des opératrices à l’appel de Naomi Musanga me semble être la suivante : comment des professionnels de santé en viennent-ils à se sentir légitimes à s’adresser de façon méprisante à des citoyens demandant leur aide ?

Un bref détour par l’histoire récente permet de retracer la genèse et la construction politico-médiatique d’un discours public de défiance envers le citoyen dont émerge la figure de « l’usager » abusant des urgences.

Au cours des années 1990, l’augmentation continue des passages dans les services d’urgence des hôpitaux conduit à inscrire sur l’agenda politique le problème de leur engorgement. S’ensuit la commande auprès de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, au ministère de la Santé) de la première enquête d’envergure sur les urgences, sous le titre « Les usagers des urgences : premiers résultats d’une enquête nationale ».

L’emploi du terme « d’usager » du système de soins n’est pas neutre du point de vue sociologique. Comme l’explique le sociologue François-Xavier Schweyer dans son ouvrage sur le sujet, cette notion reflète une vision administrative bien plus que professionnelle – elle n’est d’ailleurs jamais utilisée par les soignants. A travers son analyse, le chercheur montre que l’avènement de cette catégorie relève avant tout d’une logique politique et administrative visant à maîtriser les dépenses publiques, et non à démocratiser le système de soins dans lequel l’usager serait central.

Les « usagers » responsables de l’engorgement des urgences

S’agissant des « usagers » des urgences, les chercheurs de la DREES insistent dans leur enquête sur l’idée que les usagers recourent à ce service hospitalier sur ce qu’ils appellent un « mode direct » : « Sans contact médical préalable, même par téléphone » ; « par leurs propres moyens » ; « à peine plus du quart ayant tenté de joindre leur médecin traitant ». Ce faisant, les auteurs diffusent tacitement le message que « l’usager », en recourant de façon inappropriée aux urgences, serait in fine responsable de leur engorgement.

Or, une recherche en sociologie menée auprès des patients d’un service d’urgence public, publiée en 2016, infirme cette idée en révélant que le « mode de recours direct » concerne une minorité de patients. De même, un article paru dans la revue Actualité et dossier en santé publique en 2005 sous le titre « Les urgences : point de vue des usagers », souligne l’existence d’un discours accusant les usagers d’utiliser « à mauvais escient le système de prise en charge des situations d’urgence » ou les taxant d’irresponsabilité.

Ainsi, les termes employés par les sources institutionnelles pour définir le problème de l’engorgement des urgences – tout comme d’ailleurs celui du « trou de la sécurité sociale » – ont régulièrement incité les médias à se focaliser sur les comportements dits « déviants ». En pointant la responsabilité individuelle des Français, ce discours occulte un peu trop souvent les facteurs structurels à l’origine de cette situation, mis en évidence notamment par des sociologues en 1997 et en 2004.

Un comportement défiant vis-à-vis de certains patients

Cette réthorique politico-médiatique de culpabilisation et de responsabilisation de la population est désormais si profondément ancrée dans l’imaginaire collectif qu’elle constitue la grille de lecture des professionnels de santé dans leur exercice quotidien. Ils adoptent alors, dans certains cas, un comportement défiant envers le patient en dehors de toute réalité.

C’est ainsi qu’on peut mieux comprendre – sans pour autant excuser – le dialogue enregistré entre Naomi Musenga et l’opératrice du SAMU :

« J’ai… J’ai… Madame, j’ai très mal.
– Oui, bah vous appelez un médecin, hein ? D’accord ? Voilà, euh… vous appelez SOS Médecins.
– Je peux pas…
– Vous pouvez pas ? Vous pouvez appeler les pompiers, mais vous pouvez pas…
– Je vais mourir.
– Oui vous allez mourir, certainement un jour, comme tout le monde. »

Le discours de l’usager qui abuse ne traverse pas uniquement le champ de la santé. En effet, s’agissant du chômage, des aides au logement ou encore de l’accueil des migrants, il n’est pas rare que le spectre de l’individu profiteur ou fraudeur soit brandi. Des expressions employées récemment par des femmes et hommes politiques telles que les chômeurs qui « profitent de la vie » ou le « shopping de l’asile » en témoignent.

The ConversationA l’aune de ces analyses, les circonstances de la mort de Naomi apparaissent comme un symptôme révélateur d’une société clivée, malade du lien. Le mauvais traitement réservé à la jeune femme ne peut en effet plus être appréhendé uniquement d’un point de vue technique (les procédures ont-elles été respectées ?) ou organisationnel (les opérateurs ont-ils des moyens suffisants pour bien faire leur travail ?). Il faut s’interroger, aussi, sur le rapport à l’autre dans une société permettant qu’une telle réponse soit apportée à une personne qui appelle au secours. C’est au prix de cette réflexion qu’on peut espérer restaurer la confiance entre les citoyens qui composent le 15 et ceux qui leur répondent.

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Sylvie Morel, Sociologue, post doctorante associée université de Nantes, post doctorante CNRS, Université Rennes 2

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