Mot d’Adieu à mon frère d’armes et compagnon de route le Général Kabiligi Gratien: Par Général Augustin Bizimungu

Ton épouse, tes enfants, tes proches, tes amis, tes anciens compagnons d’armes et tous les autres qui te pleurent aujourd’hui devraient être consolés par tout ce que tu as fait pour le pays. Gratien Kabiligi, comme il s’agit de toi, aujourd’hui repose en paix. Digne fils du pays, Soldat solide, Officier intelligent et intègre, Général vaillant, Epoux et Père aimant, ton immense œuvre et particulièrement tes hauts faits d’armes ont immortalisé ton nom.

Je l’affirme car nos chemins se sont croisés souvent durant notre carrière commune aussi bien avant que pendant la guerre de 1990 à 1994. Je sais que tu es entré à l’Ecole des Officiers de Kigali en 1971 où tu es sorti brillamment en 1973. Dans ton parcours professionnel, tu as été amené à suivre des cursus de formation militaire au pays comme à l’étranger notamment en Belgique, en France, en Allemagne et en Egypte où tu as développé tes compétences que tu as mises au service de la Nation. Tu as effectué plusieurs missions de service à l’extérieur du pays. Ainsi par exemple en 1988, toi et moi et un autre officier supérieur, avons été envoyés dans une mission officielle qui nous a conduits respectivement en France, en Belgique et en Grèce. Tu es surtout connu pour avoir travaillé longuement au bureau G3 de l’Etat-major de l’Armée Rwandaise et d’avoir été professeur à l’Ecole Supérieure Militaire.

Le Général Gratien Kabiligi

A l’orée de l’invasion de notre pays, tu étais Directeur des Etudes à cette même Ecole Supérieure Militaire. Mais à partir de novembre 1990, tu as été engagé au front et tu t’es retrouvé successivement à Mulindi à Byumba, au Mutara, puis de nouveau à Byumba avant d’être désigné G3 de l’Armée Rwandaise en 1993. Partout où tu es passé, grâce à ton engagement, ta bravoure, ton anticipation, tu as conquis tes lettres de noblesse en donnant du fil à retordre à notre agresseur surtout à Byumba jusqu’à ce qu’il exige sournoisement ton remplacement à la tête de ce secteur opérationnel. Je me souviens de plusieurs réunions de coordination que nous faisions ensemble, comme le dicte la doctrine militaire, en notre qualité de commandants de secteurs opérationnels voisins de Ruhengeri et de Byumba. Qui pouvait résister à ton appréciation pointue de la situation que tu faisais selon les règles de l’art ?

Cher Général, aux heures fatidiques de notre histoire, tu étais en Egypte quand notre pays fut brutalement décapité politiquement et militairement. Ton patriotisme t’a poussé à tout faire pour rejoindre Kigali où je t’ai retrouvé à la mi-avril 1994 quand je fus désigné Chef d’Etat- Major de l’Armée Rwandaise. Je ne saurais pas suffisamment te rendre hommage car dans mes nouvelles charges, j’ai tôt réalisé que, grâce à ton expertise et ta disponibilité, tu t’acquittais avec brio de tes fonctions de G3, le vrai poumon de la conception, de la planification et de la conduite des Opérations militaires. J’ai très vite compris que c’est là où ta présence était prioritairement indispensable plutôt que d’exécuter la mutation pour le secteur OPS de Ruhengeri où le Gouvernement t’avait initialement désigné.

Depuis lors, notre sort fut lié dans les conditions extrêmement éprouvantes. Je dois reconnaitre qu’avec le G1, le G2 et le G4, vous formiez une équipe soudée qui, nonobstant les graves difficultés du moment, faisait tout pour tenter de relever l’énorme défi. Mais hélas, malgré notre détermination et notre bonne volonté, les moyens pour faire face à un adversaire hautement soutenu nous ont fait cruellement défaut. En somme, avec l’attentat du 6 avril 1994, les dés étaient jetés, l’option de nous culbuter avait été prise. Le rapport de forces tant sur le plan militaire, politique, médiatique que diplomatique n’a cessé de basculer en notre défaveur. En effet, avec le FPR qui a repris l’offensive militaire dans la foulée de l’assassinat du Commandant Suprême des Forces Armées Rwandaises et du Chef d’Etat-Major de l’Armée rwandaise, les FAR n’ont fait que subir d’importants revers sur tous les fronts, avec la Capitale qui a été vite assiégée concomitamment avec l’effondrement du secteur opérationnel de Mutara et l’encerclement de celui de Byumba. La situation s’est littéralement empirée car il n’y avait aucune unité de réserve d’intervention qui pouvait voler au secours d’un secteur opérationnel en difficulté, ni de possibilité de regrouper et reconditionner les unités en débandade.

Par ailleurs, avec l’embargo de fait en vigueur dès le 6 avril 1994, les munitions de tout calibre s’épuisaient sans possibilité de reconstituer les stocks. Par-dessus tout, il faut le dire avec regret, cela se passait dans un chaos innommable généralisé qui embrasait tout le pays. Ce chaos était non seulement attisé mais aussi exploité intensément par notre adversaire avec l’appui de ses supporters pour nous diaboliser afin de nous défaire rapidement et définitivement. C’est dans la ligne de cette campagne médiatique et politico-diplomatique savamment huilée que le Conseil de Sécurité de l’ONU a donné le coup de grâce aux FAR en officialisant, dans sa résolution du 17 mai 1994, l’embargo sur les armes contre le camp gouvernemental.

Malgré que notre champ de manœuvre fût quasiment nul dans de telles exaspérantes conditions, je te sais gré de n’avoir rien ménagé, d’avoir tout donné, au demeurant, d’avoir payé de ta personne pour que nous résistions au moins en tenant la Capitale jusqu’au 4 juillet 1994. Ta contribution fut déterminante.

Quand nous avons été obligés de quitter notre pays, la mort dans l’âme, nous sommes restés ensemble jusqu’à ce que les circonstances indépendantes de notre volonté nous dispersent en 1997.

Ceux qui nous ont lié les mains pour nous empêcher de défendre notre pays ont poursuivi leur œuvre de nous anéantir complètement qu’ils ont parachevée en nous arrêtant arbitrairement pour nous traîner dans la boue avec des fausses accusations. C’est dans ces circonstances que je t’ai, encore une fois, rencontré en 2002 dans la prison d’Arusha où tu croupissais depuis 1997 en attente de jugement. J’ai salué ton acquittement intervenu le 18 décembre 2008 après 11 ans de détention injuste. Il faut regretter que cette justice ne t’ait pas rétabli dans tes droits arbitrairement arrachés.

Tu nous quittes au moment où nous avions toujours besoin de toi. Pars en paix car tu fus toujours réfractaire à la trahison, à la lâcheté. Dynamique, aimable et affable, homme de la mission accomplie, tu as fait ton devoir. Tu fus l’exemple de la discipline, tu as défendu le territoire national comme tu pouvais. Je garderai de toi plusieurs aspects de la vie surtout l’amour qui te caractérisait. Comme je l’ai dit plus haut tu es un époux et un père de famille aimant. Nous avons fortement tissé ensemble les liens d’amitié qu’entretiennent nos deux familles. Tu as montré de l’amour pour tes compatriotes. En fait, le temps que nous sommes restés ensemble, j’ai largement apprécié les vertus et les qualités de l’homme que tu es, un vrai noble d’esprit et de cœur. Tes compagnons de route qui te rendent hommage partout où ils se trouvent seront toujours fiers de toi.

Même s’il est difficile de sécher les larmes de ta chère et brave épouse Marthe et de vos enfants, qu’ils trouvent ici mes marques de sympathie et mes condoléances les plus attristées. Il n’y a point de doute, tu resteras leur amour et leur légitime fierté.

C’est au garde-à-vous que je te dis « Adieu ». Ton camarade d’armes

Général Augustin Bizimungu