Protestation contre l’ingérence de l’Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas dans les affaires judiciaires du Royaume des Pays-Bas

Madame MUSHIKIWABO Louise,
Ministre des Affaires Etrangères du Rwanda
À KIGALI
Objet : Protestation contre l’ingérence de l’Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas dans les affaires judiciaires du Royaume des Pays-Bas
N/REF 01606003/CAJDH/0076
Madame le Ministre,
Par ce courrier, et au nom des Forces Démocratiques Unifiées (FDU-INKINGI), parti d’opposition au pouvoir en place au Rwanda, nous nous adressons à vous pour dénoncer l’ingérence de l’Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas dans les affaires judiciaires néerlandaises.
En effet, l’Ambassade du Rwanda a lancé le 6 juin 2016 un communiqué à l’encontre de Maître Caroline BUISMAN, avocat de la défense qui intervenait devant la Cour de Justice du District de La Haye, dans l’Affaire en appel « Le Procureur du Royaume des Pays-Bas c/ Jean Claude IYAMUREMYE et Jean Baptiste MUGIMBA, suspectés d’avoir commis des crimes de Génocide et des crimes contre l’humanité » et contre lesquels une demande d’extradition est en cours.
Par son communiqué, l’Ambassade du Rwanda considère que Maître Caroline BUISMAN a banalisé les commémorations du génocide de 1994 contre les tutsi, pour avoir dit : « Government of Rwanda uses 1994 Genocide against Tutsis commemorations for its political agenda and is a manipulation ».
Selon l’Ambassade du Rwanda, l’avocate utiliserait le prétoire pour lancer des attaques contre le gouvernement, le peuple et l’ambassade du Rwanda dans son propre intérêt (p.3 du communiqué). Enfin le communiqué appelle à la condamnation desdits propos par le gouvernement du Rwanda, le peuple rwandais et par la communauté internationale.
Il est à constater que le communiqué de l’Ambassade du Rwanda ne tient pas compte du contexte des débats à l’audience de la Cour du District de La Haye et fait ainsi une   interprétation erronée des dires de Maître Buisman.
Il sied donc de replacer ces dires dans leur contexte. A la question que lui posait le juge de savoir comment, de son point de vue, le génocide était politisé, Me Buisman avait  répondu que la manière selon laquelle les commémorations sont organisées, semble  politisée en ce sens que beaucoup de rescapés du génocide se sentent désabusés, surtout concernant l’exposé des crânes des leurs dans le Mémorial ainsi que l’ambiance hostile créée pour l’occasion, pour des raisons politiques.
L’avis que Maître Buisman donne au juge est partagé par plusieurs auteurs dont Urszula Róg,Commemorating genocide – an important element of the politics of memory in Rwanda, Oct 2014:
“The Rwandan government promotes collective memory through the annual commemoration of the genocide. It presents the events as one of the main elements of nation building politics as well as actions aimed at the prevention of any such future happenings. It can be easily noticed, though, that the celebrations serve not only as the means to promote reconciliation, but are also aimed at strengthening the power. The critics of president Paul Kagame’s politics accuse him of authoritarianism and treating the anniversary celebrations through ‘forcing memory,’ which is to serve the objectives of the government. Such manipulation of the past is certainly dangerous and may lead to further conflicts in the future. As such, applying the collective amnesia is certainly not the solution here. It is rather hard work of the ruling elites and society at large, which calls for acceptance of certain ‘inconvenient’ historical facts and creating the collective memory which does justice to victims on all sides.” http://www.transconflict.com/2014/10/commemorating-genocide-important-element-politics-memory-rwanda-610/
D’autres auteurs vont encore plus loin concernant les sites du Mémorial. Citons à titre d’exemple : Heidy Rombouts, Victim Organisations and the Politics of Reparation: A Case-study on Rwanda (Intersentia 2004).
 Exposure of victims’ remains
“A sensitive issue within the victim community is the reburial of genocide victims’ remains. At several memorials their remains are still exposed. Only at a limited number of sites have actions been taken to preserve them, at other sites the process of decomposition continues. This is one of the reasons why rescapes prefer to bury victims’ remains. Why not bury all the remains? One thesis, made explicity by C. Vidal, is that their display helps to keep memories of the genocide alive, which in turn can be instrumentalised by the government. The Rwandan government has not hesitated to use the genocide as a lever in international aid negotiations. The remains of genocide victims were exposed for the first time (contrary to Rwandan religious and cultural traditions) at the 1996 commemoration service.” (305)
“In line with C. Vidal, it was discussed in chapter 4, that the Rwandan government uses commemoration services for its own political ends. The exposure of victims’ remains is an element of that politicisation of victimhood.” (305)
Madame le Ministre,
Les propos prétendument tenus par – ou plutôt prêtés à –  Me Caroline Buisman, si tant est qu’ils sont fidèlement rapportés par l’Ambassade du Rwanda, sont prononcés dans un prétoire et sont en lien étroit avec la cause défendue par les accusés. La liberté d’expression de l’avocate lui permet d’exprimer, de dire, à l’audience,  en toute liberté, tout ce qui a trait de près ou de loin à la cause de ses clients. Elle est ainsi immunisée de toute poursuite relativement à ces propos.
Le juge qui a tous les pouvoirs pour assurer la conduite sereine des débats n’a jamais senti la nécessité d’intervenir pour rappeler l’avocate à l’ordre. L’ambassade du Rwanda qui se sent attaquée, pour justifier sa présente réaction, n’est aucunement une partie au procès. Elle n’a point demandé à intervenir afin de défendre ce qu’elle estimerait être ses intérêts dans cette affaire.
Ainsi donc, le  communiqué de presse de l’ambassade, qui n’est pas directement adressé au juge ou à une autre instance de poursuite, est une tentative d’intimidation vis-à-vis de l’avocate et de pression sur le juge. Or pour que la justice soit rendue, dans une société démocratique où il y a séparation des pouvoir, tous ses acteurs doivent agir en toute sérénité. Cela semble être loin de toute préoccupation des autorités du Rwanda.
C’est par ailleurs un exemple concret ou une illustration parfaite de l’indépendance de la justice aux yeux de l’Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas, et à travers elle, des autorités du régime du FPR en place au Rwanda. Quel avocat osera alors plaider la cause de Jean Claude IYAMUREMYE et Jean Baptiste MUGIMBA, s’ils sont extradés au Rwanda ? Existe-t-il une séparation des pouvoirs au Rwanda ?
Cette intervention de l’Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas constitue une démonstration parfaite de l’ingérence de l’Etat rwandais dans les affaires de la Justice. Dans le souci d’augmenter la pression et d’annihiler l’indépendance du juge hollandais, les associations Ibuka-hollande et Diaspora-hollande pilotées par le gouvernement de Kigali, avaient demandé à leurs membres de se rendre massivement à l’audience du 6 juin 2016. Ce qu’ils n’ont pas manqué de faire. (voir : http://www.igihe.com/diaspora/ibikorwa/article/u-buholandi-ubujurire-ku-iyoherezwa-mu-rwanda-rya-mugimba-na-iyamuremye )
Dans sa tentative de jeter le discrédit sur l’avocate Me Buisman, l’Ambassade du Rwanda l’accuse d’agir dans ses propres intérêts. Elle ne dit point quels peuvent être ces intérêts propres que l’avocate entendrait sauvegarder dans le cadre d’une procédure d’extradition.
Les FDU-INKINGI protestent énergiquement contre l’immixtion du Rwanda, et plus particulièrement de son Ambassade aux Pays-Bas, dans les affaires judiciaires auxquelles il n’est pas partie. Les plaidoiries sont adressées à un juge qui est un professionnel et peut réagir pour donner une réponse appropriée aux propos qu’il estime injurieux tenus à l’audience. Ce qui n’est pas le cas dans l’Affaire concernée.
Nous vous prions d’agréer, Madame le Ministre, l’assurance de notre haute considération.
Fait à Bruxelles, le 26 juin 2016
FDU INKINGI
Joseph BUKEYE
Deuxième Vice-Président
CPI :
–          Son Excellence Monsieur le Président de la République du Rwanda à Kigali ;
–          Son Excellence Monsieur Ban-Ki-Moon, Secrétaire général des Nations Unies à New-York ;
–          Monsieur le Premier Ministre du Rwanda à Kigali ;
–          Monsieur le Ministre de la Justice du Rwanda à Kigali ;
–           Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères du Royaume des Pays-Bas à La Haye ;
–          Monsieur le Ministre de la Justice du Royaume des Pays-Bas à La Haye ;
–          Monsieur le Président de la Cour de Justice du District de La Haye ;
–          Ambassade du Rwanda aux Pays-Bas ;
–          Messieurs les membres du Corps diplomatique du Rwanda (tous) ;
–          Maître Caroline Buisman, avocate à La Haye ;
–          Associations de défense des droits de l’homme (Toutes).