RWANDA : justifier l’injustifiable par l’injustifiable ?

Quelles que soient les suites qui lui seront données, que l’individu soit remis ou non à la justice espagnole, l’interpellation de Karenzi Karake à Heathrow samedi dernier ramène en pleine lumière la question qui sous-tend depuis vingt-cinq ans tous les débats, publics ou privés, judiciaires ou médiatiques, sincères ou biaisés, traitant du drame rwandais.

La sous-région des Grands Lacs écrit son histoire en lettres de sang : chefs d’état burundais et rwandais assassinés, alternance de massacres de masse des hutu au Burundi et des tutsi au Rwanda, cadavres charroyés en nombre par la Nyabarango, etc. Si chaque massacre se présente comme une réponse au massacre précédent, on chercherait en vain le premier d’entre eux. On se réfère trop souvent à la révolution rwandaise de 59-60 puisqu’elle a chassé les tutsi du pouvoir, alors que d’autres justifient cette marche libératrice par les excès du pouvoir tutsi et évoquent, entre autres, les trophées génitaux sanglants arrachés aux cadavres encore chauds des roitelets hutu pour décorer le tambour royal du mwami tutsi.

Chaque période de tension survenant dans l’un ou l’autre de ces deux pays soulève les pires inquiétudes et amène inévitablement l’exode de celui qui, à son tour, craint d’être « génocidé ». Cela n’avait pas échappé aux militaires français de la Mission d’Assistance Militaire auprès de la république Rwandaise qui ont écrit dès les premiers jours d’octobre 1990 que le conflit récemment ouvert à la frontière ougando-rwandaise risquait d’entraîner « selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutus, 7 millions d’individus... ”».

De fait, cette guerre de quatre années (1 octobre 1990- 4 juillet 1994) a connu une succession de massacres commis en alternance par les uns et par les autres. Après les prémices des Bigogwe et de Kibilira, des tutsi ont été massacrés dans le Bugesera au printemps 1992 ; les hutu de Byumba ont connu le même sort à l’été qui a suivi, puis ceux de Ruhengeri n’ont pu trouver leur salut que dans la fuite en  février 1993[1]. Et en 1994, les uns ont massacré les autres : les chiffres avancés et généralement retenus sans aucune preuve de 800 000 victimes disent à eux seuls que tutsi et hutu se sont rejoints dans la mort sinon dans la fuite.

La lecture manichéenne de ce conflit a été imposée dès 1993  comme une vérité première par des ONG prétendant veiller sur les droits de l’homme[2]. Elle a été largement reprise après 1994 par le clan des vainqueurs et, hélas, trois fois hélas, sacralisé par le TPIR[3]. Si le but initial des ONG de 1993 avait été de diaboliser le « régime Habyarimana » et de faciliter l’arrivée au pouvoir du FPR, leur démarche s’est infléchie dès l’automne 1994, après la rédaction du rapport Gersony[4], vers la préservation de l’impunité du FPR et de Kagame, indispensable à leur maintien au pouvoir. Dès lors, le dossier rwandais a été défini par un ensemble d’équations, toutes erronées et comportant par ailleurs beaucoup d’inconnues :

1°) Tutsi = victime innocente

2°) hutu = génocidaire

3°) FPR = tutsi

 

Partant, la chasse au hutu a été ouverte en tous lieux et en tous temps, avec un a priori définitif de culpabilité atavique quel que soit l’âge, le sexe ou l’aptitude physique de l’individu considéré. Les condamnations de hutu prononcées par les Gaçaças, au nombre revendiqué par Kigali de 1 200 000, expriment assez clairement que tout hutu à peu près adulte en 1994 et survivant après la « pacification » du pays par Kagame devait être condamné. Devant les justices occidentales, on a vu proliférer une kyrielle d’accusations portées contre les hutu exilés par une association co-présidée par un membre de l’Akazu de Kagame, apparentée aux plus hauts dignitaires du régime FPR, et à autant de procès, tenus sans preuve matérielle aucune et parfois sans victime ni ayant droit mais à grands renforts de témoins missionnés par le gouvernement de Kigali. Ceux-ci ont été salués de manière par trop ostentatoire pour le « courage » dont ils faisaient preuve en témoignant, afin probablement de mieux occulter les contraintes auxquelles eux–mêmes et leur famille avaient été soumis par leur commanditaire. Passons sur le TPIR et le marchandage odieux  employé par cette justice anglo-saxonne pour obtenir les « aveux » d’un ancien premier ministre.

Dans le même temps, et symétriquement, tout tutsi a été considéré comme définitivement innocent et victime, quels que soient les crimes qu’il avait pu commettre. On a assisté à la forfaiture du procureur près le TPIR Louise ARBOUR, contrainte de faire disparaître l’attentat du 6 avril 1994 de la compétence du tribunal pour mieux ignorer la culpabilité de Kagame dans ce crime déclencheur du génocide.

Et, en France particulièrement, afin de mieux occulter les massacres de hutu, ont été taxés de « révisionnistes » tous ceux qui osaient évoquer ces crimes. On brandissait alors l’argument particulièrement pervers consistant à affirme que « bien évidemment[5] » on parlait des massacres de hutu pour mieux minorer la dimension du génocide des tutsi. Il ne venait alors à personne l’idée qu’on pouvait aussi exagérer les dimensions du génocide des tutsi pour mieux occulter celui des hutu[6].

Nous en étions là en 2015 lorsque la BBC a publié le  documentaire Rwanda’s Untold Story que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer[7]. La réponse excessive de Kigali a cette émission a été celle du criminel qui, soudainement découvert, réagit d’autant plus mal qu’il croyait son impunité définitivement assurée. Il est vrai qu’il avait payé assez cher pour cela en « contrats de communication».

Ces manières de Kagame qui de son propre aveu confond démocratie et kalachnikov avaient amené un avocat espagnol à prendre la parole. Maître Jordi Palou-Loverdos interviewé dans le numéro 65  -mai 2015 – d’Afrique Réelle[8] indiquait : « Je suis avocat de victimes espagnoles et rwandaises ….. je retrouve et partage certains témoignages contenus dans le documentaire de la BBC….aspects peu connus du grand public, allant au-delà des versions officielles, partielles et intéressées portées par les vainqueurs des guerres en Afrique centrale et ceux qui les soutiennent. …..

Les tribunaux espagnols ont reçu de nombreuses preuves testimoniales, documentaires et autres concernant des crimes soupçonnés commis par l’APR/FPR au Rwanda et en République démocratique du Congo entre 1990 et 2000… trois grandes catégories de crimes étroitement liés :

a) Les crimes dont ont été victimes neuf ressortissants espagnols, neuf missionnaires et coopérants … qui furent, dans tous les cas, des témoins gênants des massacres perpétrés contre les Hutu dans ces deux pays.

b) Les crimes commis contre des Rwandais et des Congolais … contre divers dirigeants ou des attaques massives et systématiques lancées contre plusieurs centaines de milliers de civils.

c) Enfin, les crimes de guerre dont le pillage … systématique des ressources naturelles, en particulier des minerais précieux et stratégiques.

L’enquête a mis en évidence que des crimes à grande échelle ont été commis en Afrique centrale avant, pendant et après[9]les massacres de la population tutsi perpétrés entre avril et juillet 1994…:

– Le 1er octobre 1990, six bataillons et 2 400 hommes de l’APR/FPR – avec l’appui militaire, logistique et politique de l’Ouganda – ont envahi le nord du Rwanda, faisant d’innombrables victimes parmi la population civile hutu.

– De 1991 à 1993, l’APR/FPR a conduit de nombreuses attaques ouvertes et sélectives contre la population civile … en créant des escadrons de la mort spécifiques, comme le Network Commando.…….

– Cette même année 1994 – outre les faits indiqués plus haut -, et également en 1995, l’APR et le DMI se sont livrés à de nombreuses attaques massives et sélectives contre les populations civiles, majoritairement hutu, Paul Kagame ayant explicitement ordonné de procéder à leur élimination (en utilisant le terme « screening ») ; il a été procédé à des enterrements collectifs dans des fosses communes et à des incinérations massives de corps dans le parc de l’Akagera ou à Nyungwe.

– Au cours des années 1996 et 1997, l’APR/FPR a lancé des attaques systématiques contre des camps de réfugiés hutu implantés dans l’est de l’ex-Zaïre, éliminant des centaines de milliers de Rwandais et de Congolais.

– En parallèle, l’APR/FPR a orchestré le pillage de ressources minérales comme les diamants, le coltan ou l’or, entre autres …Aujourd’hui encore, des massacres et pillages sont perpétrés dans l’est de la République démocratique du Congo.».

Ainsi, même si, en octobre 2014, le juge a, comme certains l’indiquent aujourd’hui,  revu son dossier conformément à la nouvelle loi espagnole sur la compétence universelle et a lancé de nouveaux mandats d’arrêts[10] abandonnant les chefs d’accusation de « génocide », « crimes, de guerre ou crimes contre l’humanité » pour ne retenir que le crime de « terrorisme » dont ont été victimes 9 citoyens espagnols[11] assassinés au Rwanda, il est évident que le génocide des hutu restera en toile de fond de la procédure puisque ces espagnols auraient été assassinés pour être devenus des témoins gênants après avoir assisté aux massacres de masse perpétrés par le FPR sur la population hutu.

Les victimes hutu reviennent donc à la surface du génocide rwandais de 1994 et plus personne ne pourra le remettre sérieusement en question. Et, si le sujet s’y prêtait, il serait distrayant de voir la FIDH  affirmer aujourd’hui: « De fait, cette arrestation est importante car elle s’attaque à un tabou : la part prise par le FPR dans les violences au Rwanda et en RD-Congo. « Ce sujet est très rarement abordé, constate Florent Geel de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), pourtant Paul Kagame et ses proches ont aussi commis des exactions à grande échelle, pour lesquelles ils n’ont jamais été jugés. …… »[12]

Ce sujet est très rarement abordé, disent-ils ? On peut se demander pourquoi toutes ces ONG , dont c’était non seulement la vocation mais aussi la raison d’être, ne l’ont pas abordé en 1993 alors qu’il était encore temps  d’ éviter le pire. Avec toute l’opposition intérieure rwandaise, ils ont préféré faire alliance avec le diable et cosigner le rapport par trop partial cité plus haut sur les « Violations massives et systématiques  des droits de l’homme  depuis le 1° octobre 1993 – Commission internationale d’enquête 7-21 janvier 1993 » ! En focalisant sur les crimes réels ou supposés commis par ses adversaires, ils ont –  quelques mois seulement avant le génocide rwandais annoncé  –  justifié et occulté les massacres et assassinats passés, présents et à venir commis sur ordre de Kagame.

MICHEL ROBARDEY


[1] Un million de réfugiés venus du Nord se sont alors entassés aux portes de Kigali, dans le terrible camp de Nyaconga. Ils représentaient alors 15% de la population totale du pays…et personne n’a jamais affirmé qu’après la victoire du FPR, ils sont tranquillement retournés chez eux, où les populations venues d’Ouganda étaient solidement installées depuis 92-93. Que sont-ils devenus ?

[2] « Violations massives et systématiques  des droits de l’homme depuis le 1° octobre 1993 – Commission internationale d’enquête 7-21 janvier 1993 » par la LIDH,  Africa Watch, etc.

[3] Si, à l’ouverture des débats, le TPIR a assez largement partagé cette vision manichéenne en décrétant que le génocide des tutsi était un « fait judiciaire » qu’il était inutile de démontrer, les décisions qu’ont été amené à rendre ses différentes chambres après vingt années de travaux sont beaucoup plus partagées.

[4] http://www.france-rwanda.info/article-le-rapport-gersony-et-le-genocide-hutu-56753191.html

[5] Il se reconnaitra l’ « expert » qui, pour mieux obtenir la condamnation des hutu et pour palier une démonstration défaillante, ne cesse d’asséner des vérités premières devant les Cours d’Assises à grands coups de « bien évidement »!

[6] Relire l’excellent ouvrage d’Edward S. Hermann et Peterson « Genocide et propagande » – Janvier 2012

[7] Rwanda : la vérité serait-elle anglo-saxonne ?  02 octobre 2014

[8] http://bernardlugan.blogspot.fr/p/lafrique-reelle.html

[9] C’est nous qui soulignons, pour avoir constaté certains massacres commis AVANT 1994 par l’Armée Patriotique Rwandaise.

[10] Même si aucun mandat d’arrêt n’a été émis contre Paul Kagame à cause de sa condition de Chef d’État en activité, le tribunal espagnol décrit les incriminations criminelles qui pèsent sur le Général Major.

[11] Il semblerait, si on en croit le journal britannique The Indépendant , que deux citoyens britanniques ont été également victimes de ces agissements.

[12] La Croix du 23 juin 2015