Rwanda: Réponse à Madame Christine Lagarde Directrice Générale du FMI

Madame Christine Lagarde
Directrice Générale du FMI
700, 19th Street NW
Washington, D.C., 20431

Objet : Votre discours à Kigali du 27 Janvier 2015.

Madame la Directrice Générale,

De prime abord, je voudrais vous dire que le Congrès National Rwandais (RNC) apprécie à sa juste valeur la contribution combien significative que le Fonds Monétaire International (FMI) apporte au développement de notre pays, le Rwanda. N’eut été cette contribution soutenue de la part du FMI et d’autres bailleurs de fonds tant bien bilatéraux que multilatéraux, nul doute que la transformation de l’économie rwandaise n’aurait pas atteint son niveau actuel.

Ensuite, permettez-moi de m’appesantir un peu sur l’important discours que vous avez prononcé devant le parlement rwandais le 27 Janvier 2015. Dans son ensemble, le discours en question est d’une qualité remarquable. Néanmoins, certains passages soulèvent la question de savoir si par moment vous n’auriez pas été victime de la propagande mensongère du pouvoir actuel au Rwanda. Et si tel était le cas, vous ne seriez qu’une victime de plus, et certainement pas la dernière.
A titre d’exemple, nous relevons ci-après quelques passages:

1- Vous affirmez que « … [le Rwanda] peut affronter l’avenir avec les fondations solides qu’il a édifiées ces vingt dernières années. C’est un exemple positif pour les pays qui s’efforcent de sortir de leur situation de fragilité, car il illustre comment des initiatives d’inspiration locale peuvent être adaptées pour promouvoir l’inclusion et la cohésion sociale. » Force est de remarquer plutôt que les fondations sont très fragiles et qu’elles s’érodent d’année en année. Pour ne citer qu’un exemple au niveau économique, les statistiques de la Banque Mondiale montrent que les inégalités de revenus ont énormément augmenté sous la gouverne du régime actuel et ont atteint des niveaux très inquiétants. De fait, la part de revenus des 20% les plus riches qui était de 39% en 1985, est passée à 51% en 2000 pour atteindre 57% en 2011. Comment les fondations d’une économie peuvent-elles être considérées comme solides lorsque 80% de la population n’a droit qu’à 43% du revenu total de leur pays?

2- Vous dites que « le Rwanda est une économie dynamique qui s’appuie sur des bonnes pratiques en matière de gouvernance…Ce n’est pas un hasard. C’est le résultat de politiques bien conçues et mûrement réfléchies, et d’une volonté délibérée de mettre l’accent sur l’inclusion. » A mon humble avis, l’économie rwandaise est comme une maison bâtie sur du sable mouvant aussi longtemps qu’elle n’est pas soutenue par des piliers solides : les valeurs et pratiques démocratiques, le respect des droits de l’homme, la liberté d’expression et d’association, la séparation des pouvoirs et l’indépendance des institutions.

Aussi récemment que le 29 janvier 2015, soit exactement deux jours après votre discours, Transparency International Rwanda a rendu public un rapport accablant qui révèle que rien que pour l’exercice budgétaire 2012/13, tous les 30 districts du Rwanda ont été l’objet de malversations financières portant sur des sommes énormes. En effet, selon le journal pro-gouvernemental igihe.com dans sa livraison de ce 29 janvier, sur une allocation budgétaire de 277.895.152.015 FRW, les malversations portent sur la bagatelle de 107.241.640.111 FRW ! Si pareilles choses peuvent se faire au niveau des administrations locales, il est facile d’imaginer ce qui se passe dans les départements ministériels et autres institutions paraétatiques qui sont la chasse gardée des protégés du pouvoir.

De plus, l’on ne peut parler de bonne gouvernance de façon crédible lorsque les plus hautes autorités du pays s’accommodent de conflits d’intérêts l’on ne peut plus flagrants. Permettez-moi de ne donner qu’un cas illustratif : En tant que président du Front Patriotique Rwandais, le parti au pouvoir à Kigali, le président Kagame est automatiquement président de Crystal Ventures. Or, cette compagnie est, non seulement le deuxième plus grand employeur du pays après la fonction publique, mis aussi le plus grand soumissionnaire dans les contrats publics. La conséquence immédiate est que, dans les faits et sans aucun scrupule, Paul Kagame président du Rwanda accorde des marchés publics à Paul Kagame président de Crystal Ventures. Peut-on avoir meilleurs illustrations de conflit d’intérêt et de mauvaise gouvernance?

3- S’agissant de la promotion de la femme, vous dites : « Le parlement en est un exemple éclatant- plus de 60% d’entre vous sont des femmes. C’est la plus forte proportion au monde et plus du double de la moyenne des parlements des autres pays. » J’aurais préféré que votre analyse aille au-delà de ce constat de la représentation pléthorique des femmes et se demande les raisons qui font que leur proportion dépasse de loin les 30% prévus par la constitution dans le cadre de la discrimination positive. Est-ce une question de compétence ou de volonté populaire ? La réponse est malheureusement un non catégorique. C’est le résultat de la politique délibérée du régime qui a trouvé un moyen facile d’amplifier sa propagande en instrumentalisant nos sœurs qui siègent au parlement. Dans tous les fora internationaux, le régime détourne l’attention de ceux veulent lever le voile sur la mauvaise gouvernance au Rwanda en rappelant qu’il est le premier pays au monde à avoir un parlement composé de femmes à 64%!

Au niveau national, les femmes ne sont au parlement que pour inaugurer les chrysanthèmes ! Le président Kagame manœuvre habilement la carotte et le gourdin pour s’aménager leur docilité, en humiliant celles qui osent critiquer et en accordant des récompenses alléchantes à celles qui se tiennent coites ou savent chanter ses louanges.

L’absence de crédibilité de la soi-disant volonté de promotion de la femme par le régime de Kigali est dévoilée par l’emprisonnement des femmes qui osent concourir pour un réel pouvoir politique ou faire du journalisme professionnel sans complaisance. À ce niveau, l’incarcération de Madame Victoire Ingabire pour avoir voulu se présenter contre Paul Kagame dans les élections présidentielles de 2010 et celle des journalistes Agnès Uwimana Nkusi et Saidati Mukakibibi (maintenant relaxées après avoir purgé leurs peines) est assez éloquente.

4- Quand vous soulignez que « Aujourd’hui de 16% du PIB, la part des impôts perçus est encore faible par rapport à celles des pays comparables d’Afrique… », vous mettez le doigt sur l’une des faiblesses structurelles de l’économie même si vous n’en profitez pas pour relever les déficiences dans sa gestion. D’un coté une base fiscale bien étroite, l’économie informelle étant toujours dominante en dehors de la capitale Kigali, et de l’autre un pays vivant de l’aide étrangère (à plus de 40% du budget ordinaire). Ceci est caractéristique d’une économie qui n’a pas su développer un secteur privé vibrant, et dont le monde agricole et les industries sont largement déconnectés du secteur des services.

Le fardeau fiscal ressenti par les populations est en réalité plus écrasant que celui que les chiffres officiels montrent. Malgré l’adage que «trop d’impôt tue l’impôt », vous apprendrez certainement que le contribuable rwandais est complètement asphyxié par les impôts et taxes de toutes sortes fixés selon l’humeur et les besoins des autorités administratives sans tenir compte du niveau des revenus du citoyen.

Les plus controversées sont les contributions au Fonds de Développement –Agaciro, supposées être volontaires, mais qui en réalité constituent une forme d’impôt qui ne dit pas son nom d’autant plus que même les indigents sont forcés de payer cette contribution au risque de voir leur lopin de terre ou petit bétail confisqué. Il convient de rappeler que la « solution locale » Agaciro était une réponse du Gouvernement de Kagame aux sanctions lui imposées par les bailleurs de fonds à cause de son soutien actif à la rébellion du M23 qui faisait rage à l’Est de la RDC. Nul besoin de mentionner d’autres formes de taxes comme la contribution obligatoire pour assurer des patrouilles nocturnes au nom de la sécurité de la population et bien d’autres.

5- Vous rappelez que « Pour un pays enclavé comme le Rwanda, l’intégration régionale est un instrument puissant pour accéder à des marchés plus vastes… ». Vous recommandez aussi que « le Rwanda doit s’ouvrir à ses voisins… ». A mon humble avis, votre réflexion aurait pu aller plus loin et mentionner le fait que le Rwanda ne peut pas tirer profit de l’intégration régionale au moment où, fait bien documenté, il est l’épicentre de tous les conflits majeurs dans la sous-région. Je remarque aussi que vous parlez de l’East African Community sans mentionner la Communauté Economique des Pays des Grands Lacs (CEPGL). Je suis convaincu que le Rwanda serait le premier bénéficiaire de l’amélioration de ses relations actuelles avec ses voisins, surtout la Tanzanie et la RDC.

Au-delà de ces passages auxquels je viens de faire référence, mes préoccupations vont un peu plus loin. De tous les pays d’Afrique Subsaharienne que vous auriez pu avoir sur votre agenda, le Rwanda est indiscutablement celui dont les organisations de défense des droits de l‘homme comme Human Rights Watch et Amnesty International s’accordent pour reconnaitre et documenter le caractère brutal et dictatorial du régime. Dans son rapport sur les droits de l’homme pour l’année 2013, même le gouvernement américain conclut sans équivoque possible:

« Les problèmes les plus importants pour ce qui est des droits de l’homme dans le pays demeurent le harcèlement, les arrestations et abus visant les opposants politiques et les défenseurs des droits de l’homme; ne tenir aucun compte de l’état de droit parmi les forces de sécurité et de la magistrature ; les restrictions sur les libertés civiles et le soutien d’un groupe de rebelles dans la République démocratique du Congo (RDC). D’autres problèmes de droits de l’homme ont été relevés, notamment des meurtres arbitraires ou illégales à l’intérieur et à l’extérieur du pays, des disparitions, la torture, des conditions pénibles dans les prisons et centres de détention, des arrestations arbitraires, des détentions provisoires prolongées et violations du gouvernement sur les droits de la vie privée des citoyens. Le gouvernement a restreint les libertés de parole, de presse, de réunion et d’association ».

Quand vous parlez de pratiques délibérées d’inclusion, il faut aussi se rappeler de la fracture sociale qui persiste au Rwanda vingt ans après le génocide des Tutsi. Le gouvernement rwandais a su tirer profit du sentiment de culpabilité de l’Ouest pour ne pas avoir prévenu le génocide. Pour beaucoup, le trade-off entre croissance économique (dont nous dénonçons la fragilité et les inégalités croissantes) et droits de l’homme n’est moralement acceptable que dans le Rwanda d’après génocide. Je pense que c’est un trade-off porteur de dangers imminents duquel la vénérable institution qu’est le FMI devrait se distancer. Souvenez-vous, le pouvoir à Kigali a aussi permis la souffrance silencieuse d’une autre catégorie de victimes: celles des crimes contre l’humanité, crimes de guerre et potentiellement des actes de génocide contre les Hutus commis par le Président Kagame et les unités sous son commandement.

Pour conclure, tout en reconnaissant que les approches préconisées dans votre discours pour un développement accéléré du Rwanda sont globalement valides, le Congres National Rwandais (RNC) est d’avis que les louanges à l’endroit du régime actuel sont un peu exagérés et que ça aurait été l’occasion de pointer du doigt les vrais problèmes auxquels le Rwanda fait face actuellement et ceux qui risquent d’arriver si rien n’est fait pour changer la trajectoire. Il ne faut pas être dupe. Le gouvernement rwandais considère ce type de louanges comme un chèque en blanc lui signé pour poursuivre ses pratiques de mauvaise gouvernance.

Veuillez agréer Madame la Directrice Générale, l’assurance de ma très haute considération.

Dr Theogene Rudasingwa
Coordinateur du RNC
Washington D.C.
[email protected]
17/2/2015