Rwanda:Humanité d’abord, rwandité ensuite ou lorsque la muse de Kizito dérange…

C’est l’histoire d’une récupération politique en train d’avorter à défaut d’être un divorce par consentement mutuel. Bref rappel des faits : un garçon survit à la décimation de sa famille et, pour se reconstruire, puise largement dans sa foi chrétienne. Il se forme à la composition musicale et au chant jusqu’au jour où ses albums sont plébiscités par tous les amateurs de musique liturgique et autres assoiffés de messages réconfortants et conciliateurs. C’est là que la clique au pouvoir dans son pays réalise tout le bénéfice qu’elle tirerait de cette mobilisation. Kizito est alors introduit dans le saint des saints et côtoie la famille présidentielle. Du jour au lendemain, la nature de son répertoire change et le chanteur inspiré par l’évangile du Christ s’efface devant son ombre thuriféraire du régime Kagame. A son génie, le pouvoir associa l’argent et c’est là le pacte qu’il ne fallait pas conclure puisque la liberté de l’artiste a été confisquée ce jour-là. La suite fait aujourd’hui pleurer presque toute la nation.

Pour autant, Kizito ne mérite pas le traitement cruel que ses mécènes d’hier lui sont en train de lui réserver aujourd’hui. Qu’a-t-il donc dit ou fait qui mérite cette pendaison médiatico-judiciaire avant l’heure ? Ses procureurs n’en diront rien car il n’y a absolument rien à dire des vers supposés lui avoir attiré cette condamnation. On nous sort des conversations qu’il aurait eues avec des sympathisants supposés des Fdlr et du Rnc. A part les collecteurs de ces « preuves », personne ne croira à ces bricolages. Non vraiment, personne. Car, combien de fois faudra-t-il rappeler que le même gouvernement qui veut proscrire Kizito est à ce jour le plus grand employeur des Fdlr ? Doit-on chaque fois citer les noms de tous ces « génocidaires » auxquels le président (oui, lui-même) se targue d’avoir donné une liberté dans son espace politique ? Doit-on constamment exhiber les photos de ces cérémonies où la main présidentielle serre malignement celles des suspects recherchés par sa justice ? Réponse : le crime (de Kizito) n’est pas là où on le croyait.

Lorsqu’à l’occasion du 20ème anniversaire du génocide, le président Kagame s’en prend virulemment à la France, tout le monde se demande le pourquoi de cet acharnement. Alors que l’on s’attendait à une évolution positive du contentieux, le président rwandais a, lui, préféré en remettre une couche. La vérité est que le cadeau dont il rêvait de la part de cette France n’est nullement un capitaine condamné, mais bel et bien un non-lieu dans l’affaire de l’attentat du 6 avril 1994. Voilà le pourquoi du comment, comme aime si bien le dire un compatriote. Eh oui, les faits sont têtus et il y en aura toujours pour se souvenir du commanditaire principal de cet acte qui a déclenché le drame rwandais. Quel rapport avec Kizito demanderiez-vous ? Tout simple : la commémoration susmentionnée aurait dû être le summum d’un programme initié quelques mois auparavant par le gouvernement rwandais : ndi umunyarwanda. Ce pseudo-nationalisme concocté par quelques druides du régime devait être applaudi par le monde accouru à Kigali en cet avril 2014. Voilà que l’hymne commandée à l’artiste chéri pour l’occasion devint plus que parfaite…

Au lieu de glorifier ses maîtres en effet, l’artiste pleura tous les morts, appela à la réconciliation et versifia magnifiquement son opinion ainsi que ses sentiments. Dans une chanson diffusée quelques jours seulement avant ce qui devait être une journée de louanges au stoppeur auto-proclamé du génocide, Kizito déclare : « le génocide m’a rendu orphelin, mais il ne doit pas me faire oublier ces autres qui ont été victimes d’une barbarie qu’on n’a pas qualifié de génocide ». Kizito avoue ensuite que « ma fierté et mon amour ne me viennent pas de la vie ni des choses terrestres, mais de mon humanité », avant de conclure : « je suis rwandais devrait être précédé par je suis humain ». Voilà en peu de mots, le message qu’il a livré à ses compatriotes et qui est un sacré coup de pied au nez des idéologues du régime. Affirmer et souligner, dans une œuvre musicale postée sur internet, la préséance de l’humanité sur la rwandité, voilà comment la muse rebelle, mais digne de Kizito l’a envoyé en prison.

Ne pouvant malheureusement être attaqué en justice à cause de cette « audacieuse arrogance musicale », Kizito se verra lié à des groupes politiques qui ont maille à partir avec le gouvernement actuel. Menotté, l’infortuné sera présenté à la presse pour « avouer » ses liens avec le « diable » de toujours, le Fdlr et le « démon » de circonstance, le Rnc. Voulant faire d’une pierre trois coups (punir l’enfant prodigue, « exorciser » le Fdlr et « isoler » le Rnc), les techniciens de Kagame risquent de se retrouver à la merci d’un boomerang implacable. Non seulement le programme Ndi umunyarwanda fut un désagréable flop, mais cette fois-ci, personne n’avalera ces couleuvres (trop grosses) ; surtout, le peu de rescapés qui avaient encore foi en ce régime sont en train de sérieusement revoir leur opinion s’agissant des vrais desseins des leurs « libérateurs ». Sans parler de la publicité faite ces temps derniers au Rnc. Quant aux futurs candidats du casting come and see, la question est déjà sur toutes les lèvres : « Si, après Mushayidi, Kizito peut lui aussi subir pareille maltraitance, quid des autres ? »

Mais pendant combien de temps le gouvernement croyait-il que Kizito allait mordre sur sa chique et ne pas s’écarter des rangs ? Sa petite rébellion est révélateur de la différence d’approche entre rescapés et toutes ces victimes par procuration qui, (re)venues dans le sillage d’intsinzi, se sont inventées une identité victimaire. Il y a également ce dédain vis-à-vis de la liberté d’artiste : les compositions de Kizito ont toutes une coloration « catholique ». Le fait que l’Afandie soit en guerre larvée contre l’Eglise de Rome n’arrangeait certainement pas la fluidité de l’exercice intellectuel de Kizito lors de ses créations. Reste que, organiste de talent issu du Conservatoire de Paris, Kizito n’est pas sans ignorer les déboires du grand Jean-Sébastien Bach : il fût disgracié, emprisonné et condamné à l’exil rien que pour une cantatae lui commandée par le Duc de Weimar et que l’artiste refusa de livrer, estimant les conditions de travail inacceptables (enfermé entre les murs d’un cachot), L’éternelle difficulté des relations entre l’indépendance de l’artiste et les intérêts sans cesse changeants du pouvoir, qu’il soit politique ou financier…

Comme pour tous ceux rattrapés ou happés par la machine à moudre du régime, il ne reste qu’à lui souhaiter bonne chance, du courage, beaucoup de courage et à penser à Goethe qui disait que « les hommes déprécient ce qu’ils ne peuvent pas comprendre » ainsi qu’à Albert Camus expliquant que « la logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ».

Cecil Kami