“Traduttore, traditore”

C’est au cours des procès tenus devant le TPIR à Arusha ( 1998-2012),  que cette expression italienne qui veut littéralement dire “ Traducteur, traître” soit “ Traduire c’est trahir”, nous fut illustrée de façon magistrale. 

Ce tribunal dont les juges et le Procureur étaient des magistrats à majorité anglophones tandis que les accusés étaient tous rwandophones et majoritairement aussi francophones, avait donc adopté le Kinyarwanda, l’Anglais et le Français comme langues de travail. Chaque partie pouvant s’exprimer dans une des trois langues au choix. Le box des traducteurs étaient donc toujours bondé et les traducteurs très concentrés pour une traduction simultanée. 

Malgré les qualifications de ces traducteurs souvent bardés de diplômes ad hoc, quelques perles resteront historiques dans l’exercice de ce métier et qui confirmeront que “ Traduttore, traditore”. Ces perles pouvaient rester dans le domaine de l’humour et de la dérision, si certaines n’avaient eu des conséquences sur les jugements rendus et donc influé sur la vie des  êtres humains. Nous donnons ci-après trois cas les plus flagrants:

Kinyarwanda-Français

Un témoin à charge est venu de Kigali pour témoigner contre un accusé qui fut haut grade militaire des FAR. Il a alors affirmé avoir entendu le 07 avril 1994 l’accusé donner des ordres en Kinyarwanda et sur Talkie walkie dont l’ordre suivant: “Muhere ruhande! ”. C’est alors qu’il lui fut demandé de traduire en français ou en Anglais ce que voulait dire cet ordre pour que la Cour sache que l’accusé appellait au meurtre des tutsi. L’autre sans hésiter répondit: Cela veut dire ”Commencez à côté”. Les juges insistèrent en demandant “ A côté de quoi ?” Et l’autre de répondre “ Je ne sais pas” . Sur les bans de la défense et dans le box des accusés l’hilarité était visible mais comme l’accusation se noyait d’elle même, ils laissèrent passer. Finalement le témoignage de ce “témoin-clé » fut considéré comme “ non consistant” car le sens ne signifiant rien même pour lui.

Anglais -Français ( grades militaires) 

Un témoin à charge venu du Rwanda et devait témoigner contre deux ministres et  deux Colonels, comme quoi ils auraient tenu une réunion secrète le 07 avril 1994 chez la mère de l’un d’eux;  réunion pendant laquelle ils auraient élaboré des ordres à donner à la population pour tuer les tutsi de cette région. L’homme s’exprimait en Kinyarwanda. Au cours de l’interrogatoire un des juges lui a demandé comment il a pu connaître ce qui s’est dit dans une réunion secrète regroupant des hautes autorités comme des ministres et des Colonels. L’autre , toujours en Kinyarwanda repondu que c’est parce qu’il était Brigadier de sa commune donc lui aussi une haute autorité. Le traducteur traduisit en Anglais que “ c’est parce que lui aussi il était un officier Général ( Brigadier General). Le juge qui avait posé la question semblait satisfait de la réponse sauf que, heureusement pour les accusés, un des avocats était anglophone et se leva aussitôt pour expliquer que “ Brigadier Communal au Rwanda en 1994 n’équivalait pas du tout au grade de Général de Brigade si on le traduit en Anglais. Il a fallu les témoignages des BEM et des Bourgmestres pour expliquer que le Brigadier communal était un policier ( souvent ancien caporal de réserve ) qui avait sous ses ordres une dizaine de policiers souvent mal ou non armés et que lui-même recevait les ordres du bourgmestre qui l’avait engagé et qui pouvait d’ailleurs le limoger à tout comment.  Rien à voir donc avec le Brigadier General en anglais qui est un officier Général supérieur aux Colonels.

Français-Anglais ( façon de dater)

Un autre accusé n’eut pas la même chance et fut immolé par la traduction, ou plutot la façon d’écrire les dates. Ayant affirme que le 06 avril 1994 il n’était pas à Kigali, mais que par contre le 04 juin 1994 plusieurs témoins affirment l’avoir vu ce qu il ne nia pas , le sténographe anglophone nota les dates à la façon anglo-saxonne : Mois/Jour/Année. Ainsi, le compte-rendu écrit lui fit dire malgré lui que le 6/4/1994 ( Jun/ Four /1994) il n’était pas à Kigali mais bien qu’on l’a vu le 4/6/1994 ( April / Six /1994) ce qu’il avait nié oralement. Les juges en lisant les transcrits du procès jugèrent que l’accusé est incohérent et mentait  en se contredisant et donc prirent en compte les témoignages de ceux qui l’accusaient d’être à Kigali le 06 avril 1994 alors qu’il avait un alibi en béton mais le transcrit des dates en système anglo-saxon le démolit sans qu’il ait l’occasion de répliquer car n’a pas apperçu comment les dates étaient transcrites. 

Vous aves dit: ”Traduttore, traditore!”

Nous aurions pu continuer en parlant de la traduction des chansons de Simon Bikindi du Kinyarwanda en Français ou même en explicitant certaines expressions et mots utilisés par cet artiste poète-musicien de grand talent. Mais ceci relève d’un autre chapitre car les deux parties ( l’accusation et la défense) traduisaient ou interprétaient chacune selon la cause à défendre. Ce n’est donc pas à strictement parler du “ Traduttore, traditore”. 

Nous pourrions consacrer un billet particulier à la traduction et l’interprétation des chansons de Bikindi Simon car ce serait instructif surtout qu’il fut acquitté de toutes les accusations en rapport avec son oeuvre artistique, mais condamné pour un autre chef d’accusation trouvé sur le tard  à savoir “Appeler par haut-parleur au meurtre des tutsi entre Gisenyi et Kibuye en juin 1994!” et qui sauva la face du Procureur du TPIR.

Vous aves dit: ”Traduttore, traditore!”

Emmanuel Neretse