UMURAGE Thème du Mois de Septembre 2019: L’Education de l’Enfant Africain

Ne le répétez pas, s’il vous plait, mais il y a une époque de ma vie où les mathématiques étaient ma bête noire! Pour illustrer ça, vous me permettrez de vous ramener avec moi dans le temps. C’était en septembre 1984, je quittais le collège des humanités modernes, un pensionnat public situé dans une petite localité appelée Bukomero, dans le sud du Rwanda, à quelques kilomètres de la ville de Gitarama, pour venir étudier dans le prestigieux Lycée de Rugunga. J’avais terminé ma troisième année d’école secondaire et j’étais sur le point de terminer la deuxième et la dernière moitié de mon école secondaire dans la capitale rwandaise.

Le Lycée de Rugunga, également appelé Lycée de Kigali (LDK), était réputé pour être l’une des meilleures écoles publiques du pays. Je sais que tout le monde aime croire qu’ils ont étudié dans la meilleure école de tous les temps, mais laissez moi faire cette affirmation pour ce qui est du LDK… 🤓

Au Lycée de Kigali, tout était différent de mon ancienne école. Byimana était un grand complexe avec des beaux bâtiments historiques en briques rouges, des plafonds hauts, des portes et fenêtres en bois et des tuiles rouges traditionnelles (amategura), une marque déposée des établissements catholiques au Rwanda. L’école était dirigée par une communauté religieuse, les frères Maristes. Nous avions donc une chapelle, des messes matinales quotidiennes et des croix au-dessus de toutes les portes.

A l’opposé, LDK était une école moderne, un peu comme ces maisons californiennes, avec ses murs blancs, des grandes fenêtres vitrées, des toits gris géométriques avec des pentes très raide et des portes métalliques colorées. Nous avions un grand gymnase – avec un court de tennis, excusez-moi ! – et des chambres au lieu de dortoirs. La LDK étant une école laïque, il n’y avait donc ni chapelle ni croix au-dessus des portes, ni messes matinales.

Byimana avait une basse-cour et était entourée d’hectares de forêts et de champs où nous cultivions une partie des vivres que nous consommions; LDK était entouré d’un clubs sportif en contrebas, et d’élégantes maisons résidentielles en construction plus haut sur le plateau, dans le quartier en plein essor de Rugunga.

Le LDK a été construit par la coopération française en 1974 et a ouvert ses portes en 1975. Pendant de nombreuses années, toutes les enseignantes et tous les enseignants étaient français. Au moment où je suis entré à l’école, le directeur était rwandais, Monsieur Mbabariye Célestin, de même que la plupart des enseignants. Il restait deux ou trois professeurs français et un ou deux professeurs congolais.

L’un des professeurs français était un homme appelé M. Salès. M. Salès, notre professeur de mathématiques, un véritable magicien avec les chiffres. Lorsque la classe a commencé, il a demandé à tout le monde de se présenter. Je ne sais pas ce qui a fait qu’il m’a remarqué, peut-être mon pantalon kaki et ma chemise blanche bien repassés, relent de l’établissement catholique très strict d’où je venais. Ou peut-être est-ce parce que je venais d’une école provinciale? Je ne sais pas.

Je me suis toujours considéré comme un élève intelligent (vous voyez combien je suis modeste? 🤭), j’avais des bonnes notes dans toutes les matières, y compris les mathématiques, mais le LDK m’a montré que je n’étais pas aussi avancé en math que je le pensais. Dans le programme du LDK, les équations étaient enseignées à partir de la troisième année, alors que Byimana les aurait introduites dans le curriculum de la quatrième année. En d’autres termes, j’avais un an de retard et M. Salès était plus que ravi de constamment me le rappeler.

A chaque classe, il m’appelait et me demandait de venir au tableau pour résoudre l’équation du jour. C’était comme si le sol s’ouvrait à chaque fois sous mes pieds ou qu’on m’arrachait une dent sans anesthésique! Je regardais le tableau noir, la craie à la main et ne trouvant rien à écrire. Les chiffres entrelacés avec des lettres latines et grecques me fixaient sans pitié et semblaient se moquer de moi autant que mon professeur.

Il me laissait très longtemps là, debout devant le tableau noir, avant de reprendre la craie et de résoudre l’équation lui-même. Cela a duré plusieurs semaines. Aller au cours de maths est devenu comme m’acheminer vers le Golgotha, sauf que je ne mourrais pas et devrais subir cette épreuve atroce encore et encore.

À un moment donné, j’ai décidé de vaincre moi-même ma peur des maths, une fois que je me suis rendu compte que ce professeur se délectait tellement de mon humiliation, qu’il était assez improbable qu’il ne m’apprenne quoi que ce soit. Oui, c’était déjà le moi déterminé que vous connaissez aujourd’hui, même si je n’avais que 15 ans!

Le soir, je passais d’innombrables heures à étudier les livres de maths que je pouvais me procurer, jusqu’au jour où j’ai eu un vrai moment Eureka! Les équations ont subitement débloqué tous leurs mystères! J’ai finalement compris que les x, y et z et les alphas, les bêtas et les gammas n’étaient pas mes ennemis, ils étaient juste des symboles choisis au hasard, une convention, une langue. Ce que l’on attendait de moi, c’était de deviner ce qui se trouvait derrière chaque lettre plutôt que de m’attarder sur celles-ci!

J’avais hâte de retourner à mon mont Calvaire afin d’étaler mon érudition si durement acquise. L’expression sur le visage de M. Salès valait chaque minute passée à étudier au lieu de jouer dehors avec mes camarades. Je me suis levé avant même qu’il ait fini d’appeler mon nom (Patrick Emmanuel Habamenshi, il faut bien avouer que c’est un nom assez long), suis venu au tableau noir, marchant avec confiance, et ai résolu son équation en moins d’une minute! Il m’a regardé, avec une expression figée et est resté sans voix pendant longtemps. À un moment donné, il a retrouvé ses facultés oratoires et m’a dit, presqu’à contrecœur: «Vous voyez, vous pouvez y arriver. »

Il ne m’a plus jamais appelé au tableau noir.

Si je devais arrêter l’histoire ici, vous pourriez penser que c’est juste l’histoire d’un enseignant qui donnait du fil à retordre à un élève ou l’histoire d’un élève qui a surmonté un défi. C’est un peu ça mais beaucoup plus. Tout d’abord, permettez-moi de dire qu’avec le recul, je ne pense pas à M. Salès comme un bourreau, bien que ce soit ce que je voyais à l’époque. Pour être équitable avec lui, mis à part ces moments où il m’appelait au tableau, il ne m’adressait jamais la parole, il ne m’a jamais appelé par des noms insultants et il n’a jamais marqué mes examens injustement. J’imagine que c’était juste sa façon d’enseigner, comme beaucoup de nos professeurs à l’époque d’ailleurs, du primaire au secondaire à l’université. Enseignement par traumatisme et non par charisme, c’était ça l’éducation de l’enfant africain!

Une chose que je me suis promise à l’époque était que si je devenais un jour enseignant, je ne me réjouirais jamais des incapacités de ceux je devais me préparer à entre dans le monde des adultes. Je connais de nombreux enfants qui ont rencontré une telle approche pédagogique et qui ne s’en sont jamais remis, qui n’ont jamais été en mesure de se remettre de cette douleur infligée gratuitement. Mes anciens élèves vous diront si j’ai tenu cette promesse quand, quelques décennies plus tard, je suis devenu un académicien. Mais ça, c’est une histoire pour un autre jour.

On retourne en 1984. Ne vous inquiétez pas, ma rencontre avec ce professeur ne m’a pas traumatisé et n’a laissé aucune marque indélébile en moi. À 15 ans, mon caractère était déjà bien trempé et je voyais chaque difficulté comme une épreuve que je ne pouvais pas me permettre de ne pas gagner.

Croyez-le ou non, cette épreuve dans l’arène mathématique a été l’une des expériences les plus libératrices de ma vie ! Mon professeur m’a libéré, intentionnellement ou non, de la peur de ce grand monstre appelé les Chiffres.

Après ce premier trimestre des plus difficiles dans la classe de M. Salès, les mathématiques sont devenues ma matière préférée et c’est toujours le cas, 35 ans plus tard. J’aime la littérature comme vous pouvez l’imaginer, j’aime l’histoire, la géographie, etc., mais J’AIME les mathématiques! Le jour où j’ai compris les mathématiques et ai appris à résoudre des équations complexes, c’est le jour où j’ai arrêté de craindre l’école.

Plus tard, à l’université, je me suis épris des théories des jeux, un cours qui m’a permis de découvrir que les mathématiques peuvent être appliquées à tout dans la vie, absolument tout. Les équations peuvent changer, il peut y avoir de nouvelles variables, mais à la fin, toutes les équations peuvent être résolues si vous arrêtez d’avoir peur de ce qui est devant vous et apprenez à chercher ce qui est caché derrière les symboles.

Et comme je fête la vie de mon père ce mois-ci, laissez-moi boucler cet essai avec une autre leçon de vie des plus utiles, une chose que mon paternel m’a dite juste avant mon entrée à l’université et qui a façonné à jamais ma vision de l’éducation:

«Mon fils, ne t’attend pas à ce que l’Université soit le lieu où tu trouveras toutes les réponses. Au contraire, il se peut que tu en repartes avec plus de questions que tu n’en avais avant d’y entrer. Mais tu sauras que tu es dans une bonne université quand elle t’apprendra à poser les bonnes questions et, plus important encore, quand elle t’indiquera la direction que tu dois prendre pour aller chercher tes réponses. L’Université est ta porte d’entrée dans l’Univers.»

C’est cela l’essence même de l’éducation: nous apprendre à poser les bonnes questions et nous orienter pour que l’on sache où aller trouver les bonnes réponses. Ce que nous en faisons ne depend que de nous.

En ce mois de septembre 2019, retournons tous à l’école et imaginons en quoi notre vie aurait été différente si on nous avait appris à voler de nos propres ailes au lieu de nous enchaîner devant des tableaux noirs hostiles.

Turi Kumwe.

Contributeur

Um’Khonde Habamenshi
Pour la Fondation UMURAGE