LES CAMPS DE RÉÉDUCATION INGANDO SONT LOIN D’ÊTRE DES INSTRUMENTS DE JUSTICE ET DE RÉCONCILIATION

Observations d’une participante d’un camp ingando au Rwanda

Susan Thomson. Chargée de cours à l’Université d’Ottawa. 24/2/2010

La rééducation pour la réconciliation

Pendant que, dans le cadre de mon doctorat, je réalisais une étude sur le terrain, le gouvernement du Rwanda m’a ordonné de me soumettre à de la «rééducation». J’avais effectué un peu plus de la moitié de mon travail lorsque le directeur de cabinet du ministre des Autorités locales m’a dit qu’il devait révoquer ma lettre de permission parce que mes travaux de recherche allaient «à l’encontre de l’unité nationale et de la réconciliation» et parce que «ce n’était pas le genre de recherche dont avait besoin le gouvernement».

Les travaux de recherche que j’effectuais en 2006 avaient pour but de comprendre les effets, sur de simples paysans rwandais du Sud-Ouest du pays, de la politique d’unité nationale et de réconciliation postgénocide mise de l’avant par le gouvernement. Mes travaux étaient de type ethnographique, ce qui signifie que je devais passer beaucoup de temps dans les régions rurales, à consulter des Rwandais ordinaires1 sur leurs vies avant, pendant et après le génocide, pour comprendre comment ils résistaient subtilement et stratégiquement à cette politique du gouvernement2. De l’avis du gouvernement, je «perdais» mon temps à «parler de politique à des paysans» puisque c’étaient «tous des menteurs de toute façon». De plus, il était clair que j’avais subi «un lavage de cerveau».

Donc, le directeur de cabinet du ministre m’a confisqué mon passeport «pour le garder en lieu sûr» et m’a présenté une liste d’activités de rééducation. Dorénavant, j’allais être accompagnée d’un gardien au service du gouvernement qui aurait pour fonction de veiller à ce que je cesse de parler aux paysans. De plus, le directeur de cabinet m’a remis les noms de personnes haut placées au sein de l’État, du secteur privé et de la société civile, personnes que je devais rencontrer pour «connaitre la vérité» sur la politique d’unité nationale et de réconciliation du gouvernement. Enfin, il m’a remis une ordonnance m’obligeant à assister à des séances de tribunal gacaca et à faire un séjour dans un camp ingando de rééducation à la citoyenneté en tant qu’invitée du gouvernement.

Je savais peu de choses à propos des camps ingando, car on a peu étudié cet élément de la politique de reconstruction postgénocide, d’unité nationale et de réconciliation mise en œuvre par le gouvernement3. J’ai passé une semaine dans un tel camp avec un groupe d’une centaine de génocidaires avoués, qui en étaient à la cinquième semaine de leur période de rééducation de douze semaines. Ces hommes avaient été libérés de prison après avoir comparu devant un tribunal gacaca et devaient se soumettre à la rééducation ingando avant de retourner vivre dans leur milieu d’origine.

En m’ordonnant de me soumettre moi aussi à cette rééducation, le Front Patriotique Rwandais (FPR) m’a permis d’observer aux premières loges ses tactiques et ses techniques pour organiser la circulation de l’information et déterminer ce qui doit être considéré comme la «vérité» dans le Rwanda postgénocide (voir Pottier, 2002).

Mon expérience dans un camp ingando m’a permis de découvrir les rouages cachés de l’un des principaux mécanismes de la politique d’unité nationale et de réconciliation imposée du sommet par le FPR.

Le but du présent chapitre4 est de faire ressortir l’écart entre, d’une part, les objectifs que prétend vouloir atteindre le gouvernement avec les camps ingando et, d’autre part, les véritables effets de ces camps sur les participants. Je soutiens que les camps ingando sont peu utiles pour rééduquer les génocidaires avoués et pour aider familles, amis et voisins à se réconcilier.

Au lieu de favoriser l’unité nationale et la réconciliation, ces camps enseignent aux hommes, majoritairement issus de l’ethnie hutue, à garder le silence et à ne pas remettre en question la vision du FPR des mesures à prendre pour instaurer la paix et la sécurité parmi les Rwandais. Pour nous, le séjour dans un camp ingando a été une expérience d’aliénation, d’oppression, voire d’humiliation visant à faire taire toute forme de dissidence. Mais paradoxalement, la dissidence risque de se cristalliser et de se renforcer à l’avenir à cause de ces camps.

Je développe mes arguments en deux temps.

Premièrement, je situe les camps ingando en tant que mécanisme clé de la politique globale d’unité nationale et de réconciliation.

Puis, je présente les objectifs officiels de la rééducation ingando pour les suspects de génocide de manière à démontrer jusqu’à quel point les enseignements faisant partie de cette rééducation constituent un instrument de consolidation du contrôle par l’État, plutôt qu’un effort sincère pour favoriser la réconciliation parmi les Rwandais ordinaires. J’analyse plus précisément les réactions des suspects à la version ingando de l’histoire qui leur est enseignée. J’ai écrit le présent chapitre en m’inspirant de l’héritage que nous a légué Alison Des Forges en matière de défense des droits de la personne. Je m’appuie sur cet héritage pour critiquer les méthodes répressives du FPR visant à exclure de la vie politique une partie importante de la population et pour que le FPR soit appelé à rendre des comptes sur ces méthodes. J’adhère en outre à la même école de pensée qu’Alison, dont les travaux de recherche incluaient le vécu des gens ordinaires.

Le rôle des camps ingando dans la politique d’unité et de réconciliation

La politique d’unité nationale et de réconciliation est un ambitieux projet d’ingénierie sociale qui, aux dires du gouvernement du FPR, est destiné à construire une identité rwandaise unifiée tout en favorisant la réconciliation entre les survivants du génocide et les génocidaires. Selon cette politique, le gouvernement doit réapprendre à la population l’unité ethnique qui existait avant le colonialisme, à une époque où Tutsis et Hutus «vivaient dans une harmonie paisible et collaboraient dans l’intérêt du pays» (Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, 2004, pp. 41 et 53).

En idéalisant un certain passé et en tenant pour acquis que tous les Hutus doivent être rééduqués, on fait deux grandes simplifications: tous les Tutsis (qu’ils aient été au Rwanda ou non pendant le génocide) sont des victimes innocentes ou des «survivants» et tous les Hutus (qu’ils aient participé ou non au génocide) sont coupables de crimes.

L’encadrement strict des communications publiques est au cœur de la politique nationale d’unité et de réconciliation. Qu’ils appartiennent à l’élite ou qu’ils soient des gens ordinaires, les Rwandais ont le droit de parler en public des ethnies uniquement lorsque le gouvernement l’autorise, comme dans les camps ingando, dans les procès gacaca ou pendant la semaine de deuil national à la mémoire du génocide. À part ces exceptions, le FPR ne permet aucune discussion en public de la violence subie par les Rwandais individuellement pendant le génocide, sans égard à leur ethnie, qu’ils soient Hutu, Tutsi ou Twa.

Le gouvernement fait la promotion de l’unité nationale et de la réconciliation de plusieurs façons. Il entretient la mémoire collective du génocide par des lieux commémoratifs et des sépultures communes pour mettre en évidence le résultat des divisions ethniques. Chaque année, des cérémonies ont lieu pendant la semaine de deuil national (du 7 au 14 avril) pour rappeler aux Rwandais les «effets pernicieux du divisionnisme ethnique» (entrevue avec un membre de la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, en 2006).

Le gouvernement a aussi adopté de nouveaux symboles nationaux (drapeau, hymne et emblème) en 2001 parce que les anciens symboles «représentaient le génocide et favorisaient l’idéologie du génocide et de la division» (entrevue avec un membre de la Commission nationale pour l’unité et la réconciliation en 2006)5.

Dans le cadre de la restructuration administrative du Rwanda en 2006, le gouvernement a changé les toponymes à tous les échelons administratifs (des villages jusqu’aux provinces) pour «protéger les survivants contre le souvenir de l’endroit où les membres de leur famille sont morts» (entrevue avec un fonctionnaire du ministère de la Culture en 2006)6. De plus, la Constitution de 2003 criminalise toute mention en public de l’identité ethnique (article 33) de même que le «divisionnisme ethnique» et la «banalisation du génocide».

Les camps ingando sont donc un mécanisme parmi d’autres de promotion de l’unité nationale et de la réconciliation. Le gouvernement fait une distinction importante entre les camps de solidarité ingando et les camps de rééducation ingando.

Les camps de solidarité s’adressent aux politiciens, aux chefs de file de la société civile, aux autorités cléricales, aux juges des tribunaux gacaca et aux étudiants qui viennent d’être admis à l’université.

À l’inverse, les camps de rééducation s’adressent aux ex-combattants, aux ex-soldats, aux génocidaires avoués, aux prisonniers qui viennent d’être remis en liberté, aux prostituées et aux enfants de la rue.

De nombreux Rwandais ordinaires parmi lesquels j’ai recueilli de l’information m’ont affirmé voir les camps de solidarité comme des lieux d’endoctrinement politique pour ceux qui occupent ou vont occuper des postes de dirigeant, tandis qu’à leurs yeux, les camps de rééducation sont une forme de contrôle social destiné à empêcher les Hutus d’entrer dans la sphère publique. J’ai été soumise à la rééducation ingando en compagnie de génocidaires avoués qui étaient sur le point de réintégrer leur milieu de vie. Cette rééducation dure normalement trois mois et est conçue pour «les amener à avouer devant les tribunaux gacaca les actes qu’ils ont commis pendant le génocide» ainsi qu’à «les préparer à réintégrer leur milieu d’origine» (Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, 2006c, p. 4).

La rééducation ingando

Avant de commencer ma rééducation ingando, j’ai rencontré l’administrateur local du camp, qui m’a dit d’être «attentive» aux «objectifs officiels» des leçons parce que j’apprendrais rapidement comment le gouvernement arrivait à promouvoir efficacement l’unité et la réconciliation. Il m’a dit encore ceci: «Les leçons qu’on va vous enseigner visent à leur faire comprendre [aux génocidaires] l’importance de dire la vérité à propos de ce qu’ils ont fait pendant le génocide. Une fois que ces Hutus disent la vérité, les survivants tutsis peuvent leur pardonner. Nous leur enseignons aussi la vraie histoire du Rwanda parce que nous savons que des dirigeants corrompus les ont induits en erreur pendant de nombreuses années; ils ont été contaminés par la haine interethnique. Nous leur enseignons que leur rôle dans la société dépend de leur capacité à dire la vérité

Après que j’eus écouté ce bref sermon, l’administrateur local m’a présenté Émile, le traducteur qui allait m’être affecté. Il portait un fusil AK-47 et détenait le grade de major dans l’Armée patriotique rwandaise. Émile allait m’escorter pendant la semaine et devait s’assurer que j’apprenne ce que j’avais «besoin d’apprendre». Lorsque je me suis levée pour me présenter à mon tour, Émile m’a fait taire en me disant qu’il savait bien qui j’étais et pour quelle raison on m’avait ordonné de me soumettre à la rééducation. Émile s’est tourné pour saluer l’administrateur local et lui promettre que j’allais être «rééduquée comme il faut» sous sa tutelle.

Alors que nous marchions vers le terrain de soccer où la leçon du jour allait avoir lieu, Émile m’a avertie sévèrement d’être attentive et de me taire. Puis, il m’a emmenée au réfectoire, où il m’a présentée à mes camarades de classe ingando, qui ont appris que j’allais passer la semaine avec eux. À ce moment, nous avons reçu les dernières instructions quant aux attentes du gouvernement relativement à notre rééducation. L’une des personnes chargées par le gouvernement de notre rééducation nous a dit ceci: «Vous ne pourrez pas retourner vivre chez vous tant que vous n’aurez pas compris les causes réelles du génocide. Nous allons mettre à l’épreuve vos connaissances en histoire pour nous assurer que vous comprenez bien. Rappelez-vous aussi que vous êtes un ancien Hutu. Nous sommes tous des Rwandais maintenant, et c’est le fondement de nos leçons d’histoire

Après avoir écouté ces instructions, nous nous sommes rendus en file indienne, avec escorte militaire, jusque sur un terrain de soccer poussiéreux où les leçons de la semaine devaient avoir lieu. Dans un silence absolu, tout le monde s’est assis à la place lui ayant été attribuée à l’avance, les jambes croisées.

Il y avait six rangées de cinq personnes disposées sur le terrain. Mon traducteur désigné par le gouvernement m’a indiqué ma place, à l’arrière, dans la cinquième rangée. Dès que nous nous sommes assis, un autre représentant du gouvernement est venu au lutrin suivi d’un cortège de conférenciers.

On nous les a présentés comme des historiens et des intellectuels au service du pays, «ayant étudié l’histoire du Rwanda et ayant bien compris les racines du fléau qu’a été le génocide». Les leçons duraient de deux à trois heures. Il n’était pas permis de poser des questions. Si quelqu’un s’étirait les jambes ou faisait mine de s’endormir, l’un des six gardes de l’escorte militaire qui encadrait le terrain lui rappelait brusquement d’écouter attentivement.

Nos leçons d’histoire ont duré trois jours, soit un total approximatif de 24 heures. Nous nous sommes fait expliquer en détail les causes premières du génocide, notamment la «haine interethnique profondément enracinée qu’éprouvent les Hutus envers les Tutsis». Nous nous sommes fait dire aussi que cette haine est «la racine du mal rwandais [du génocide]» et que la paix et la sécurité ne sont possibles que si les Hutus se débarrassent de cette haine. Ce seraient des Hutus ordinaires de sexe masculin qui auraient causé le génocide parce qu’ils auraient été mus par leur haine des Tutsis.

Puis, on nous a montré comment reconnaitre les signes de traumatisme et on nous a dit que nous devions respecter les besoins des survivants tutsis lorsqu’ils manifestent des signes de traumatisme. Enfin, nous avons appris comment être un «bon citoyen», ce qui veut dire respecter les ordres des autorités locales, avoir une bonne hygiène et se montrer courtois envers les autres, et nous avons appris l’importance de la monoculture pour le développement du pays.

Lorsque nous n’étions pas en train de suivre nos leçons d’histoire, nous apprenions comment ensemencer un champ et comment labourer la terre. Nous avons également joué quelques parties de soccer. Du début à la fin de la semaine régnait une ambiance sombre. Lorsque les hommes paraissaient gagnés par l’épuisement ou l’ennui, les gardes armés s’assuraient qu’ils demeurent concentrés sur la leçon. Le rythme m’a paru d’autant plus éreintant que nous ne pouvions ni manger, ni nous reposer suffisamment. On ne nous laissait aucun répit. Les hommes me disaient que la journée était structurée «comme en prison». Voici ce que m’a confié un jour Trésor, un ancien professeur de chimie à l’Université Nationale, pendant le repas du soir: «Je suis un ancien Hutu, ce qui veut dire que je fais honte au gouvernement. Avec la prison, les tribunaux gacaca et la rééducation ingando, il nous empêche de penser de façon autonome. Il nous fait comprendre que nous ne sommes pas des citoyens à part entière

Le premier jour de nos leçons d’histoire, quelques hommes trouvaient bien drôle qu’une muzungu (une étrangère de race blanche) soit obligée de s’assoir pendant de longues périodes en plein soleil, sans manger. Ils me taquinaient et se demandaient à voix haute ce que j’avais fait pour me retrouver dans leur camp de rééducation ingando. Lorsqu’ils ont appris que j’étais une chercheuse canadienne et que j’avais été envoyée là pour «apprendre la vérité», les blagues ont cessé, et la plupart des hommes se sont éloignés de moi, peut-être pour essayer de prendre leurs distances par rapport à une personne que le gouvernement n’avait manifestement pas en odeur de sainteté.

À un moment donné, mon traducteur est allé à la toilette, et un ancien médecin du nom d’Antoine qui était assis à côté de moi la plupart du temps, pendant la semaine, m’a demandé doucement, en français, «d’alerter le monde extérieur pour que les gens comprennent qu’être hutu est un crime dans le nouveau Rwanda». Lorsqu’un des soldats omniprésents pour nous surveiller pendant la leçon a surpris notre conversation, il s’est avancé jusqu’à l’endroit où nous étions assis et a donné un solide coup sur les pieds nus d’Antoine avec la crosse de son fusil. Il m’a saisie par le bras, m’a tirée vers lui et m’a jetée au sol en pointant du doigt l’endroit où j’allais devoir m’assoir en silence pendant le reste de la leçon. Je n’ai jamais revu Antoine, et mon traducteur ne m’a plus jamais quittée après cet incident. Il m’a emmenée immédiatement au bureau du représentant du gouvernement chargé de superviser la rééducation ingando et il m’a rappelé sévèrement que j’étais là «pour apprendre» et que je devais «seulement écouter». Si je persistais à vouloir parler aux prisonniers, je serais renvoyée à Kigali, où je risquais de subir «une dure punition». Je suis retournée à ma place sur le terrain de soccer, après avoir été rappelée à l’ordre comme il se devait. Je me suis alors demandé ce qui avait bien pu arriver à Antoine.

Les leçons d’histoire

L’histoire qu’on m’a enseignée pendant la rééducation ingando n’était pas différente de la version officielle de l’histoire, selon laquelle les ethnies sont une fiction issue des politiques coloniales consistant à diviser pour régner. Cette fiction aurait été récupérée par les régimes hutus postcoloniaux (Cabinet du Président de la République, 1999; Commission nationale pour l’unité et la réconciliation, 2004).

À la fin de l’exposé sur l’histoire, le cinquième jour de ma rééducation ingando, j’ai constaté que les hommes étaient plus fatigués que d’habitude. Nombre d’entre eux paraissaient déprimés et manifestaient peu d’enthousiasme pour leur partie de soccer habituelle de fin d’après-midi, à laquelle j’assistais chaque fois en attendant le chauffeur qui me ramenait en ville avec mon traducteur. Je n’ai pu parler à aucun d’entre eux en raison de la barrière linguistique et de la présence constante de mon traducteur.

Néanmoins, des Rwandais ordinaires que j’ai pu consulter pendant mes travaux de recherche, parmi lesquels se trouvaient une douzaine de génocidaires avoués qui étaient rentrés chez eux, m’ont donné leur point de vue sur la nouvelle version de l’histoire qu’ils avaient apprise dans les camps ingando. Nombre d’entre eux voient ce récit historique comme un produit de l’élite politique du FPR, produit que les dirigeants locaux doivent adopter pour faire avancer leur carrière7.

Joseph, un Hutu de 26 ans ayant terminé sa rééducation ingando en 2002 m’a dit ceci: «Je ne sais pas si les Hutus et les Tutsis [paysans] comme moi vivaient sans appartenir à une ethnie avant l’arrivée des Blancs. C’est ce qu’ils nous ont enseigné. Est-ce vraiment important? Je veux manger tous les jours et envoyer mes enfants à l’école. S’ils me disent que ce sont les Blancs qui ont divisé le peuple, je ne les contredirai pas, bien entendu»8.

Voilà qui montre bien que la version de l’histoire accompagnant la politique d’unité nationale et de réconciliation est la version «politiquement correcte». C’est la version que les Rwandais ordinaires répètent comme des perroquets en public même si, en privé, ils disent ne pas être d’accord. Cette version singulière de l’histoire du Rwanda, qui est propagée conformément à la politique d’unité nationale et de réconciliation, ne tient pas compte de la multiplicité des interprétations historiques (et des expériences vécues individuellement) qui constituent l’histoire du Rwanda.

Les leçons sur la vérité et la réconciliation

Les camps de rééducation ingando pour les génocidaires ne favorisent pas la réconciliation. Les génocidaires apprennent plutôt à se taire et à demeurer en marge de la vie publique. Au cours de ma rééducation, les représentants du gouvernement m’ont dit à plusieurs reprises que les Hutus avaient la «responsabilité de dire la vérité». Mais, lors des entrevues que j’ai réalisées, de nombreux hommes ayant été soumis à la rééducation ingando m’ont dit qu’il était inutile pour eux de dire réellement la vérité sur ce qu’ils ont fait. Gaston, qui a terminé son séjour de rééducation ingando en 2004, m’a dit ceci: «Même si je suis innocent, je suis un ancien Hutu. Dans le nouveau Rwanda, cela signifie que je suis coupable d’avoir tué.» Comme la rééducation ingando est conçue pour empêcher toute discussion publique hors du cadre voulant que les Tutsis soient des survivants et les Hutus, des criminels, elle n’est qu’une tactique de contrôle social parmi d’autres, et non un effort véritable pour unifier les Rwandais et les aider à se réconcilier entre eux.

Voici ce qu’en pense Vianney, un survivant tutsi de 25 ans:

Les Hutus qui ont tué savent qu’ils l’ont fait, mais peuvent-ils dire la vérité dont ils sont conscients? Non, et je comprends pourquoi. S’ils parlent, ils vont directement en prison. Je comprends leurs problèmes. C’est au gouvernement qu’il faut reprocher de manquer d’équité. Si nous pouvions chercher nous-mêmes le moyen de nous entendre, à notre propre rythme, je sais que nous trouverions une façon de coexister. La réconciliation ne se fera jamais tant que le gouvernement actuel sera au pouvoir…

Anselme, le neveu âgé de 16 ans d’un homme déclaré coupable de génocide, m’a dit ceci: «Pour un adulte hutu comme mon oncle, les leçons ingando sont tout simplement une façon pour le gouvernement de nous enlever toute liberté de penser et de s’assurer supposément que nous ne commettrons plus de génocide. Mais ça [le génocide] pourrait se reproduire parce que les Hutus ne sont plus les bienvenus ici.»

Conclusion

Comme nous avons pu le voir dans ce chapitre, les camps ingando pour les génocidaires révèlent simultanément les points forts et les points faibles de la rééducation conçue par le FPR puisqu’ils nous font voir que, bien qu’on puisse forcer les gens à participer à ces camps, il est beaucoup plus difficile de les forcer à croire ce que l’on veut, un peu comme l’écrivait Wedeen (1999, p. 22). Ceux qui sont passés par les camps ingando et auxquels j’ai pu parler ne croient pas en l’unité nationale fondée sur un passé réinventé ou dans la réconciliation axée sur une réingénierie de l’avenir. Ils voient plutôt les camps et le discours idéologique qui leur est associé comme des efforts pour exercer un contrôle social sur les Hutus adultes de sexe masculin. Au lieu de se faire rééduquer, ces hommes apprennent simplement de nouvelles formes de rituel de dissimulation (Wedeen, 1999, p. 82) et d’obéissance stratégique.

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Par «Rwandais ordinaires», j’entends l’ensemble des citoyens qui ne font pas partie de l’élite. Ce sont la plupart du temps des paysans. Ils ne sont pas membres de l’élite politique détenant le pouvoir officiel et ne font pas partie des agents de l’État (policiers, fonctionnaires, militaires, dirigeants locaux, etc.).

2 À l’instar de ma thèse de doctorat, le présent chapitre est fondé sur des travaux de recherche effectués dans les milieux ruraux et urbains du Rwanda entre avril et octobre 2006. Ces travaux comprennent des entrevues avec des hauts fonctionnaires et des représentants du secteur privé et de la société civile. Ils comprennent aussi trente-sept entrevues permettant de retracer la vie de paysans rwandais ordinaires dans les provinces du Sud et de l’Ouest. J’ai en outre recueilli des données par des entrevues semi-structurées, par l’observation de participants de même que par des conversations avec plus de 400 habitants du Rwanda faisant partie tantôt de l’élite, tantôt des Rwandais ordinaires, en milieu rural et en milieu urbain. Je ne nomme jamais précisément les lieux, de manière à respecter la confidentialité et l’anonymat prévus dans le protocole de recherche et de manière à protéger les gens qui ont participé à mes travaux de recherche contre d’éventuelles représailles de la part du gouvernement. Les noms figurant dans le présent chapitre sont des pseudonymes.

3 Pour autant que je sache, il existe une seule publication savante sur les camps ingando (Mgbako, 2005). Penal reform International (2004) constitue une source d’information utile mais ne provenant pas des milieux universitaires.

4 Le présent texte constitue un chapitre d’un livre à paraitre rassemblant un collectif d’auteurs [note du traducteur].

5 Plusieurs Rwandais ordinaires m’ont affirmé que le nouvel hymne national est en fait une chanson guerrière du FPR qui avertit les Tutsis de se protéger contre les Hutus qui rôdent. Je ne peux pas confirmer cette affirmation puisqu’aucun représentant de l’État n’a voulu discuter avec moi des paroles. Il est toutefois important de constater que, pour des gens ordinaires, c’est ce que disent les paroles.

6 La restructuration fait officiellement partie de la politique de décentralisation du Rwanda. Officiellement, on justifie la décentralisation par la nécessité de démanteler le système administratif hautement centralisé qui a permis le génocide. En pratique, la politique de décentralisation semble conçue pour camoufler le déploiement de fidèles partisans du FPR jusqu’aux échelons inférieurs de l’administration (notes de terrain, 2006).

7 Sur les 46 dirigeants locaux élus et anciens expatriés que j’ai rencontrés dans mes travaux sur le terrain, tous sauf trois étaient des membres du FPR. L’un d’entre eux m’a dit: «Il faut être membre du FPR si on veut obtenir un bon poste [au sein de l’État]. J’ai adhéré au FPR pour pouvoir faire vivre ma famille et je n’ai pas regretté ma décision» (notes de terrain 2006).

8 J’ai aussi fait des entrevues avec des Tutsis qui se sont montrés cyniques à l’égard du récit officiel de l’histoire. Par exemple, Aimable, un paysan tutsi âgé de la Province de l’Ouest, m’a indiqué sur un ton caustique: «Ceux qui ont le pouvoir décident comment on doit raconter l’histoire du pays

Bibliographie :

Mgbako, Chi. «Ingando Solidarity Camps: Reconciliation and Political Indoctrination in Post-Genocide Rwanda», Harvard Human Rights Journal, no 18 (printemps), 2005, pp. 201-224.

Commission nationale pour l’unité et la réconciliation. The Rwandan Conflict: Origin, Development, Exit Strategies, Kigali, 2004.

Commission nationale pour l’unité et la réconciliation. The Ingando Concept and it’s [sic] Syllabus Reform, Kigali, 2006a.

Commission nationale pour l’unité et la réconciliation. The Themes meant to be discussed during “Ingando” workshop for Leaders, Kigali, 2006b.

Commission nationale pour l’unité et la réconciliation. The A-Z of Ingando, Kigali, 2006c.

Cabinet du Président de la République. The Unity of Rwandans. Before the Colonial Period and Under the Colonial Rule under the First Republic, Kigali, Urugwiro Village, 1999.

Penal Reform International. From Camp to Hill, the reintegration of released prisoners, rapport d’étude des tribunaux gacaca no 6, 2004. Consulté le 20 novembre 2007.

POTTIER, Johan. Re-Imagining Rwanda: Conflict, Survival and Disinformation in the late 20th Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

WEDEEN, Lisa. Ambiguities of Domination: Politics, Rhetoric and Symbols in Contemporary Syria. Chicago, University of Chicago Press, 1999.