Par Jean-Jacques Bigwabishinze
« Tant qu’un grain d’amitié reste dans la balance, le souvenir souffrant s’attache à l’espérance. »
(Alfred de Musset, Les Premières Poésies, Namouna, 1832)
Je regardais les arbres géants,
Vestiges d’anciennes résidences royales
Qui en disaient long sur le passé
Sans faire usage des mots.
On me parlait des mégalithes perchés
De Shali et de Bagenge,
Maintenus en place par la puissance magique
Du roi Ruganzu Ndoli.
On me parlait de la palmeraie de Makwaza
Où le même monarque
Avait vaincu le potentat
Nyaruzi, fils de Haramanga.
J’avais visité le mont Huye
Où la reine Benginzage
Avait établi sa résidence,
A la tête du royaume du Bungwe.
On me parlait de Munyaga
Où le Rwanda et le Gisaka
Avaient leur frontière commune,
Jusqu’au règne du roi Rwogera.
On me parlait d’un rocher fameux
Situé en face de Ruhango,
Et portant le nom de Kamegeri,
Dans la commune de Kigoma.
On me parlait de Nyakayaga
Où le prince Semugaza,
Commandant de la compagnie Urukatsa,
Avait triomphé des forces royalistes.
Je voyais la localité du Butantsinda,
Lieu de suicide collectif des Ibisumizi,
Qui imitaient l’exemple du courtisan Rusenge,
Après le décès du roi Ruganzu Ndoli.
Je contemplais à Nyanza
Les collines Mwima et Rwesero,
Devenues la capitale du Rwanda
Après l’intronisation de Musinga.
Je me souvenais de Shangi
Où le héros Bisangwa
Alla combattre les Européens,
Sous le règne de Rutarindwa.
Je pensais à la beauté
De la région de Mibilizi
Où l’arbre de l’arabica
Fut planté pour la première fois.
Je contemplais le parc de l’Akagera
Où régnait jadis le roi Kabeja ;
J’admirais cette réserve naturelle,
Dans l’ancien royaume de Mubali.
J’avais visité la colline de Save,
Berceau de l’Eglise du Rwanda
Où fut fondée la première paroisse,
Avant les missions de Zaza et de Rwaza.
Ce fut là que le premier missionnaire
Bâtit le tout premier presbytère,
Avec l’appui ferme
Du prince Cyitatire.
On me parlait de l’or abondant
Dans les mines de Nyungwe,
Nombreuses dans cette forêt à cheval
Sur les provinces Cyangugu et Gikongoro.
On me parlait des plantations théicoles
Situés à Gisakura,
A Ntendezi, à Shagasha,
Ainsi que dans les plaines de Mulindi.
Je voyais les sources thermales
Dans la région du Bugarama
Gicler des profondeurs de la terre,
Et qui soignaient contusions et rhumatismes.
Je regardais l’électricité de Rusizi
Qui allait rejoindre celle de Ntaruka,
Et faire jonction en région de Gitarama,
Non loin de Gitisi-lez-Nyamagana.
Je contemplais la brousse
Qui couvrait nos collines,
Et qui était la cachette du hibou,
Du moineau et du coucou.
Je voyais les routes de campagne,
Poussiéreuses l’été et boueuses l’hiver,
Entourées du markhamia lutea,
Ainsi que d’arbres d’eucalyptus.
On me parlait des pommes de terre
Dans les hautes terres du Nord
Où elles se nourrissaient de cendres volcaniques
Pour faire la richesse des cultivateurs.
Je regardais des terrils de fumier
Sur lesquels rampaient la courge
Avec ses variétés comestibles,
Et celles qui produisaient des gourdes.
Je regardais la savane
Qui produisait toutes sortes d’herbes
Dont on se servait pour faire des cloisons,
Ou pour couvrir les cabanes.
Je regardais la grue-couronnée
Se pavaner dans les marais
Où les jeunes filles du village
Allaient couper le papyrus.
Et des mères portant l’enfant sur le dos
Pour se rendre à la fête,
Et les jeunes gens qui mesuraient leurs forces
Dans un jeu de lutte inoffensif.
Je voyais les jeunes garçons
Ramasser la patate douce
Qu’ils grillaient dans la poussière
Au milieu des essarts.
Je voyais les jeunes filles
Souriantes pendant l’été,
Quand elles se rassemblaient
Pour faire de la vannerie.
Je voyais les barattes
Et autres récipients
De conditionnement laitier
Qui symbolisaient la richesse.
Je regardais les gamins
Assis côte à côte
Pour boire, dans un même récipient,
Du lait, leur boisson préférée.
Je regardais les éleveurs
Couper du foin dans les champs
Pour préparer la litière au bétail
Durant les jours pluvieux.
Je voyais les vaches pacager
De part et d’autre des combes
Où les pâtres se lançaient des insultes
Dans l’art poétique qui leur était propre.
J’entendais les pasteurs
Entonner des odes aux troupeaux,
Et les génisses au sein du kraal
Répondre à ces ranz nocturnes.
Je regardais les abreuvoirs
Autour des puits salins,
Et des plantes multifonctionnelles,
Et les bocages dans nos villages.
J’allais boire un verre de bière
Chez mes proches parents
Où l’on me laissait boire à volonté
Pour étancher la soif.
Je voyais mes voisins
Assis autour d’énormes cruches
Remplies d’un breuvage alcoolisé
Au retour des travaux champêtres.
Je voyais la course effrénée des rivières,
Et les pluies abondantes,
Source de prospérité,
Qui faisaient la joie des paysans.
Et les champs en floraison
Pendant les mois de mai et de juin,
Quand les épiss mûrs de sorgho
Annonçaient la fête des prémices.
Je songeais à mes années de berger,
Quand je gambadais dans la plaine
En m’essayant au saut en hauteur,
Et au jet du javelot.
Je mangeais les fruits sauvages
De toutes sortes au fond du bois,
Assis sur la termitière
Où je récoltais du miel.
Je conduisais les chèvres de mon grand-père
Dans les prés après quinze heures,
Et je contemplais le soleil couchant
Sur les flancs des collines.
La nature me nourrissait de ses fruits,
Et tout en gardant les troupeaux,
Je débusquais le lièvre
Et la perdrix royale.
J’aimais les heures crépusculaires,
Quand les cigales chantaient
Et que les grenouilles croassaient,
Quand le feu réchauffait l’étable.
Je contemplais dans la nuit
La pleine lune dans sa majesté,
Quand elle répandait sa clarté
Sur nos rencontres nocturnes.
J’entendais le roulement des tambours
Annoncer les festivités au villageois,
Et se mêler aux cris d’allégresse
Pour célébrer le mariage ou le baptême.
Je voyais les chasseurs
Armés d’arcs et de lances
Pénétrer dans la forêt
A la recherche du butin.
J’entendais les vieillards
Vanter la monarchie révolue,
Dont on ne disait que du mal
Dès l’avènement de la République.
Je regardais les ruches
Suspendues par les apiculteurs
Dans les branches d’acacia,
Dans un pays où coulait le miel.
J’observais les coqs
Chanter dans la bananeraie,
Tandis que les poules gloussaient
Aux côtés des poulettes prêtes à pondre.
Je contemplais les bananiers
Ployer sous le poids de leur fruit
Où le colibri puisait le miel
Dans la bananeraie en floraison.
Je voyais les taureaux
Aux apparences majestueuses,
Et dont le rugissement affreux
Avait l’écho fracassant.
Je voyais les champs de café
Où les fruits mûrs
Etaient récoltés par les cultivateurs
Pendant les mois de moisson.
Je regardais les ruisseaux
Qui sillonnaient nos vallées,
Ainsi que les ruisselets
Qui roulaient dans nos plaines.
Je contemplais la ville de Kigali
Qui s’étendait rapidement
Avec ses nouvelles avenues
Et ses immeubles modernes.
Je contemplais le mont Jali
Coiffé d’antennes de communication,
Et qui servait de point de repère,
Tel le volcan Muhabura.
J’entendais les tourterelles
Roucouler non loin de la maison,
Dans le feuillage du ficus
Situé dans les champs de mes aïeux.
Je regardais les ibis
Rentrer dans les eaux du lac
Dans leur vol chorégraphique,
En entonnant un chant cacophonique.
Je restais la bouche fermée,
Et je me gardais d’imiter leur voix,
De peur que mes parents
Ne se livrent aux scènes de ménage.
Je voyais les mésanges
Affairées dans un va-et-vient,
Et faire leur nid dans les arbres
Pour se préparer à la ponte.
Je voyais les alouettes
Ramasser l’herbe des champs
Et se faire une demeure
Dans le roseau d’alentour.
Je voyais l’ibis blanc
Rassasié d’insectes
Rentrer dans le marais
Avant la tombée de la nuit.
J’observais l’essaim d’hirondelles
Qui s’envolaient avec élégance,
Et qui paraissaient venir de loin,
M’apportant les nouvelles des réfugiés.
Je me disais alors en moi-même :
« Le Rwanda est tellement beau,
Qu’il est unique au monde ;
Sa beauté est sans égale ! »
Je ressentais de l’inquiétude
En songeant aux compatriotes réfugiés,
Privés de toutes ces merveilles
Et rongés par le mal du pays.
Je songeais à ceux qui étaient en Tanzanie,
A ceux des montagnes de Masisi,
A ceux qui résidaient au Burundi,
Ainsi qu’à ceux qui campaient en Ouganda.
En dépit de mon jeune âge,
Je me demandais sans cesse :
« A quand le retour
De ces compatriotes exilés ? »
Je suppliais le Seigneur
Pour qu’il protège ces réfugiés,
Et qu’il veille à ce que nos frères
Rentrent un jour au bercail.
J’avais appris de mes parents
L’amour du prochain,
C’est ainsi que toute injustice
Soulevait l’indignation dans mon cœur.
Cela était vrai au sujet des humains
Qui m’entouraient,
Mais également à l’égard
Des personnages de contes.
Toute personne opprimée,
Tout semblable misérable,
Me causaient une tristesse telle,
Que je versais des torrents de larmes.
J’étais persuadé que ce pays
Que nous ont laissé nos ancêtres
Appartenait à tous ses enfants,
Sans distinction aucune.
Il me paraissait clair que nos problèmes
Ne seraient pas résolus dans des massacres,
Ni par des violences de tous genres
Parmi mes compatriotes.
Chaque Rwandais a sa place
Dans ce pays exigu,
A condition de faire la paix
Et de respecter la vie du prochain.
Au lieu de bâtir ce beau pays
Pour faire de lui une nation forte,
Nous y semons des querelles
Qui l’ébranlent indéfiniment.
Au lieu de faire régner la bonté,
Certains justifient, sur base de leur aspect
Et de leurs différences somatiques,
Leurs pratiques ségrégationnistes.