Par Jean-Jacques Bigwabishinze
« Tant qu’un grain d’amitié reste dans la balance, le souvenir souffrant s’attache à l’espérance. »
(Alfred de Musset, Les Premières Poésies, Namouna, 1832)
J’attendais que les réfugiés des années soixante
Dont je ne cessais de me souvenir
Rentrent un jour au pays,
Mais rien ne se passait.
Plusieurs obstacles politiques
Ne permettaient pas leur retour,
Aussi créèrent-ils une armée
Qu’ils appelèrent le Front Patriotique.
Mille neuf cent quatre-vingt-dix,
Au mois de septembre,
Le Chef de l’Eglise catholique
Vint visiter le Rwanda.
A peine le pape avait-il quitté le Rwanda
En direction du Burundi,
Que le Front Patriotique envahit le pays,
Le 1er octobre de la même année.
La guerre éclata
En provenance de l’Ouganda,
Elle entra par la province de Byumba
Et dura près de quatre ans.
La guerre fit rage
Et causa un flux de déplacés ;
Les « collaborateurs » furent emprisonnés,
Sur ordre formel du gouvernement.
Ces collaborateurs présumés
Etaient surtout l’élite tutsi,
Faite d’intellectuels et de commerçants,
Ainsi que des Hutus mal vus du pouvoir.
Parmi ces victimes de l’injustice
Figurait Zéphyrin Kagiraneza,
Professeur de langues chevronné
Au Groupe Scolaire de Butare.
Il fut emprisonné dès le départ
Et fut jeté dans les geôles ;
Il fut incarcéré à Karubanda
Où il périt des suites d’une épidémie.
D’autres personnes appréhendées
Avaient plus de chance,
Puisqu’elles furent relâchées plus tard,
Après plusieurs mois de détention.
Elles furent relaxeés par milliers,
Traumatisées par un gouvernement
Qui prônait l’unité et la paix,
Désillusionnés par le pouvoir en place.
Elles n’espéraient plus être protégées
Dans un pays où la discrimination
Etait basée sur l’appartenance
Ethnique et régionale.
Les puissances occidentales s’en mêlent
Et appellent les belligérants
Aux pourparlers de paix
D’Arusha, en Tanzanie.
La Guerre d’octobre,
Qui débuta à Kagitumba,
Fut particulièrement meurtrière
Et fit des hécatombes sur son passage.
On déplora d’innombrables cadavres
Dans les régions de Byumba et de Ruhengeri,
Partout où les opérations militaires avaient lieu,
On observait des mouvements de population.
Des centaines de milliers
De déplacés de guerre
Fuyaient continuellement les combats
Pour sauver leur vie.
Lorsque la guerre arriva à Mugambazi,
Ceux qui fuyaient ses affres
S’arrêtèrent à Nyacyonga,
Dans les périphéries de Kigali.
Ceux qui luttaient pour le pouvoir
Ne respectaient guère les accords
Qu’ils violaient à l’envi,
Sans se soucier du peuple.
Le chef de l’Etat à l’époque
Fit un effort supplémentaire ;
Il partit à la tête d’une délégation
A la recherche de la paix.
Il vint annoncer au peuple
Le résultat de ces consultations
Dans une rencontre de la dernière chance
Qui eut lieu en Tanzanie.
A la tombée de la nuit,
L’avion, conquérant de l’espace,
Décolla de Dar-es-Salam,
La ville de la paix.
Il portait les Chefs d’Etat
Du Rwanda et du Burundi,
Accompagnés d’une importante délégation,
Et d’un équipage français.
Tel un oiseau immense,
L’aéronef survola le parc de l’Akagera,
Et vers huit heures du soir,
Il arriva au-dessus de Masaka.
Au moment de l’atterrissage,
Des méchants dans un guet-apens
Tirèrent des obus et atteignirent l’appareil,
Tuant les pilotes et les passagers.
Des extrémistes impatients,
Qui n’attendaient qu’un prétexte
Pour massacrer les Tutsis,
Entamèrent leur acte lugubre.
Dans un laps de temps,
Ils tuèrent des Tutsis sans nombre
Et des Hutus opposés au pouvoir,
Tous furent massacrés à leur domicile.
Des cris de détresse et des larmes
Se répandirent dans la capitale,
Les premiers flots de sang
Coulèrent dans cette nuit d’horreur.
Le jour suivant,
Les tueries continuèrent ;
Même à la campagne,
Les Tutsis furent tués sauvagement.
Le nouveau gouvernement intérimaire
Autoproclamé « gouvernement du salut »
Interdit aux Hutus d’être compatissants
Ou d’apporter assistance aux voisins menacés.
Il décréta la mort
De quiconque braverait ces directives
En se montrant généreux
Envers les Tutsis proscrits.
On vivait dans l’angoisse,
D’aucuns devinrent des démons,
Et celui qu’on pointait du doigt
Etait attaqué par les miliciens.
Les jours se succédèrent,
Trois mois passèrent,
Et la persécution d’innocents
Ne faiblissait pas.
Etre Tutsi au Rwanda
Fut considéré comme un crime
Sanctionné par la mort,
Sans aucun chef d’accusation.
Que ce soit le nouveau-né
Ou la fille nubile,
Que ce soit les femmes ou les célibataires
Ou des hommes adultes et les jeunes mariés ;
On n’épargnait ni l’épouse, ni l’époux,
Ni le vieillard à cheveux blancs,
Ni les vieilles femmes octogénaires,
Par le seul fait d’être Tutsi !
Les gamins ne furent pas épargnés non plus,
Bien qu’ils soient encore à l’école maternelle ;
Ils perdaient à peine leurs premières dents,
Et ils étaient tous innocents.
Et ceux qui tétaient encore leur mère,
Et les bébés aux houppes mignonnes
Dans leur innocence originelle,
Qui ignoraient encore la haine ;
Mes voisins de toujours
Avec qui je vivais en harmonie,
Et qui m’invitaient à la fête,
Ainsi qu’aux soirées festives ;
Et les enfants de ma génération
Que j’accompagnais dans la brousse
Pour cueillir les fruits sauvages
Dans les bois d’alentour ;
Les jeunes gens de mon âge
Avec qui j’ai grandi
A l’école primaire,
Dans la lutte contre l’analphabétisme ;
Ceux que j’ai connus
Durant ma formation au lycée,
Au Groupe Scolaire de Butare,
Chez les Frères de la Charité ;
Innocent Kabayiza
Qui m’apprit à décrypter
Les langues étrangères
Avec un talent exceptionnel ;
Crescence Mukanyandwi,
Jeune fille pleine de vergogne
Et de beauté incomparable,
Que j’aimais tendrement ;
Et Firmin Mupagasi,
Qui m’enseignait la géographie
Durant mes années d’insouciance,
Avant l’invasion du pays par le mal ;
Mes anciens confrères
Avec qui je me préparais au sacerdoce
Et à l’action pastorale
Au sein du Grand Séminaire…
La reprise des hostilités
Entre le Rwanda et le Front Patriotique
Provoqua un vacarme d’obus
Dans la ville de Kigali.
L’ultime bataille
Qui devait renverser
Un gouvernement génocidaire
N’épargna pas les déplacés.
Les pauvres fuyards,
Pris aux trousses par la guerre,
Tombèrent sous les balles,
Et leur sang coula abondamment.
Les survivants de ces massacres
N’ont laissé aucune trace ;
Personne ne sait où ils habitent,
Nul n’a vu leurs tombeaux.
Jour après jour,
L’ancienne armée nationale,
Surnommée « les Sans-peur »,
Abandonnait ses positions.
L’armée du Front Patriotique avançait,
Et la population qu’elle trouvait sur place
Etait traitée avec mépris et violence,
Et sa sécurité n’était plus garantie.
Au lieu d’avoir le courage
D’appréhender le coupable
Et de l’emmener aux tribunaux
Pour être puni par la loi,
Les impétueux rebelles
Semblaient avoir reçu
L’ordre de tuer partout
Sans autre forme de procès.
Après avoir nettoyé Byumba,
Kibungo fut mis à feu et à sang,
Et la région de Bugesera
N’échappa pas à ces cruautés.
L’Eglise catholique du Rwanda,
Frappée de plein fouet par le génocide,
Avait perdu un grand nombre
De ses personnes consacrées.
L’arrivée du Front Patriotique
N’apporta guère de répit,
Puisque l’armée des rebelles
Décapita l’Eglise à Gakurazo.
En tuant les évêques,
On n’épargna pas les fidèles,
Ni même un gamin
Qui leur criait grâce !
Ses meurtriers n’avaient pas de cœur,
Ils déchaînèrent une pluie de balles
Qui brisèrent l’enfant en deux parts
Sur les genoux d’un prélat.
Dans cette persécution de l’Eglise,
Le vieillard Monseigneur Gasabwoya
Fut parmi les victimes
De la nuit du 5 juin 1994.
Les réfugiés rassemblés à Kabgayi
N’étaient guère dans une meilleure situation,
Puisque l’armée des rebelles
Les tuait avec un acharnement inouï.
Au fort de la tragédie, Madame,
Vous avez pris vos affaires
Pour fuir la ville,
Et votre mari fut assassiné.
Le pays traversait des moments difficiles,
Car la mort était omniprésente,
Vous avez cherché un refuge
Pour vos enfants et vous-même.
Vous osiez encore espérer,
Vous n’aviez jamais pu penser
Qu’après avoir survécu aux génocidaires,
Vous seriez victime du Front Patriotique.
Ces atrocités simultanées
Des miliciens de tous genres
Jetèrent le pays dans le gouffre,
Et le Rwanda devint un vaste cimetière.
Le pays connut la détresse
Et fut plongé dans l’enfer ;
Son deuil fut inédit
Et il fut en proie aux vendettas.