Portia : mon « amistad »…

Amistad, pour qui ne s’en souvient pas, c’est le nom de ce remarquable et émouvant film de Steven Spielberg inspiré par l’aventure d’un navire espagnol qui, en 1839, transportait des esclaves africains de la Sierra Leone vers Cuba. Profitant d’une violente tempête, une cinquantaine de ces infortunés réussissent à se libérer de leurs chaînes et se retournent contre leurs bourreaux, qu’ils passent par les armes. La suite, tout aussi dramatique, se déroula au Connecticut, devant un tribunal américain. Des années après, Amistad figurera parmi les prémices de l’abolitionnisme aux États-Unis, mais en deviendra surtout un des grands symboles. Quel rapport, diriez-vous, avec Portia ?

Portia, c’est l’orpheline de l’une des toutes dernières victimes de la dictature rwandaise. Le colonel Patrick Karegeya, son père, a été ligoté et étranglé à mort par des tueurs à la solde du président Kagame, ce qui a causé une crise diplomatique entre Pretoria et Kigali et fait dire à beaucoup d’analystes dont le professeur Rok Ajulu (au micro de Chris Maroleng de la télé Africa 360°) que le Rwanda est un « état voyou ». A rogue state, dans ses propres termes. « There are certain things that are done and there are certain things that are not done by a state. Even if you hate your opponents so much, you don’t consistently chase them around countries and assassinating them », a-t-il expliqué.
Faisant allusion à ses opposants politiques et commentant particulièrement le meurtre de son ex-officier, le général Kagame a, sur un ton étrangement jouissif, déclaré que : « ils ont oublié la servitude dans laquelle je les ai tirée et commencent aujourd’hui à se croire importants, mais quiconque trahit le pays en subira les conséquences. Et je m’en fous si je suis mal compris par rapport à ça ». Servitude… De quelle servitude parle-t-il ? Le seul esclavage du peuple rwandais, si tant est qu’on peut appliquer ce vocable à la situation rwandaise, a été celui aboli en 1959 par la révolution et celui instauré aujourd’hui par le système du Fpr, parti omnipotent du président actuel.Ubucakara bavuyemo, sans blague ! Dans quel esclavage Kagame a-t-il donc tiré le peuple rwandais ?
C’est là tout le lien avec la fille du défunt colonel : s’exprimant sur une radio canadienne, Portia Karegeya a, humblement mais stoïquement, expliqué toute son indignation par rapport à la barbarie et autres mensonges des ex-compagnons de son père. Cherchant ses mots à un moment de l’interview, Portia veut expliquer comment Kagame est passé expert en matière de diviser les Rwandais. Elle révèle en effet comment son regretté père a refusé de rompre son « amistad » avec le général Kayumba Nyamwasa qui venait de tomber en disgrâce (…mon père a dit : « ça c’est mon ami de près 30 ans; professionnellement, si vous voulez qu’il ne travaille pas pour vous, ok. Vous pouvez nous chasser, mais je ne vais pas terminer mon amistad avec quelqu’un s’il n’y a pas de problème entre nous)…
D’apparence anecdotique, cette confidence, outre le fait de peindre Karegeya l’homme, renseigne plus sur l’esprit de résistance des insiders face à la tyrannie. Et le fait que la révélation ait été faite par la toute jeune Portia (24 ans) est vraiment révélateur : tous ceux qui ont travaillé avec le tyran ne partagent pas forcément sa philosophie cruelle. Même à leurs risques et périls, certains lui résistent. Le souligner aujourd’hui est donc un clin d’œil à tous ces idéologues qui veulent constamment fourrer dans un même sac tous les Hutus, les traitant de génocidaires juste bon à se repentir, jusqu’au nouveau-né. Par analogie, ce n’est pas parce qu’on naît tutsi que l’on doit demeurer dans la prison ethnique de Kagame et applaudir à tout rompre toutes les turpitudes de ce dernier.
Mon « amistad » donc. Du mot espagnol signifiant mon « amitié ». En anglais, my friendship. Le navire espagnol qui livra sa « cargaison » d’esclaves aux Etats-unis avait initialement pour nomFriendship et c’est à son acquisition par un négrier espagnol qu’il fut rebaptisé Amistad. Cette incursion qu’a faite Portia Karegeya dans la langue de Cervantes vient donc tordre symboliquement et modestement le cou à une certaine globalisation chère à quelques Rwandais et qui veut absolument étiqueter les gens selon leur ascendance. Surtout, les mots durs de Portia envers le régime soulignent qu’il peut y avoir une jeunesse soucieuse de conduire une rébellion contre la cécité de leurs pères que le Fpr de Kagame a rendu otages (esclaves).
En condamnant donc la dernière œuvre du « serial killer » rwandais et s’exprimant en kinyarwanda, puis successivement en anglais et en français (avec des incursions en espagnol), la fille de Karegeya refuse allégoriquement cette captivité idéologique qui veut cloisonner la société rwandaise selon des critères aberrants imposés par une dictature qui a eu raison de son père.Como él, quiero dar el pésame a su familia
Cecil Kami