« Que la Belgique ait le courage d’exécuter mon père »

Major Bernard Ntuyahaga

Je m’appelle Bernadette Muhorakeye et vous écris en ma qualité de la fille de Bernard Ntuyahaga afin de vous implorer de ne pas enfreindre les valeurs les plus fondamentales sur lesquelles est bâtie la nation  belge en renvoyant mon père au Rwanda. 

Le 10 décembre 1948, il y’a 70 ans presque jour pour jour, l’Assemblée générale des Nations unies, « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » a proclamé la Déclaration universelle des Droits de l’Homme consistant en un ensemble de droits fondamentaux dont chaque individu devrait pouvoir jouir « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » 

La Belgique était parmi les fers de lance de cette nouvelle ère qui proclamait la dignité de la personne comme socle de la société et a depuis lors traduit, dans son ordre juridique interne, l’ensemble de ces droits, notamment au travers de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. 

Parmi les droits érigés par la Belgique en libertés fondamentales, figurent trois libertés que la Belgique dénierait à notre famille en renvoyant mon père au Rwanda à savoir le droit à la vie familiale, l’interdiction de la double peine ainsi que la prohibition de la soumission d’un individu à des traitements inhumains et dégradants.   

Le droit à la vie familiale

L’article 8 de la CEDH proclame que toute personne a droit à la vie privée et familiale. Le 5 Juillet 2007, mon père a été condamné à une peine de 20 ans d’emprisonnement par la Cour d’assises de Bruxelles. Je n’évoquerais pas ici toutes les péripéties qui ont entouré son procès, puisque ce n’est pas l’objet de ma lettre, mais par cette condamnation, la société a considéré que mon père avait commis une faute et qu’il avait une dette à payer envers la société. Pendant 20 ans,  mon père a payé cette dette que la société estimait qu’elle lui devait. Pour nous sa famille, ce fût une période particulièrement difficile mais que nous avons traversé sans broncher par respect pour une décision prise par la justice.  

Tout comme chaque enfant de cette planète, je n’ai qu’un seul papa, et ma Maman n’a qu’un seul mari. Pourquoi, alors que mon père a fini de payer la dette que la société estimait qu’il lui devait, devrions nous être privé d’un des droits les plus fondamentaux consacrés par l’Etat belge ? 

Je suis aujourd’hui prête avec ma mère à accueillir notre père dans notre pays le Danemark, dont nous possédons la nationalité et dans lequel nous sommes intégrées. Nous priver de ce droit, sans motifs, consiste à nous denier notre dignité en tant que personne humaine jouissant de ce droit. 

L’interdiction de la double peine

L’article 7 de la CEDH stipule que nul ne peut se voir infligé une « peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise »

Depuis sa prise du pouvoir en juillet 1994, le gouvernement du Rwanda, dominé par le FPR a toujours manifesté son manque de considération au sujet des décisions de la justice internationale concernant ses anciens adversaires politiques et militaires. 

Il est fréquemment arrivé que ce dernier proteste contre une peine de prison jugée trop faible, voire un acquittement prononcé par le tribunal pénal international, traduisant par là, un manque de respect vis-à-vis des décisions des justices, même internationales, agissant selon les standards universellement reconnus. 

Au mois de mai 2018 par exemple, plusieurs officiels rwandais s’en sont pris au Juge Théodor Meron, président du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux, ce dernier étant même qualifié de « Honte à la justice internationale » par le New Times, le principal quotidien pro gouvernemental rwandais. 

C’est d’ailleurs ce manque de considérations envers les décisions de la justice internationale qui est à l’origine du fait qu’aucune des personnes acquittées par le TPIR n’a accepté d’être rapatriée au Rwanda. Ces personnes acquittées, préférant, dans l’attente d’un pays d’accueil, vivre depuis parfois depuis 14 ans, dans une safe house des Nations Unies à Arusha, sans liberté de mouvements, plutôt que de retourner au Rwanda. 

Dans ces conditions, quel espoir est il permis de voir les autorités rwandaises respecter la décision de la justice belge ? 

La prohibition des traitements inhumains et dégradants

Il est difficile de décrire ce qui arriverait à mon père lors des son arrivée au Rwanda tant les possibilités sont multiples, mais ce qui est certain est qu’il a des craintes avérées d’être persécutées. 

Je ne suis pas politiquement active concernant le Rwanda et pourtant je suis moi-même persécutée, et harcelée sur les réseaux pour le simple fait d’être la fille de Bernard Ntuyahaga comme le montre cet article daté du mois de juin 2018, publié par Rushyashya, un média aux mains des renseignements militaires rwandais et intitulé «Urubyiruko rw’Abahezanguni bahekuye u Rwanda rurakataje mu gupfobya Jenoside yakorewe Abatutsi.» 

Ce genre d’attaques, qui m’affectent, lancées sur les réseaux sociaux ou dans des médias pro-régimes sont faites sans que l’on ne me dise jamais quels propos ou actions de ma part me seraient reprochés. Si des personnes au Rwanda estiment aujourd’hui bon de me persécuter en raison de ma filiation,  on peut aisément imaginer ce qui peut arriver à mon père une fois rapatrié dans ce pays qu’il avait fui avant d’être reconnu comme réfugié en Zambie.  

Le Rwanda est régulièrement pointé du doigt pour son absence de respect des droits de l’Homme par les Nations Unies ou des organisations internationales telles que Human Rights Watch ou Amnesty international.

En décembre 2017, le comité contre la torture des Nations Unies a exprimé ses inquiétudes à propos de violations graves – torture, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées et intimidation de journalistes, de défenseurs des droits humains et de membres de partis de l’opposition  qui se commettent au Rwanda. 

Ces constatations du comité contre la torture sont venues confirmer les éléments documentés par Human Rights Watch qui a appelé, en vain, le gouvernement rwandais à prendre la torture au sérieux. 

Dans les conditions actuelles, renvoyer mon père au Rwanda reviendrait à le soumettre au risque de le voir subir des traitements inhumains et dégradants et ce serait infliger un châtiment moral dégradant à sa famille qui serait contrainte de constamment vivre dans l’angoisse au sujet du sort de mon père.

Je ne vous demande pas une faveur, je vous demande simplement de respecter en ce qui concerne notre famille, les principes que la Belgique a érigé en valeurs fondamentales en nous considérant comme une famille méritant de jouir de la dignité humaine. 

Je suis consciente que le cas de mon père, n’est pas le cas le plus médiatiquement favorable pour un gouvernement, mais c’est justement dans des cas comme celui-ci, qu’un Etat peut tester son attachement aux valeurs qui lui sont le plus chères. 

Si malgré cette lettre, vous maintenez la décision de vouloir renvoyer mon père  au Rwanda, ce que je vous demande à vous, représentante de l’Etat belge, en tant que la fille unique de Bernard Ntuyahaga, est d’avoir le courage d’exécuter mon père, plutôt que de le condamner, en violation de vos lois, à un sort qui serait, pour lui et pour sa famille, pire qu’une peine de mort.

Bernardette Muhorakeye