La condamnation du Belge rwandais Paul Rusesabagina par la justice rwandaise et la réaction critique de notre ministre des affaires étrangères Sophie Wilmès ont provoqué un conflit diplomatique entre Bruxelles et Kigali. La réunion prévue à New York a été rapidement annulée par le collègue rwandais Biruta.
L’intention de Wilmès était cependant parfaitement légitime et justifiée. Il est approprié pour deux pays qui entretiennent de bonnes relations de discuter à un niveau politique élevé dans le cas où une divergence d’opinion menace de mettre en péril la sérénité des relations. La réaction de notre vice-premier ministre au verdict est le prolongement logique des préoccupations exprimées par la diplomatie belge depuis l’arrestation controversée – par enlèvement – de notre compatriote Rusesabagina, et tout au long du procès. Les droits de la défense n’ont pas été garantis. Le condamné n’a pas bénéficié d’un procès équitable.
L’annulation de l’entretien a été annoncée par Kigali avec une référence cinglante au « mépris » (contempt) que la Belgique aurait tendance à montrer envers son partenaire rwandais.
Ni l’attitude rwandaise ni le langage utilisé n’ont leur place dans une relation normale, et certainement pas lorsque l’option d’un entretien serein était sur la table, afin de clarifier les positions et d’éviter les « crises cumulatives ». Même en diplomatie, les discussions franches et respectueuses peuvent être utilisées au titre de bonne thérapie.
Mais le président Kagame et ses partisans ne semblent pas très enclins au dialogue, une fois de plus. Peut-être n’en sont-ils pas capables non plus. Ils fuient le débat approfondi où les mots des uns et ceux des autres, les arguments et les contre-arguments, sont patiemment et calmement expliqués et pesés. Trop souvent, nous devons nous contenter d’une attitude témoignant de faiblesse intellectuelle et morale : des attitudes dénigrantes et arrogantes, des slogans et de la propagande, des reproches et des accusations, des mensonges ou des histoires tronquées. Les observateurs sont de moins en moins nombreux pour apprécier un discours lamentablement réducteur et amer.
En fait, le verdict et les tribulations qui l’accompagnent produisent aussi des effets que nous ne devrions pas trop regretter pour autant. Peu à peu certaines choses deviennent plus claires. L’indulgence, voire la flatterie, avec lesquelles les réalisations du régime Kagame ont été applaudies, font désormais place à de sérieux doutes, voire à un jugement critique. Des aspects plus sombres du même « modèle » deviennent plus difficiles à étouffer ou à maquiller. Bien que les masques de Kagame soient tombés et que les œillères des admirateurs aient disparu depuis un certain temps déjà, beaucoup disent aujourd’hui : ça suffit. Kagame doit être rappelé à l’ordre et rendre des comptes, tant pour son passé que pour ses pratiques actuelles, qui bafouent les droits de l’homme. Le complexe de culpabilité de la communauté internationale pour son comportement négligent pendant le génocide, que Kagame a habilement exploité, approche de sa date d’expiration.
Il ne doit pas être agréable pour certains dirigeants politiques belges, qui ont cru et agi avec des réflexes prudents, voire complaisants, face à la situation préoccupante du Rwanda, de devoir subir le comportement insultant d’un leader d’un pays ami et de ne récolter que du mépris. De telles frustrations sont également susceptibles de se manifester dans certains secteurs de notre société civile, dans quelques medias et ong, voire même dans certains milieux académiques. Le président Macron a peut-être négocié des accords intelligents à Kigali en échange d’une attitude soumise envers le dictateur rwandais, mais cela n’explique pas le fait qu’une grande partie de l’intelligentsia française se plie aux diktats de la propagande rwandaise. La parodie de procès de Rusesabagina provoquera, espérons-le, un tant soit peu de remous et d’indignation là-bas aussi.
Le temps n’est-il pas venu de se libérer des représentations politiquement correctes, de la pensée unique et polarisante concernant le génocide rwandais, et de s’opposer aux effets pervers d’une telle approche ? N’est-il pas temps que les Rwandais et les non-Rwandais puissent dire ce qu’ils ont sur le coeur, poser des questions légitimes ou simplement s’opposer à des récits colportés et à des politiques répréhensibles sans être systématiquement mis aux bans des négationnistes et des divisionnistes ?
Le Rwanda et l’Afrique sont trop importants pour être les victimes d’un débat pollué où il n’y a pas de place pour la nuance, le questionnement, l’écoute, le respect.
Je ne me sentirai jamais empêché de continuer à dénoncer les forces négatives qui ont provoqué et perpétré le génocide, et à souligner les aspects positifs de la reconstruction du pays, mais je continuerai également à m’opposer aux indignations sélectives qui relativisent ou banalisent les violations des droits de l’homme, en arguant que le Rwanda a subi des calamités bien pires il y a 30 ans et connaît aujourd’hui des taux de croissance spectaculaires. En toute honnêteté, nous devons nous demander si le génocide a livré tous ses secrets et si les statistiques rwandaises ont été épargnées de tout embellissement cosmétique.
Le Rwanda est trop important, certainement pour la Belgique, pour donner lieu à une relation maladivement convulsive. Ni l’arrogance ni l’indulgence n’ont leur place dans cette relation. Les Belges et les Rwandais doivent comprendre qu’un dialogue mûr, dans un esprit de respect mutuel, offre les meilleures opportunités. Investir dans le respect conduit à une relation de confiance, dans laquelle les aspects positifs et moins positifs peuvent et doivent être mentionnés, avec tact, nuance et volonté d’écoute, même si une certaine assertivité s’impose, à l’occasion. Veillons surtout à ne pas tomber dans le piège où le mépris et le dédain peuvent prospérer.
Johan A. Swinnen
Ancien ambassadeur au Rwanda (1990-94)
Auteur de « Rwanda, mijn verhaal » (Polis, 2016)