Johnny Clegg, lokhu ungilandela…

Johnny Clegg

66 ans. C’est l’âge que tu as choisi pour t’éclipser et nous laisser seuls face à la désespérante disette des talents et à la disparition progressive du courage dans le monde qui était le tien : la musique. 66 ans, c’est le double de l’âge qu’avait le Jésus des croyants (33) lorsqu’il quitta ce monde et presque celui de Robert Nesta Marley (35), sans oublier l’un des quatre garçons dans le vent (Les Beatles) qui a écrit l’inusable hymne pacifiste « Imagine », John Winston Ono Lennon « parti » à 40 ans. Tous, vous aviez ce courage aujourd’hui de plus en plus ringardisé de porter la voix des sans-voix, de composer pour eux, de versifier leurs peines et d’égayer leurs rares joies, ce qui rend ta disparition beaucoup plus écrasante encore.

Pendant que l’hypocrisie de la bien-pensance essaye de nous convaincre de ne plus écouter la musique d’un autre génie (Michael Jackson), il n’y a aucun doute qu’ils vont, dans les semaines qui viennent, inonder leurs médias par des éléments de ta biographie et leurs ondes par « Scatterlings of Africa » et bien sûr, « Asimbonanga », deux de tes titres qui ont impitoyablement cassé les barrières de la ségrégation culturelle érigées par le régime d’apartheid qui ne le disputait qu’au nazisme. Parlant de toi, un membre du gouvernement de ton pays écrivait : « With his unique style of music he traversed cultural barriers like few others. In many of us he awakened awareness » ; il ne pouvait si bien dire même si des nombreuses étapes restent à franchir sur le continent (Ecoutez le très interpellant « Is This Freedom » de L. Dube).   

Bien d’autres, fascinés par ton courage, te désignaient par une maladresse stylistique qu’en rhétorique l’on appelle oxymore ou la fameuse « ingénieuse alliance de mots contradictoires ». Car, qu’est-ce un zoulou blanc ?  Pourquoi pas zoulou (ou blanc) tout court ? Devoir rappeler que Johnny Clegg était « blanc » est un mépris inacceptable pour la culture noire qu’il adorait et qu’il avait embrassé sans hésitation dès son plus jeune âge. Ils ont toujours ce genre d’astuces linguistiques, les racistes. Zoulou « blanc ». Il fallait trouver ça. Comme si cet adjectif était là, collé au mot « zoulou » pour le vivifier, le purifier et le valoriser. Un manager ne lui disait-il d’ailleurs pas : « tu es un artiste alternatif, tu chantes en zoulou » ? Chanteur alternatif ! Sans blague. Le mythe du bon sauvage, vous savez…

« En 1988, rapporte un journal en ligne (www.programme-tv.net), Johnny Clegg se produit sur scène en France. Le même soir, Michael Jackson est programmé dans une autre salle, mais il doit annuler son show : les places ne se vendent pas assez, tandis que le concert de Clegg affiche complet avec 40 000 spectateurs conquis par les rythmes de la danse africaine. Les médias résument alors cette rivalité musicale par « ce blanc qui chante comme un Noir a plus de succès que ce Noir qui aimerait être blanc ! » ». Chanteur alternatif, disait-on. Là, vous avez compris ? La subtilité du racisme. Tout simplement.

Jonathan Clegg, tu as donc tiré ta révérence et ton œuvre contient autant de messages pour la paix et la consolation de ceux, comme moi, qui se sentent orphelins. Et comme Jesse Clegg, ton fils, qui a écrit : « Mais je suis réconforté de savoir que ta sagesse et ta compassion perdurent en chacun de nous ». Dans « Le souffle des ancêtres », Birago Diop, lui, nous console en rappelant si correctement que « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis / Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire / Et dans l’ombre qui s’épaissit, / Les morts ne sont pas sous la terre / Ils sont dans l’arbre qui frémit, / Ils sont dans le bois qui gémit, / Ils sont dans l’eau qui coule, / Ils sont dans la case, ils sont dans la foule / Les morts ne sont pas morts ». Tu n’es donc pas mort Johnny.

Lokhu ungilandela comme disait l’une de tes chansons (Trouble Musa Ukungilandela). Ngizwa iziqi zakhoLokhu ungilandela j’entends tes pas, tu me suivras toujours… Et de ma part, veuille bien saluer tous ces artistes que tu as rejoint dans les étoiles : Brenda Fassie (2004), Lucky Philip Dube (2007), Zenzile Makeba Qgwashu Nguvama, dit Myriam Makeba (2008), Raymond Chikapa Enock Phiri, dit Ray Phiri (2017), Hugh Masekela (2018), etc. Nous comptons sur vous tous pour inspirer une autre génération qui nous délivrera de ce gloubi-boulga qu’on nomme rythm and poetry et qui parfois n’a de rythme que le tintamarre des voitures de luxe et autres bling bling.

Pierre Rugero, écrivain