Par The Rwandan Analyst
Introduction
Avec l’arrestation et la détention de Karasira Aimable, Ibuka en tant qu’Association des survivants du génocide a officiellement appelé le public à ne pas soutenir ce rescapé et à le considérer comme un criminel comme tant d’ autres. En effet, feu Kizito Mihigo ; feu Bahati; Idamange Iramugwiza Yvonne; feu Rwigara Assinapol; les membres de la famille Rwigara Diane; Adeline et Annela; Déogratias Mushayidi; Mucyo Jean de Dieu; Kabera Assiel; Kajeguhakwa Valens; Ntashamaje Gérard; Karasira Aimable tous sauf quelques-uns sont des survivants du génocide; certains d’entre eux ont été assassinés, d’autres ont été jugés, incriminés et condamnés ou sont maintenant poursuivis judiciairement; d’autres ont fui le pays. Le présent article a pour but d’analyser la position de l’État rwandais vis-à-vis des survivants du génocide qui osent désapprouver sa gouvernance politique.
1. Les faits : du génocide à la dictature
Des détails sur la situation individuelle de chacun de ces survivants du génocide peuvent nécessiter matériellement l’élaboration de livres volumineux; au lieu de cela, il est jugé qu’il résume les faits qui ont poussé les survivants du génocide à ne plus trouver leur place sous l’empire du régime FPR dès sa prise du pouvoir le 19 juillet 1994. Dans un premier temps, un certain nombre de politiciens, de fonctionnaires, de juges et de militaires en place sous l’ancien régime sont restés dans le pays ou sont rentrés de l’étranger, avaient manifesté leur volonté de coopérer avec le FPR. L’illusion de l’inclusivité a cependant été rapidement brisée par le départ en exil des Hutus d’abord, des survivants du génocide tutsi plus tard, et même, finalement, des vieux partisans du FPR de premier plan. À partir du début de 1995, les élites hutues ont été victimes de harcèlement, d’emprisonnement et même d’élimination physique. Les gouverneurs de province (préfets), les maires locaux, les chefs d’établissement, les religieux et les juges ont été tués en nombre croissant. Le premier tournant a eu lieu en août 1995, lorsque le Premier ministre Faustin Twagiramungu, le ministre de l’Intérieur Seth Sendashonga (l’un des rares Hutus du FPR) et le ministre de la Justice Alphonse Nkubito ont démissionné. Les deux premiers se sont exilés, tandis que Nkubito est resté et est mort au début de 1997. Parmi les nombreux partis de cette première vague figuraient des ministres, des hauts magistrats, des hauts fonctionnaires, des diplomates, des officiers de l’armée, des journalistes, des dirigeants de la société civile et même des joueurs de l’équipe nationale de football. Dès qu’ils ont été hors du pays, ils ont fait accuse le régime de Kigali de concentration et d’abus de pouvoir, d’outrages de l’armée et des services de renseignement, de violations massives des droits de l’homme, d’insécurité et d’intimidation, de discrimination contre les Hutus et même contre les survivants du génocide tutsi. Une deuxième vague de départs est intervenue début 2000, en partie sur fond de tensions croissantes entre les Tutsis venus d’Ouganda en particulier, et les rescapés du génocide. Ces derniers ont le sentiment de devenir des citoyens de seconde zone sacrifiés par le FPR, soupçonné de s’être intéressé à la victoire militaire plutôt qu’à les sauver. Le 6 janvier 2000, le président de l’Assemblée nationale, le rescapé du génocide tutsi, Joseph Sebarenzi, a subitement démissionné sous la pression de groupes au sein du FPR soumis au contrôle parlementaire. Craignant pour sa vie, il s’est enfui en Ouganda et s’est ensuite installé en Amérique du Nord. L’affaire Sebarenzi était à peine terminée que le Premier ministre Pierre Célestin Rwigema a annoncé sa démission le 28 février ; il a demandé l’asile aux États-Unis. Le pire devait arriver moins d’un mois plus tard. Le 23 mars, le président Pasteur Bizimungu a démissionné « pour des raisons personnelles ». Des accusations ont été immédiatement portées contre lui : Bizimungu aurait commis une fraude fiscale, dépossédé illégalement des agriculteurs et se serait opposé aux enquêtes parlementaires sur la corruption de peur d’être lui-même enquêté. Bien que l’Ouganda lui ait offert l’asile politique, Bizimungu est resté dans le pays ; il a été arrêté un an plus tard et est toujours en prison. Les départs du Speaker, du Premier ministre et du chef de l’État en l’espace de trois mois étaient une indication forte que le régime était confronté à une crise politique profonde. Bien que la situation fût bien sûr très différente, la tension rappelait celle qui prévalait début 1994 durant les mois précédant le génocide. Sebarenzi a résumé ce sentiment dans une interview : « La situation devenait incontrôlable, il y a aujourd’hui de profondes divisions notamment parmi les Tutsis et ces tendances pourraient conduire à une catastrophe. . . . Il existe de nombreuses similitudes avec la période qui a précédé le génocide de 1994. En effet, le régime était de plus en plus contesté de l’intérieur. Début 2001, les directeurs du journal Rwanda Newsline, autrefois proches du FPR, ont été menacés après la publication d’articles critiquant le gouvernement, notamment concernant l’implication de l’APR au Congo. Ils ont écrit qu’ils étaient accusés d’être à la solde des « forces négatives » (« un terme vaguement inventé par le FPR par lequel il terrorise tous ses détracteurs ou opposants jusqu’au silence »). Les chefs de la rédaction d’Imboni, un autre journal considéré comme proche de le FPR, ont quitté le Rwanda pour Bruxelles d’où ils ont publié Imboni en exil.
Dans son premier éditorial, le personnel « s’est excusé » sarcastiquement pour « avoir exprimé publiquement notre indignation face à l’esprit de flagornerie, le processus délibéré d’appauvrissement de la société et de l’opinion publique à la vassalité ». Même un journaliste de la presse gouvernementale a été contraint à l’exil; le 2 septembre 2000, Valens Kwitegetse du journal Imvaho Nshya a demandé l’asile en Ouganda. De hauts responsables du FPR et des officiers de l’APR lui ont emboîté le pas : les députés Evariste Sissi et Deus Kagiraneza (qui était également officier de l’APR et cadre du DMI) sont partis respectivement pour l’Ouganda et la Belgique ; Bosco Rutagengwa, le fondateur de l’organisation des survivants du génocide Ibuka, a trouvé asile aux États-Unis ; Les Majors de l’APR Furuma, Mupende, Ntashamaje et Kwikiriza sont partis pour l’Ouganda, la Belgique ou le Canada ; le banquier et ancien député Valens Kajeguhakwa, ancien bailleur de fonds du FPR, a également pris la fuite. En août 2001, le chef d’état-major de l’APR, le général Kayumba Nyamwasa, est parti en « congé d’études » au Royaume-Uni, après une violente dispute verbale avec Kagame sur fond de malaise dans l’armée autour des opérations en RDC. Le 12 avril 2001, l’éditorial de Rwanda Newsline a interprété la « disparition » le 4 avril du major à la retraite Alex Ruzindana comme « une possible tentative de décourager de nouvelles défections ». Même les membres du FPR à l’étranger ont été suffisamment désillusionnés pour démissionner. Début septembre 2000, la direction du FPR aux États-Unis (dont son président, Alexandre Kimenyi, et son vice-président, Augustin Kamongi) ont démissionné du parti. Ces départs de Tutsis, dont beaucoup étaient des membres actifs du FPR, ont témoigné de l’ampleur du mécontentement face à un régime de plus en plus autoritaire. En juillet 1999, la « période de transition » a été prolongée de quatre ans jusqu’au 20 juillet 2003. Marie-France Cros a souligné que « on peut donc dire, pour parler franchement, que le FPR a décidé de rester au pouvoir quatre ans de plus et que ceux qui ne sont pas membres du FPR et qui ont des postes gouvernementaux se sont soumis à sa décision – comme d’habitude ». Trois ans plus tard, l’International Crisis Group résumait ainsi les relations entre le FPR et les autres partis politiques : «. . . les partis politiques qui existent aujourd’hui au Rwanda ne sont tolérés que s’ils acceptent de ne pas remettre en cause la définition de la vie politique élaborée par le FPR.
2. Analyse
A partir des faits succinctement relevés ci-dessus, les observations suivantes parmi tant d’autres méritent d’être faites quant à la portée des rapports entre le régime du FPR et les rescapés du génocide.
1) Le FPR comme libérateur des Tutsi sous le joug de l’oppression
Lorsque le FPR a envahi le régime Habyarimana, tous les Tutsis de l’intérieur ont senti leur douleur apaisée car ils s’attendaient à un régime politique dirigé par des personnes de leur ethnie. Cela se faisait remarquer lors d’échanges avec eux et un bon nombre de familles tutsi ont envoyé leurs jeunes garçons rejoindre la rébellion ; c’est le cas du major Ntashamaje Gérard qui était avocat à la Bralirwa et dont le père Antoine Ntashamaje avait été ministre des relations institutionnelles et président de la Conseil d’Etat dans la magistrature de la deuxième république. Cet acte d’envoyer leurs enfants renforcer les rebelles a été dénoncé par Mugesera Léon dans son célèbre discours et exacerba la haine interethnique et par conséquent ils en ont payé de leur vie lors du génocide de 1994.
2) Le FPR comme clique de meurtriers cyniques
Après la libération, les rescapés du génocide étaient exaltés mais cette excitation ne durera pas car le vrai visage du nouveau maître du pays sera dévoilé très bientôt. En tuant les ecclésiastiques qui s’étaient enfuis à Gakurazo, les militaires de l’APR ne s’inquiétaient pas des Tutsis qui se trouvaient parmi eux ; ainsi furent indistinctement assassinés des Tutsis comme Monseigneur Ruzindana Joseph évêque du Diocèse de Byumba ; Monseigneur Gasabwoya Innocent de l’Archidiocèse de Kigali ; Monseigneur Jean Marie Rwabirinda qui était Vicaire Général du Diocèse de Kabgayi ; Père Muligo François Xavier chef de la paroisse cathédrale de Kabgayi ; Père Mutabazi Dennis ; Père Gahonzire Fidèle prêtre du diocèse de Kabgayi chargé des hôpitaux ; Frère Nsinga Jean Baptiste, Supérieur Général Frères Joséphites ; Vivens, jeune frère de l’évêque Kalibushi du Diocèse de Nyundo ; le jeune garçon Sheja Richard pour ne citer que ceux-là. D’ailleurs, au début de la prise du pays, des militaires révélaient sans se soucier de rien que ce sont eux qui avaient abattu l’avion présidentiel provoquant la mort d’un million de vies humaines ; fait qui a été dénoncé par Déogratias Mushaidi qui est condamné à la réclusion à perpétuité pour avoir mis cela au grand jour.
3) Le FPR comme régime corrompu
Au début, les Tutsi attendaient du nouveau régime des postes affriolants mais avec le temps seuls ceux qui venaient d’Ouganda ont été pris en considération. Plus tard, même la provenance de l’Ouganda n’était plus de mise. Au contraire, elle est désormais cause d’exclusion depuis la dissidence d’hommes politiques et d’anciens officiers qui la plupart ont évolué en Ouganda qui ont fui le pays et d’autres désormais coffrés dans les prisons-mouroirs rwandaises suspectés de vouloir renverser le régime. Dans ce contexte, désormais quelle que soit l’origine ethnique ou la provenance régionale des candidats, tout le monde est au chômage et n’a aucune chance d’obtenir les postes vacants étant donné qu’en dehors de quelques recommandations exceptionnelles souvent motivées par le népotisme, seules sont retenues les personnes qui ont payé un certain montant d’argent à un commissionnaire discret qui a transféré la somme aux recruteurs ou les jeunes filles et femmes attrayantes ayant consenti à des relations sexuelles avec les patrons sans se soucier de l’adultère qu’elles commettent ni les maladies sexuellement transmissibles qu’elles en tirent.
4) Peur du FPR de la dissidence des rescapés du génocide
Les différentes violences exercées contre les rescapés du génocide risquent de les réveiller et de susciter une opposition supplémentaire contre le régime. L’avis d’Ibuka reflète justement la peur ressentie par le FPR d’autant plus que Karasira Aimable grâce à son blog avait attiré l’attention de la plupart des Rwandais en général et des rescapés du génocide Tutsi en particulier. Dans le même ordre d’idées, ils ont tendance à diaboliser Jean Paul Samputu en évitant que sa voix n’atteigne un certain nombre de rescapés conscients de l’évolution des choses et de la réalité de ce qui se trame au sein du régime qui, de manière inattendue, pourraient perdre confiance en ce pouvoir sanguinaire.
Conclusion
Le régime de Kigali est régi par le principe gagnant/gagnant de sorte que les rescapés du génocide n’ont aucun rôle à jouer dans une gouvernance aussi rapace que celle du FPR. Même le fonds FARG qui a été institué pour leur venir en aide ne financera plus les études de leurs enfants malgré qu’ils souffrent encore des effets du génocide. Le plaidoyer exercé auprès des hautes autorités a été carrément rejeté et l’on s’enquiert du sort de ces enfants. Ceux d’ethnie hutue bénéficiant autrefois de l’aide du MINALOC se sont résignés quand le fonds ad hoc arrêta de les assister et ceux dont les parents ne peuvent pas payer les frais de scolarité sont devenus des délinquants de la rue. En définitive, le FPR s’est finalement rendu compte qu’en laissant les leaders d’opinion des rescapés du génocide exprimer librement leur mécontentements, il risque de s’attirer une opposition additionnelle et non des moindres.