Il faut répudier l’idéologie d’infériorisation du Hutu née à l’époque de la monarchie nyiginya tutsi

Par Jean Mugabo

J’ai suivi, sur Radio Inkingi, les échanges que Monsieur Gaspard Musabyimana a eus avec ses deux invités, Sylvestre Nsengiyunva et Evariste Nsabimana. Le thème était, en kinyarwanda : « Kurwanirira ingoma ni umuco wa Gatutsi. Guharanira ubutegetsi ntibiba muri kamere ya Gahutu ». Ceci pourrait être traduit en français (traduction libre) comme suit : « La lutte pour le pouvoir est une culture tutsi. Se battre pour le pouvoir n’est pas dans la nature du Hutu ».

De ce titre on pourrait facilement entendre : seul le Tutsi lutte pour la conquête et la conservation du pouvoir ; le Hutu n’en est guère intéressé.

Sylvestre Nsengiyunva et Evariste Nsabimana se sont évertués à démontrer que seuls les Tutsi ont de tout temps affûté et affiné des stratégies de conquête, d’extension et de conservation du pouvoir. Ils sont même arrivés à soutenir que seuls les Tutsi ont la maîtrise de l’art et de la culture. D’après eux, les Twa et les Hutu étaient des bons à rien dans tous ces domaines de la vie du pays et de son peuple. Et pour apparaître crédibles face aux auditeurs de la Radio Inkingi, ils ont recouru à des références empruntées à l’histoire du Rwanda. Mais en réalité, ils ont sans cesse répété l’Abbé Alexis Kagame, historien, linguiste, philosophe et, faut-il le souligner, umwiru (c’est-à-dire détenteur du code secret de la royauté) sous les règnes des deux derniers rois tutsi, Mutara Rudahigwa et Kigeri Ndahindurwa. De par sa stature intellectuelle et son statut de ritualiste royal, Alexis Kagame a mis par écrit les pratiques de conquête et de conservation du pouvoir sous la monarchie tutsi d’avant 1959. C’est ainsi qu’il a publié en kinyarwanda Inganji Kalinga avec l’objectif principal de mettre à la disposition de la nouvelle génération des dirigeants tutsi ayant fréquenté l’école du colonisateur blanc un outil devant lui permettre de se rappeler en permanence de comment leurs illustres ancêtres ont créé le Rwanda, l’ont étendu et comment ils ont solidifié le pouvoir de la monarchie nyiginya.

Les lecteurs de Inganji Kalinga ne connaissant pas cet objectif visé par Alexis Kagame se sont souvent émerveillés en lisant les récits mettant en exergue les exploits des princes et des princesses tutsi engagés dans la vie du royaume. Plusieurs lecteurs ont oublié et oublient même aujourd’hui que Inganji Kalinga est le récit de l’épopée de la dynastie tutsi, donc des princes et princesses tutsi. Chaque personne qui se réfère à ce livre doit savoir qu’il s’agit d’un récit du tambour royal (vainqueur) de la monarchie tutsi nyiginya. Partant, il est inutile d’aller y rechercher des faits glorieux des adversaires, notamment ceux des princes et des princesses hutu ou de façon générale, ceux des Hutu en tant que populations des royaumes dirigés par les rois (abami) hutu avant la double colonisation : celle des Tutsi de la monarchie nyiginya et celle des Européens. 

Si on ne fait pas un effort de pénétrer l’histoire du peuple rwandais dans sa globalité et sa complexité, si on s’en tient seulement aux récits transcrits et publiés par l’Abbé Alexis Kagame on biaise inévitablement la présentation du vécu de ce peuple sur la longue durée et même sur le court terme proche des temps actuels. Sylvestre Nsengiyunva et Evariste Nsabimana n’ont pas fourni cet effort. Ils apparaissent plutôt comme des admiratifs des hommes et des femmes dépeints dans les récits laissés par Alexis Kagame, notamment dans Inganji Kalinga. On comprend alors pourquoi aucun des deux ne s’est donné la peine de constater que le thème même des échanges est une répétition de la présentation caricaturale du Hutu face au pouvoir, présentation prisée par les dirigeants tutsi eux-mêmes du temps de la monarchie et par les Blancs venus nous coloniser et nous évangéliser. Oui ! Le thème est la traduction et la répétition fidèles de ce que Mgr Classe a soutenu devant les maîtres coloniaux désireux de promouvoir aussi les Hutu et de leur donner quelques postes au sein de l’administration. Il s’est levé contre cette bonne idée et a lâché : « le Tutsi est né pour commander, le Hutu pour être commandé ! » Le projet du colonisateur de promouvoir progressivement les Hutu en leur attribuant quelques postes au sein de l’administration locale et territoriale a ainsi été abandonné. Seuls les Tutsi ont, en plus des pratiques du pouvoir traditionnel, appris progressivement à gérer, sous la supervision du colonisateur blanc, les populations selon les nouvelles règles : les lois et règlements coloniaux écrits.

Comment peut-on aujourd’hui soutenir que « La lutte pour le pouvoir est une culture tutsi ; se battre pour le pouvoir n’est pas dans la nature du Hutu » ? Sylvestre Nsengiyunva et Evariste Nsabimana doivent savoir que l’homme et la femme de partout se préoccupent de leurs conditions de vie, travaillent pour le mieux-être, sont toujours dans la joie quand ils réussissent et jouissent de façon épanouie du fruit de leurs efforts dans les divers secteurs de la vie en société. Ils auraient dû faire appel à d’autres sources pour savoir que le Hutu n’a jamais accepté les conditions serviles dans lesquelles il a été contraint d’évoluer sous la monarchie tutsi. Quand le contexte et les temps lui sont devenus favorables, il a montré qu’il sait lutter pour la conquête du pouvoir : il a fait la révolution et a mis fin à la monarchie nyiginya tutsi en 1959-1961. Face à cette réalité historique, Sylvestre Nsengiyunva a eu l’audace de renier aux Hutu la capacité d’avoir fait la révolution et d’avoir pris le pouvoir au Rwanda. Pour lui, ce sont les autres qui l’ont fait en leur place ; ces autres, les Blancs, les ont tout simplement installés sur le siège du pouvoir. Quelle méconnaissance de l’histoire du Rwanda, surtout pour quelqu’un qui se dit être analyste de la société rwandaise d’hier et d’aujourd’hui ! Mais cela ne devrait étonner personne : peut-être sans le vouloir et sans s’en rendre compte, Sylvestre Nsengiyunva entretient en lui le complexe du Tutsi conquérant du pouvoir et celui du Hutu servile à jamais. Il est toujours obnubilé par le récit du tambour royal nyiginya vainqueur, par la trame événementielle de la monarchie nyiginya tutsi sciemment embellie par les ritualistes royaux dont l’un des plus illustres et proches de nous est l’Abbé Alexis Kagame. C’est dans cet entêtement illogique qu’il a cherché, au cours des échanges avec Evariste Nsabimana, échanges animés ou supervisés par Gaspard Musabyimana, à présenter le pouvoir tutsi d’avant la révolution de 1959 et tout ce qu’il l’entourait comme des modèles à admirer mais aussi et surtout à promouvoir actuellement. 

Il faut clairement dire que ce genre de prestation s’écarte de la logique de l’histoire ; il ne procède pas du métier de l’historien ; il méconnaît complètement le rôle de l’histoire. Sans trop entrer dans les détails, je voudrai l’évoquer en ces quelques points ci-après :

  1. L’histoire sert à rappeler les faits du passé afin de les connaître pour en tirer des leçons soit à suivre, soit à répudier à jamais. L’ensemble des faits du passé est pour le présent la cartographie de ce que fut la société d’hier. La génération actuelle prend donc le passé non pas comme un mythe mais comme une réalité et une référence importantes pour construire le présent et se projeter dans le futur sur des bases solides expurgées des handicaps du passé, mais bénéficiant des réalisations d’importance dans l’épanouissement de la communauté, c’est-à-dire dans le bien-être global des hommes et des femmes, bref des populations d’hier. Vue sous cet angle positif, l’histoire est pour la génération présente qui prépare aussi la génération de demain, une sorte d’alerte utile qui, chaque fois, dit: attention, hier c’était ça mais ce n’est pas à répéter, c’est à bannir désormais; oui, hier ce fut ça et c’était bénéfique pour l’épanouissement de la société, c’est à prendre, à renforcer ou à rendre brillant et plus utile pour la société actuelle. 
  2. Chaque génération fait son histoire et enrichit ainsi l’histoire générale de la communauté, du pays, de l’humanité de façon globale. Quand elle s’active pour améliorer ses conditions de vie sur le plan social, économique, politique, etc. elle fait l’histoire sans dire à tout bout de champ, voilà je suis en train de faire l’histoire. Cette génération met en contribution des éléments à sa disposition générés par le contexte (global), le milieu, les hommes (de son monde) et leurs savoirs, etc. Cette génération fait ainsi ou construit ainsi une société nouvelle, différente de celle d’hier même si dans sa sagesse, elle a jeté un regard permanent sur le passe afin de ne pas répéter des erreurs ou afin de s’assurer qu’elle s’améliore et fait évoluer donc la société.
  3. De ce qui précède, il y a lieu d’avancer que le Rwanda d’aujourd’hui, la société rwandaise actuelle doivent être différents de ceux de Mashira wa Sabugabo, de Kimenyi du Gisaka, de Nyirandakunze du Kinyaga, de Ruvogo du Bukonya, de Ruganzu Bwimba du Rwanda rwa Gasabo, de Kanjogera et son frère Kabare…. Le type de pouvoir exercé à l’époque de ces hommes et femmes, la façon d’accéder à ce pouvoir ne peuvent pas servir de références à la génération actuelle car d’une part ils ne sont pas adaptables au présent puisque de nouvelles réalités faisant tourner le monde sont nées entretemps! D’autre part, les acteurs actuels ont une autre façon de voir le monde, le Rwanda, etc. Et dans ce cadre, l’accès au pouvoir n’est plus une affaire de famille, d’imbuto, etc. mais une affaire de mérite personnel dans la société. Et les modalités pour y accéder sont dites « démocratiques ».
  4. Il est donc inconvenant d’entendre des gens déclarer que les Hutu n’ont pas la culture du pouvoir, que donc ils ne peuvent pas gérer et garder actuellement le pouvoir à la manière des Tutsi. Ces gens se disant analystes et même experts pêchent horriblement sur un point capitale: la gestion du pouvoir et la conduite des hommes doivent obéir actuellement, au Rwanda comme ailleurs, à des règles connues de tout le monde: ce sont des lois et règlements écrits, ce sont des constitutions élaborées et adoptées par les peuples. Le Hutu et le Tutsi actuels doivent s’y conformer. Et pour ne pas dérailler, ils doivent se mettre à l’école, donc à l’étude de la manière dont on gouverne le pays et ses populations selon les lois et règlements, selon la constitution  (tous textes écrits et connus de tous). Quiconque sera en mesure de maîtriser ces textes, quiconque sera en mesure de convaincre le peuple qu’il sera son bon dirigeant selon ces textes, celui-là, Hutu ou Tutsi ou Twa, sera élu dirigeant par le peuple. Gardera bien et longtemps le pouvoir celui qui sera apprécié par ce peuple du fait d’avoir respecté ces textes et d’avoir avancé la société. 
  5. Cessons donc le genre de discours entendu lors des échanges entre Sylvestre Nsengiyuna et Evariste Nsabimana qui dénie aux Hutu (je dirai aussi aux Twa) les capacités de diriger le pays. Si les Hutu ont connu certains échecs dans la gestion du pouvoir après la révolution de 1959, ce n’est pas parce qu’ils étaient des Hutu mais tout simplement parce qu’ils n’ont pas maîtrisé tous les paramètres du pouvoir moderne. Et les Tutsi au pouvoir aujourd’hui, réussissent-ils mieux que les Hutu de 1960-1994? Non! Tout simplement parce qu’ils veulent diriger le pays à la manière des chefs et rois tutsi du temps de la monarchie nyiginya d’avant 1959. Ils ne peuvent qu’échouer lamentablement!!! Et ils ont échoué. Que les gens cessent de vanter le passé nyiginya meurtrier et de chercher à décourager les générations rwandaises actuelles appliquées à voir comment désormais le Rwanda et son peuple peuvent être gérés correctement selon les règles démocratiques. 

Si on se décide à recourir à l’histoire pour appréhender le présent, il faut y aller avec tact et respecter « le métier d’historien ». L’histoire n’est pas l’alignement des faits dont on se rappelle, dont on a entendu parler ou qu’on a appris à connaître par la lecture de certains écrits. Non! Le métier d’historien est plus pointu que ce que racontent souvent des gens sans trop se soucier de la véracité historique de leurs propos. Parler de quelques faits du passé, faire des références aux hommes du passé ne donnent pas droit au titre et à la qualité d’historien. Est-ce que quelqu’un qui sait que 1 + 1 = 2 a pour autant la qualité de mathématicien? Celui qui parle de Mazimpaka ou de Nyamakwa, celui qui dit que Kabare et sa sœur Kanjogera étaient des sadiques criminels, etc. n’est pas pour autant historien. On doit cesser d’induire les gens en erreur en cherchant des appuis sur l’histoire. Il serait malheureux de pousser la jeunesse d’aujourd’hui à apprendre à mentir, à se prostituer… comme le faisaient certains princes et princesses tutsi de la monarchie nyiginya dans le but soi-disant d’accéder au pouvoir. Il faut savoir bien interpréter les faits du passé afin d’en faire profiter à la génération actuelle. C’est le rôle de l’historien, l’historien bien formé, connaisseur des faits historiques et bien au courant des réalités de son temps.