Concerto pour Soweto en A mineur

Imaginez que vous soyez née au Royaume-Uni vers la fin de la seconde guerre mondiale. Imaginez votre famille décide d’aller commencer une nouvelle vie en Nouvelle-Zélande. Imaginez qu’adulte, vous retourniez au Royaume-Uni pour étudier la musique classique. Imaginez que vous vous lancez dans le métier avec beaucoup de succès, jouant avec les directeurs les plus renommés du monde. Imaginez que 20 ans plus tard, vous entendiez parler d’un projet musical à Soweto ayant désespérément besoin d’aide. Imaginez que vous organisiez des collectes de fonds en leur nom et que vous les visitiez en Afrique du Sud, pour les aider et faire quelques cours entre deux concerts. Imaginiez que vous réalisez qu’ils ont besoin de plus que quelques visites par an. Jusqu’où irez-vous pour les aider? Combien allez-vous vous investir dans l’avenir de ces jeunes joueurs si doués vivant dans un pays sortant à peine de l’Apartheid?

Aujourd’hui, je suis inspiré par Rosemary Nalden du Royaume-Uni. Rosemary est née en Angleterre dans les années 1940. Très jeune déjà, Rosemary été une fille déterminée, caractère hérité de son père. En effet, devenu orphelin à un très jeune âge, son père s’est débrouillé pour étudier la musique par correspondance, une modalité tres fréquente aujourd’hui mais qui n’était que nouvellement introduite par les universités anglaises après la première guerre mondiale. Il a ainsi obtenu deux doctorats en musique. Ironiquement, il ne pouvait pas décrocher un poste universitaire en Grande-Bretagne, car il n’avait jamais mis les pieds dans une salle de classe.

Quand Rosemary avait 4 ans, son père a finalement décidé d’aller tenter sa chance en Nouvelle-Zélande, une terre d’avenir d’après ce qu’on disait. C’était le bon choix pour eux: son père a finalement été capable de jouer et d’enseigner de la musique. Il a même créé le premier conservatoire de musique du pays !

« L’esprit pionnier, la folie, tout ça je l’ai hérité de lui », a-t-elle partagé plus tard.

Après avoir obtenu une licence en langues à l’Université d’Auckland en Nouvelle-Zélande, Rosemary est retournée dans son Angleterre natale pour devenir musicienne comme son père.

La jeune femme, qui avait 24 ans à l’époque, s’est inscrite au Royal College of Music de Londres où elle a étudié le violon et le chant. Après l’obtention de son diplôme, elle décida de rester au Royaume-Uni et commença une carrière fructueuse en tant qu’artiste indépendante, jouant avec des ensembles de renom tels que l’Orchestre Baroque Britannique de John Eliot Gardiner et Les Joueurs Classiques de Londres de Roger Norrington. Parallèlement à sa carrière de musicienne, Rosemary s’adonnait à une autre de ses passions, l’enseignement, en donnant des cours privés dans son appartement de Londres.

Après 20 ans de carrière et de succès sur la scène musicale, sa vie semblait réglée comme une horloge. Pourtant tout aller changer en 1991. Un événement ou plutôt deux événements, deux coïncidences bizarres allaient l’amener à repenser au sens de sa vie.

Le premier événement: une émission de radio sur la BBC au sujet d’un programme de musique en difficulté dans le canton de Soweto, en Afrique du Sud. C’était un court clip sur le ‘Today’s Program’ de la Radio 4 de BBC, mais bizarrement, ce sujet lui est resté à l’esprit. Deuxième événement: la même histoire de ce projet de musique de Diepkloof, à Soweto, est paru dans un journal qu’elle lisait souvent le dimanche, The Independent.

Bien que Soweto se trouvait à quelque 9.000 kilomètres de chez elle et qu’elle lui fût aussi étrangère qu’un lieu peut l’être, quelque chose dans cette histoire l’a interpellé, lui demandant si elle ne pouvait faire quelque chose pour eux.

Bien sûr, comme tout le monde dans le monde ces années-là, elle avait entendu parler de Soweto, le quartier ségrégé de Johannesburg rendu célèbre pour sa résistance au système inhumain de l’Apartheid, mais elle n’avait jamais associé Soweto à la musique classique.

Cette double coïncidence ne pouvait être qu’un signe du destin, s’est-elle dit, et puis elle a décidé d’agir et de les aider.
Elle a fait appel à des amis et collègues musiciens professionnels et leur a demandé de se joindre à elle dans un ‘busk’ pour soutenir le projet musical sud-africain. Pour ceux qui ne connaissent pas ce mot étrange, ‘busk’ vient du vieux mot français « busquer » qui signifie simplement jouer pour de l’argent dans un lieu public. Rosemary a eu des réactions positives au-delà de toutes ses attentes : 120 collègues se sont joint a elle ! Cette joyeuse bande s’est repartie par groupes pour aller jouer de la musique classique dans 16 gares de train d’Anglettere !

En avril 1992, Rosemary a fait son premier voyage en Afrique du Sud, d’une part pour leur remettre en mains propres les 6000 livres (environ 10.000 USD) qu’elle avait pu réunir avec ses collègues et d’autre part découvrir qui étaient ces musiciens des townships.

Elle savait par ses lectures que Soweto, un township de près de deux millions de personnes, était une communauté pauvre, mais ce qu’elle aller trouver là-bas était plus désastreux que ce qu’elle avait imaginé.

Le projet était situé dans un centre communautaire près d’un camp de transit fait de maisons de fortune pour les gens qui travaillaient dans les mines voisines de Johannesburg. La salle où les enfants apprenaient la musique était une grande salle avec des toilettes sans portes juste à côté, et Rosemary voyait les gens des squats voisins traverser à tout moment leur salle pour utiliser les toilettes, qui étaient apparemment les seules toilettes dans les environs.

C’était très inconfortable pour la dame qui ne connaissait que les standards de vie britanniques. Mais quand les enfants ont commencé à jouer, Rosemary ne s’est plus préoccupée de ces mouvements de va et vient, tant elle était épatée et emportée par leurs talents.

« J’étais fascinée par tout le phénomène de ces enfants incroyablement talentueux qui avaient tellement soif de leçons de violon. Je ne pouvais plus m’en éloigner, même si je ne me souviens pas avoir pris une décision consciente. J’étais juste captivé et j’avais le sentiment qu’après avoir compris tout ce qui était possible de faire pour eux, je ne pouvais plus les abandonner. »

Les enfants – et probablement tout le quartier d’ailleurs – étaient eux aussi fascinés par elle. Bien que l’apartheid ait officiellement pris fin en 1990, il était encore étrange de voir une femme blanche dans les townships.

« C’était très, très inhabituel pour une femme blanche d’apparaître soudainement dans un township sud-africain. C’était inouï. »

Après cette première visite, elle est retournée au Royaume-Uni et a créé un fonds – le Busked Trust UK – pour poursuivre ses efforts de collecte de fonds. Elle s’est également mise à revenir les visiter pour leur donner des cours, parfois deux ou trois fois par an pendant les 3 à 4 ans qui ont suivi.
Après un moment, elle a toutefois réalisé que les fonds étaient mal utilisés et peut-être même détournés et que les enfants ne recevaient pas les appuis adéquats. Elle savait qu’elle ne pourrait plus continuer à travailler avec ce projet mais que faire alors ?

C’était en 1996, l’année ou Rosemary a pris la grande décision, probablement la plus grande décision de sa vie: elle allait créer sa propre école.

Et il ne s’agissait pas d’ouvrir une école qu’elle dirigerait depuis Londres: elle avait l’intention de déménager à Soweto et de diriger l’école elle-même ! Si quelqu’un avait déjà dit à Rosemary qu’elle dirigerait un jour une école dans un township, elle vous aurait probablement traité de folle. Mais le sentiment qu’elle appartenait auprès de ces jeunes, sentiment réveillé en elle par l’émission de BBC de 1991 n’avait fait qu’augmenter au fil des ans.

En 1997, la violoniste aux cheveux blancs a débarqué en Afrique du Sud avec ses économies et quelques instruments et n’est plus jamais rebroussé chemin. Elle a réussi à trouver une petite pièce dans l’église presbytérienne de Soweto et a inscrit ses tous premiers éleves. L’école de musique Buskaid de Soweto est officiellement née.

Si enseigner lui venait tout naturellement, Rosemary a dû apprendre sur le tas comment gérer une organisation à but non lucratif, construire une école de musique à partir de zéro et collecter des fonds pour un budget scolaire (très différent des ‘busk’ occasionnels pour venir en appui à un cours de musique).

En plus de cela, elle devait combattre les préjugés et perceptions négatives de la musique classique, qui rappelait trop pour certain l’héritage européen des Boers dans ce pays qui essayait douloureusement de se réconcilier avec son histoire récente.

Ce n’était pas du tout facile de s’adapter à ces nouvelles circonstances. En plus, c’était une culture complètement différente de la sienne, elle vivait loin de sa famille et de ses amis et dans des conditions beaucoup moins confortables que ce à quoi elle était habituée. Au debut, elle était souvent nostalgique de sa vie passée, mais toute la tristesse disparaissait quand elle écoutait ses enfants jouer.

Elle s’est aussi peu à peu attachée à son nouveau quartier, apprenant à apprécier la fierté des gens dans leur vies et habitations, malgré leur modestie. Elle apprenant aussi que la vie de ses enfants était difficile au-delà des murs de l’école, avec la violence rampante et le fléau des drogues très symptomatiques de ces premières années post-apartheid.

Buskaid a commencé avec 15 enfants entassés dans sa petite chambre à l’église presbytérienne. La pièce était si minuscule, qu’ils devaient aller dehors pour jouer, ce qui s’avérait souvent impossible durant les longs mois de pluie.

Heureusement, cette situation n’a duré que deux ans. En 1998, l’Église lui a donné un terrain dans le même quartier et avec le soutien d’amis et de donateurs privés, Rosemary a construit une véritable école avec sept studios, une bibliothèque musicale et une grande salle de répétition. En 1999, Buskaid a emménagé et a pu immédiatement doubler le nombre d’élèves.

L’un de ses premiers élèves était un garçon appelé Simiso Radebe. Son histoire à lui seul semblait être le résumé de toutes les tragédies et les espoirs de la communauté de Soweto. À l’âge de 8 ans, Simiso savait déjà qu’il voulait devenir violoniste. Rosemary n’a jamais découvert comment cette idée lui est venue à l’esprit tant il n’y avait rien de musical ou idyllique dans sa vie.

Simiso était issu d’une famille très pauvre, avec ses deux parents au chômage, quatre frères et sœurs, dont un toxicomane, qui dormaient tous sur des matelas dans le salon. Pourtant un jour, le jeune garçon s’est inscrit à un programme de musique à proximité et a commencé à apprendre le violon.

Il n’était pas satisfait de la qualité de l’enseignement – oui, à 8 ans, il savait ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas! – alors il est allé chercher un autre programme. Il n’était pas satisfait non plus et chercha encore un autre programme. Et c’est là où il a atterri à Buskaid et a rencontré Rosemary Nalden pour la première fois.

Simiso était un petit garçon très timide, qui ne parlait pas beaucoup et ne savait pas comment répondre à toutes les questions que lui posait la femme aux cheveux blancs.

Quand il a commencé à jouer, elle en a eu le souffle coupé ! C’était un vrai mystère de voir ce jeune génie en herbe, a qui aucun adulte n’avait jamais parlé de violons, et dont les parents, qui ne savaient probablement pas du tout ce qu’est un violon, n’avaient jamais aidé à poursuivre son rêve.

Elle l’a pris sous son aile. Dix ans plus tard, Simiso était devenu un violoniste accompli, se produisant dans le monde entier tout en continuant à enseigner les plus jeunes élèves de Buskaid. En 2010, à 19 ans, c’est un jeune homme complètement transformé qui s’est inscrit à la Royal Academy of Music de Londres, le tout selon ses mérites!

Mais j’avance un peu trop vite dans l’histoire. Revenons en arrière pour le moment, a l’époque de l’emménagement dans la nouvelle école, en 1999. L’une des difficultés rencontrées par Rosemary quand elle a commencé son projet était de trouver des enseignants prêts à la rejoindre dans le township. Bien que Mandela soit devenu président, de nombreux Blancs craignaient des représailles de la part des Noirs et elle n’a pu trouver qu’une seule personne – Sonja Bass, qui est toujours avec l’école – pour accepter de venir enseigner à Soweto.
Elle s’est sentie découragée pendant un moment.

« Nous étions installés dans notre nouvelle école, et ces enfants venaient tout le temps, mais nous ne pouvions pas avoir de professeurs pour eux.»

Et puis il y a eu un Eureka, j’ai trouvé ! Pourquoi ne pas simplement demander aux étudiants seniors d’assumer ce rôle?

Sonja et Rosemary ont réuni les jeunes et ont proposé un accord:

«Nous allons vous apprendre des compétences très sophistiquées, et en retour aimeriez-vous venir nous aider à enseigner?»

Tous les étudiants ont joyeusement accepté et se sont montrés à la hauteur de leurs attentes. Aujourd’hui, neuf de ses onze enseignants salariés de Buskaid sont des anciens élèves.

«Je peux dire avec confiance qu’ils sont parmi les meilleurs enseignants du monde.»

Le modèle Buskaid a évolué au cours des ans pour offrir cette formation pédagogique à tous les enfants, quel que soit leur âge, afin qu’ils puissent encadrer les nouvelles recrues.

La plupart de ses élèves, comme Simiso, viennent de milieux extrêmement difficiles – drogue, abus physiques, SIDA, malnutrition, abandon par l’un des parents, etc. – mais elle ne permet pas que leur situation soit une excuse pour passer sans traailler dur.

Le but de Rosemary n’est pas de leur apprendre des instruments à cordes pour les distraire de leur environnement glauque. Son but est de révéler leur plus grand potentiel et de les préparer à jouer sur n’importe quelle scène du monde. À cette fin, s’efforce d’amener l’école aux normes internationales les plus strictes.

Elle leur enseigne également les valeurs fondamentales de la vie communautaire: le respect de soi, le respect des autres, le respect du groupe. En outre, Buskaid offre à ses étudiants un soutien médical, social et psychologique.

Lorsqu’elle apprend qu’un des enfants a des problèmes à la maison, Rosemary va à la rencontre des familles, chez eux. Ainsi elle rassure les enfants que l’école est avec eux dans tous les aspects de leur vie.

Elle ne pouvait pas imaginer faire les choses différemment. Les enfants sont vraiment dans le siège du conducteur quand on y pense. Ce sont les enfants qui l’ont ‘appelée’ pour venir en Afrique du Sud en lançant ce cri de détresse sur la BBC. Et depuis le tout premier jour, ce sont toujours les enfants et non leurs parents qui viennent s’inscrire à l’école, quelque chose d’inédit d’où elle vient.

Pourtant, ses critères d’accueil sont très stricts: il faut démontrer une réelle détermination et une sensibilité musicale et avoir un talent prêt à émerger. À son tour, l’école va nourrir ce talent et leur permettre de l’exprimer au grand jour.

L’école a commencé avec moins de 20 enfants, aujourd’hui, 125 étudiants sont inscrits à Buskaid chaque année. Ils sont âgés de six à trente-quatre ans et sont tous issus de la communauté locale, une des moins privilégiée du pays. En 1997, l’école possédait moins de vingt instruments; Buskaid possède maintenant près de 100 instruments.

Beaucoup de ses étudiants ont reçu des bourses d’études pour aller continuer leur education des conservatoires internationaux. Certains ont ainsi réussi à rejoindre le prestigieux Royal Northern College of Music de Manchester ou la Royal Music Academy de Londres.

Le Buskaid Soweto String Ensemble a acquis une reconnaissance internationale grâce à ses performances et aux albums qu’il enregistre depuis 1998. En 2007, le réalisateur britannique Mark Kidel a produit un documentaire sur Buskaid, ‘Les Violons de Soweto’ (‘Soweto Strings’), documentaire qui a reçu plusieurs prix et a été diffusé dans le monde entier, leur donnant encore plus de visibilité.

En 1999, Buskaid a remporté le prix Arts and Culture Trust (ACT) du meilleur projet de développement culturel. En 2002, Rosemary Nalden a reçu un MBE a l’occasion du Jubilé d’Or de la Reine Elizabeth, en reconnaissance de son travail avec Buskaid. Un MBE est l’une des distinctions les plus élevées au Royaume-Uni; il récompense les contributions aux arts et aux sciences, le travail avec des organismes de charité et de bien-être, et le service public en dehors de la fonction publique.

En 2003, elle a été recionnue comme une des anciennes les plus distinguee (Distinguished Alumni Award) par son ancienne université, l’Université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. En 2006, Rosemary a été reconnue dans la catégorie des Bâtisseurs de Communautés par le Beacon Fellowship Awards. En octobre 2007, Buskaid a remporté le prix ACT Arts Education Project.

En 2009, le Gramophone Magazine a classé l’Ensemble Buskaid parmi les dix orchestres les plus inspirants au monde, aux côtés de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, du London Symphony Orchestra, du New York Philharmonic, de l’East West Divan Orchestra et du Simón Bolivar Youth Orchestra. En 2013, Rosemary Nalden a été nommée membre honoraire de la Royal Philharmonic Society, un prix rare et très prestigieux qui a été décerné à moins de 140 musiciens au cours des 200 dernières années.

L’Ensemble a joué cinq fois sous la direction de l’ancien mentor de Rosemary, Sir John Eliot Gardiner. Les jeunes de Soweto ont également joué plusieurs fois en présence de Nelson Mandela, de Sa Majesté la reine Elizabeth II, du Prince Charles et d’autres membres de la famille royale britannique, ainsi que de nombreux dignitaires étrangers, dont l’ancienne première dame des États-Unis d’Amérique, Mme Michelle Obama.

La septuagénaire est toujours à la tête de son école à Soweto, parcourt le monde avec son ensemble, au grand enchantement du public du monde entier.

Et elle n’a pas l’intention de prendre sa retraite de si tôt.

Félicitations pour votre contribution à l’Héritage de l’Afrique, Rosemary Nalden! #BeTheLegacy #WeAreTheLegacy #Mandela100#UMURAGEkeseksa

Contributeurs

Um’Khonde Habamenshi
Lion Imanzi