Invincible

Il y a à peine 10 mois, les médias du monde entier se sont relayés pour annoncer que Winnie Madikizela Mandela n’était plus de ce monde. C’était le 2 avril 2018, un lundi. Elle avait 81 ans. Nous avons appris en même temps qu’elle avait été malade depuis un certain temps.

Elle était l’une de ces rares personnes dans notre vie pour qui le monde entier – oui, vraiment, tous les coins et recoins de notre planète – s’est arrêté de bouger pendant un instant pour rendre hommage à une personne exceptionnelle. Où que nous étions ou faisions, quelle que soit notre ethnicité, la couleur de notre peau ou notre pays de naissance, Sud-Africains ou amis de l’Afrique du Sud, nous avons tous cessé de respirer une fraction de seconde comme si nous craignions qu’en respirant nous ne laissions échapper son esprit, et qu’avec lui se perdent les souvenirs de cette femme si belle et si courageuse, cette vraie guerrière des temps modernes.

Ce ne serait pas honnête de notre part si nous ne reconnaissions pas que c’était elle, plus que d’autres, qui a su constamment éveiller nos consciences au fil des ans. Heureux ceux qui l’ont rencontré de près ou qui se trouvaient dans son voisinage immédiat dans tous les lieux où elle a vécu en Afrique du Sud. J’étais parmi un cercle plus distant, de ceux qui par millions à travers le monde étaient unis par ce même désir insatiable qu’advienne un jour un monde exempt de préjugés. Elle a su nous toucher à distance grâce à la magie de la presse écrite et des médias télévisés. Peu importe où nous étions, elle nous a tous appris, à travers ses combats, qu’il fallait être prêt et disposé à tout sacrifier quand vous voulez confronter un système diabolique.

Winnie faisait partie de nos vies avant même que nous prenions conscience de sa présence. Tout ce qu’elle a donné, tout ce qu’elle a sacrifié et les traitements inhumains qu’elle a endurés en auraient brisé plus d’un et plus d’une, mais pas elle! Elle semblait immortelle et aujourd’hui, sa Légende le sera très certainement.

Immortelle.

J’aurais cependant aimé lire des titres rappelant qu’elle était aussi une mère aimante autant qu’une battante, une sœur attentionnée, une fille dévouée à ses parents, une voisine pleine de compassion et une femme de carrière. Mais très peu de ces mots voire aucun n’a été capturé dans les titres presque identiques que les médias ont choisis pour télégraphier au monde la nouvelle de sa mort: Héroïne de la lutte anti-apartheid, ex-épouse de Nelson Mandela, personnage controversé.

Malheureusement, l’annonce de sa mort ressemble à l’histoire de sa vie telle qu’on nous l’a raconté à travers les ondes et à travers les années: un assemblage de quelques instants de sa vie, un récit en pointillés ne faisant mention que de la couverture médiatique dont elle a été l’objet de son vivant et omet de nous parler de celle qu’elle était en dehors des moments captés par les lentilles des photographes.

Quand j’ai appris son décès, je me suis senti envahi de tristesse, tristesse pour cette perte, mais aussi tristesse de devoir accepter malgré moi que, comme tant d’autres dans le monde, je n’ai jamais vraiment connu la vraie Winnie. Nous l’aimions et nous l’admirions, mais avons-nous jamais cherché à la connaître, à la «voir»? Triste que nous sachions au fond de nous que les milliers d’instantanés et de pièces de puzzle que nous avons vus au fil des années ne constituaient jamais un tableau complet, mais nous l’avons tout de même accepté.

Je serai toujours reconnaissant à l’amie qui m’a suggéré d’écrire cette histoire. Grâce à elle, je me suis donné cette deuxième chance de connaître la personne derrière la Légende. Un voyage dans le temps qui m’a permis de retrouver certaines des pièces manquantes et de vous les ramener. En espérant que vous souhaitiez résoudre votre propre puzzle d’elle et que, aujourd’hui, vous serez inspiré par la Winnie que vous n’avez jamais connue. Je sais que je le suis.

Aujourd’hui, je suis inspiré par Nomzano Winifred Zanyiwe Madikizela, née en septembre 1936, dans la ville de Bizana – ou plus précisément dans le village de Mbongweni, demeure ancestrale des Madikizelas – dans le Transkei, une région que nous connaissons maintenant comme la province du Cap Oriental en Afrique du Sud.

Ses parents, Columbus Kokani Madikizela et Nomathamsanqa Gertrude Mzaidume, étaient tous deux éducateurs. Elle était professeur de sciences et lui, professeur d’histoire et directeur de l’école locale.

Elle était le cinquième enfant du couple. Si nous sommes d’esprit rationnel, nous conviendrons qu’il n’y avait pas moyen que Columbus ou sa femme Gertrude se soient doutés que cette petite fille allait devenir l’une des combattantes les plus déterminées que le Continent africain et même le monde connaîtra. Mais si vous croyez que les noms sont «une chose de l’esprit» comme l’a dit l’écrivain Wole Soyinka, vous verrez un présage indéniable dans le nom que ses parents lui ont donné, «Nomzamo», ce qui signifie en Xhosa «celle affrontera des épreuves». Vous en jugerez vous-même.

Depuis le moment où elle a commencé à marcher, Nomzano Winifred, qu’on surnommait Winnie, passait plus de temps à jouer à des jeux traditionnellement réservés aux garçons, tels que le combat aux bâtons et aller poser des pièges pour les animaux sauvages, plutôt que d’apprendre à se comporter comme une dame.

Peut-être sentait-elle que ses parents, Columbus Kokani Madikizela et Nomathamsanqa Gertrude Mzaidume, avaient prié avant sa naissance d’avoir enfin un garçon? Ou se préparait-elle – sans toutefois en avoir conscience – aux luttes à venir dans son parcours de vie? Qui sait.

Pour ce qui est du contexte racial de son pays, ce n’est que vers l’âge de dix ans que la petite Winnie en a réellement pris conscience. C’était en 1945, et la Seconde Guerre mondiale venait de s’achever. Toute la contrée avait été invitée à participer dans les célébrations et les enfants convainquirent le père de les y amener. A leur grande surprise, l’entrée leur fut refusée car les célébrations en question n’étaient réservées qu’aux Blancs! Imaginez que vous soyez obligés de rester à l’extérieur pendant que les Blancs célèbrent ce qui était supposé être la libération du monde!

Peu de temps après, un autre incident allait encore la mettre face à face avec les terribles réalités de son pays. À cette époque, tous les magasins appartenaient à des Blancs. Un jour, elle faisait des courses quand elle a remarqué un jeune couple noir assis sur le banc devant le magasin. La femme avait un bébé dans ses bras et son mari rompait du pain en petits morceaux pour nourrir l’enfant. Dans n’importe quel autre endroit, cette image aurait pu être un moment parfait et charmant, l’expression d’un lien familial tendre qui ferait sourire les passants. Pas dans l’Afrique du Sud des années 1940! Lorsque le fils du propriétaire du magasin a vu la jeune famille, il est sorti en trombe et les a chassés, les accusant de salir sa devanture. Avec des miettes de pain qu’on peut simplement balayer ?

Ces deux incidents bouleversèrent la jeune fille au pus au point. C’était une réalité à laquelle elle n’avait jamais été exposée alors qu’elle grandissait dans leur ferme familiale. Et ce qui la touchait encore plus, c’était le fait que son père, qui était avec elle les deux fois, n’avait rien fait pour dénoncer ces injustices pourtant si flagrantes. C’est plus tard dans la vie qu’elle a fini par mieux comprendre que ce mal était bien plus grand qu’elle ne le savait alors et que la mort était souvent la seule récompense offerte à ceux qui osaient défier l’ordre établi.

Sur le plan familial, les Madikizela ont accueilli leur neuvième enfant dans le monde en 1944. La naissance de Msuthu aurait dû être un moment joyeux, en particulier pour les parents, qui aspiraient depuis longtemps à avoir un garçon, mais la tragédie a frappé à leur porte et bouleversé a jamais son univers familial.

Et non, cela n’avait rien à voir avec la division raciale de son pays natal. C’était la maladie et de la mort : sa sœur aînée, Vuyelwa, a succombé à la tuberculose, suivie de près par leur mère! C’était on ne peut plus cruel de la part du destin !

Toutes leurs maigres économies ont été dépensées en frais médicaux et il ne restait plus rien après les funérailles. Cependant, le père de Winnie a refusé de suivre le conseil d’envoyer les sept filles survivantes et leur frère nouveau-né vivre chez des parentés. Il allait les élever lui-même, tant bien que mal. Son choix avait cependant un prix à payer assez lourd pour Winnie en particulier. Elle allait devoir rester à la maison pour s’occuper de son frère, qui n’avait que 3 mois lorsque sa mère est décédée.

«J’ai pleuré quand j’ai été obligée de quitter l’école, de mettre mon petit frère sur mon dos et d’aller m’occuper de notre bétail. Notre père ne pouvait même pas se permettre d’engager un berger pour son troupeau, alors que c’était une pratique courante à cette époque», a-t-elle raconté plus tard dans ses mémoires.

Affligée par le chagrin et profondément blessée par les épreuves de sa famille, la jeune Winnie a noyé sa solitude dans la lecture. Dieu merci, son calvaire n’a duré qu’environ un an avant et elle a pu enfin retourner à l’école.

Même si elle aimait étudier, l’école était toutefois un lieu où elle devait faire face aux moqueries de ses camarade de classe à propos de la pauvreté de sa famille.

«Ma famille était pauvre bien que mon père fût le directeur de l’école. Je me rappelle comment je devais laver ses chemises kaki et les repasser toute la nuit, son pantalon était souvent troué et en plus je les repassais tellement mal car j’étais trop jeune pour savoir comment le faire. Les larmes secrètes de mon enfance que j’ai versées lorsque les écoliers se moquaient de la façon dont mon père était mal habillé. Mais la maladie de notre mère avait vidé ses poches et il devait s’occuper de neuf enfants.  »

De ses écrits, nous voyons que la Winnie adulte ressemblait beaucoup à sa jeune version à cet égard : elle pleurait souvent en secret, en particulier quand elle était répétitivement séparée de ses enfants, mais jamais elle n’a permis à ses tourmenteurs de la voir verser des larmes.

Mais je vais trop vite en besogne, nous reparlerons de ces séparations plus tard. Pour le moment, Winnie était encore une adolescente qui, avec les encouragements de son père, est devenue la meilleure élève de l’école secondaire de Bizana, sa ville natale.

Apres l’obtention de son diplôme junior avec distinction, elle été envoyée poursuivre ses études à la Shawsbury Institution, à environ 50 km de la capitale de sa région. Winnie Madikizela y est restée trois ans et pendant tout ce temps, elle s’est distinguée dans pratiquement toutes les matières, de la langue isiXhosa à l’histoire et à la géographie.

L’éducation qu’elle recevait devait lui offrir un meilleur avenir que la plupart des filles de son village, mais elle risquait malheureusement de ne pas pouvoir obtenir son diplôme: il arriva ce moment fatidique où son père, qui s’était remarié entre-temps, n’a plus pu payer pour son éducation.

C’est à un acte des plus généreux de la part de sa sœur Nancy, dont Winnie était tres proche, qu’elle a dû sa salvation mais à un prix fort pour son ainée: Nancy a décidé de quitter l’école et chercher du travail afin de payer les études de sa sœur !

Winnie a pu ainsi terminer ses études en 1952. Elle a ensuite déménagé à Johannesburg pour faire des études d’assistante sociale spécialisée en pédiatrie à l’école Jan Hofmeyr. C’était la première fois qu’elle quittait sa région natale et la première fois qu’elle mettait les pieds dans une ville si grande !

C’est aussi à Johannesburg qu’elle vit à grande échelle et à chaque coin de rue la réalité du système d’apartheid.

La jeune femme était déterminée à ne pas se laisser distraire par cette ville au rythme si rapide. Elle resta tout aussi focalisée sur ses études qu’elle l’était à Shawsbury. Son acharnement allait payer. Winnie a encore une fois obtenu son diplôme avec mention, et elle s’est vue offerte une récompense des plus inattendues : une bourse d’études complète pour aller étudier à Boston, aux États-Unis!

Auriez-vous réfléchi à deux fois si c’était vous? Une jeune femme qui arrive à l’âge d’être un membre actif de la société dans un pays où la seule chose dont elle est garantie est une vie de discrimination, d’injustices et d’humiliations pour le seul fait d’être noire, d’être femme, d’être une femme noire?

Eh bien, Winnie n’était pas une personne ordinaire: elle a pris la décision de décliner la bourse et de rester dans son pays afin de poursuivre son rêve de devenir assistante sociale en Afrique du Sud! Alors que beaucoup auraient profité de cette occasion pour s’envoler vers des cieux meilleurs, elle a décidé de rester et de rejoindre l’hôpital Baragwanath de Johannesburg !

Elle n’en avait pas conscience mais ce choix simple était historique: Winnie allait être la première assistante sociale noire diplômée à travailler à Baragwanath!

Comme nous en avons été témoins au fil des ans, ce n’était pas la dernière fois qu’elle allait marquer l’histoire de son pays, bien au contraire, et ce n’était certainement pas la dernière fois que la jeune femme allait choisir de prendre la voie la moins empruntée.

Ai-je mentionné qu’elle n’avait que 20 ans à peine quand elle a pris cette décision importante ?

L’hôpital Baragwanath – qui a depuis été rebaptisée Hôpital Chris Hani du nom du militant anti-apartheid brutalement assassiné en 1993 – est considéré comme le plus grand hôpital de l’hémisphère sud et le troisième plus grand hôpital du monde. Le centre médical se trouve dans le township de Soweto et, durant ces années d’apartheid, les patients noirs qui étaient de par le passé soignés dans les hôpitaux métropolitains y étaient maintenant tous redirigés.

Soweto deviendra la maison de Winnie le reste de sa vie. Soweto était une vraie ville dans la ville de Johannesburg, un quartier immense où les Noirs chassés de force des zones désormais réservés aux blancs étaient ‘relocalisés’. Toutes les ethnies noires d’Afrique du Sud étaient représentées: les Xhosas, les Zoulous, les Sotho, les Tsongas, les Tswanas, etc.
Winnie est rapidement devenue une sorte de célébrité locale, d’une part à cause des recherches qu’elle menait sur les taux de mortalité infantile trop élevés dans les townships et d’autre part du fait de son parcours quasi-mythique d’une jeune fille venue de la campagne du Transkei pour poursuivre une carrière professionnelle dans la ville. Son histoire a même été publiée dans les journaux locaux, une grande reconnaissance à l’époque!

Winnie avait élu domicile dans un home de jeunes filles situé près de l’hôpital. Par coïncidence, elle partageait sa chambre avec une certaine Adélaïde Tsukudu, qui deviendrait un jour l’épouse d’Oliver Reginald Tambo. Pour ceux d’entre vous qui ne savent pas qui c’est (est-ce possible ?), O.R. Tambo était l’associé et ami le plus proche de nul autre que Nelson Rolihlahla Mandela.

Vous pouvez facilement imaginer qu’une jeune femme aussi engagée dans sa communauté allait être attirée vers la politique un jour ou l’autre. C’était le cas en effet. Mais ne vous précipitez pas de conclure qu’elle aurait rencontré son célèbre futur mari dans l’arène politique ou par l’intermédiaire de sa colocataire Adélaïde.

Elle a rencontré Nelson dans un endroit des plus improbables: un arrêt de bus à Soweto!

Correction, ils ne se sont pas vraiment « rencontrés »; je dois plutôt dire qu’elle était à un arrêt de bus quand Mandela l’a vue. Elle ne l’a probablement pas remarqué ce jour-là.

«Un après-midi, j’ai conduit un de mes amis d’Orlando à la faculté de médecine de l’Université du Witwatersrand et suis passé devant l’hôpital Baragwanath», écrit Nelson Mandela dans son autobiographie ‘Long Walk to Freedom’.

«En passant devant un arrêt de bus à proximité, j’ai remarqué du coin de l’œil une charmante jeune femme qui attendait le bus. Sa beauté me frappa et je tournai la tête pour mieux la regarder, mais ma voiture était passée trop vite. Le visage de cette femme est resté gravée en moi – j’ai même envisagé de retourner en arrière – mais finalement j’ai poursuivi ma voie.»

Leur deuxième rencontre eut lieu quelques semaines plus tard par une pure coïncidence. Nelson Mandela était venu voir Oliver Tambo dans le cabinet d’avocat qu’ils partageaient auparavant. À cette époque, ses problèmes juridiques l’empêchaient de pratiquer le droit et il évitait de se faire voir au bureau. Quand il entra dans le bureau de Tambo, il la vit là, la même jeune femme de l’arrêt, assise avec son frère.

«J’ai été pris au dépourvu, mais j’ai fait de mon mieux pour ne pas montrer ma surprise – ni mon ravissement – devant cette heureuse coïncidence. Oliver m’a présenté à eux et m’a expliqué qu’ils lui rendaient visite pour des raisons juridiques.»

Quelques jours plus tard, Nelson inventa un prétexte pour l’appeler et l’inviter à un rendez-vous. Il était extatique quand elle a accepté !

Durant le diner, il lui parla de sa femme Evelyn, avec qui il était encore marié. Il lui a confia que son mariage avec Evelyn Mase, la mère de ses quatre enfants, n’allait plus et qu’ils étaient sur le point de divorcer. Il lui a également parlé du procès en cours, connu publiquement sous le nom du Procès pour Trahison. Il espérait qu’il se terminerait bien, mais il envisageait quand même qu’un résultat moins souhaitable était tout aussi possible.

La jeune femme tomba amoureuse de Nelson, malgré leur différence d’âge – elle avait 22 ans, elle avait 39 ans. Elle admirait tout particulièrement son engagement politique et la façon dont il combattait activement le système.

Winnie et Madiba se sont mariés en juin 1958. A l’époque, Mandela n’était pas autorisé à quitter la ville à cause du procès, mais il a demandé une exception pour se rendre dans le Transkei. Les autorités lui donnèrent un congé de six jours.

Le mariage a eu lieu dans une église locale de son village natal et ils sont rentrés à Johannesburg peu après le mariage.
Winnie avait toujours voulu participer activement à la lutte contre l’apartheid, mais elle n’avait pas voulu exposer sa famille à des représailles tant qu’elle était à encore à l’école. Elle était consciente de tout ce qu’ils avaient sacrifié pour l’obtenir une éducation et ne voulait pas l’exposer à la colère des autorités. Maintenant qu’elle était à Johannesburg et mariée à un politicien, il était temps pour elle de se joindre officiellement à la lutte. Son premier acte fut de devenir membre de la ligue des femmes de l’ANC.

Un jour, alors qu’elle était enceinte de leur premier enfant, Winnie informa son mari qu’elle se joignait à un groupe de femmes qui protesteraient contre la loi du gouvernement qui oblige les Noirs à se voyager avec des laissez-passer. Mandela a tenté de la dissuader en arguant qu’elle risquait l’emprisonnement et la perte de son emploi, sans compter qu’elle était enceinte. Mais ses objections n’ont fait que renforcer sa détermination.

Il finit par accepter de la conduire à la gare malgré lui et la regarda monter dans le train pour le centre-ville de Johannesburg, où les femmes de tous les coins du pays devaient converger pour marcher devant les bâtiments du gouvernement.

Ce que son mari craignait est arrivé: quelques minutes après le début de la manifestation, des dizaines de policiers armés ont encerclé les femmes et les ont toutes arrêtées et emmenées au poste de police. On rapporte que plus d’un millier de femmes ont été arrêtées ce jour-là et environ deux milles autres le lendemain! Certaines étaient enceintes, d’autres portaient des bébés sur le dos!

Cela a pris environ deux semaines pour réunir la caution et faire libérer les femmes. Winnie ne semblait pas affectée par son premier séjour en prison. Au contraire, elle est devenue encore plus politique après cela.

La première fille du couple, Zenani, est née quelques mois plus tard. La deuxième, Zindziswe, allait venir au monde a deux jours de Noël 1960. Un autre événement important a suivi peu après: le verdict tant attendu du Procès de la Trahison a été rendu en mars 1961. Tous les accusés ont été déclarés non coupables!

Quelques mois de bonheur familial parfait ! Et comme tous les moments heureux de leur vie, il a été raccourci par les exigences de la lutte. Au début de l’année 1962, Winnie fut informée que l’exécutif de l’ANC exigeait que son mari se cache.
Cela a été un choc, car Mandela n’en avait jamais parlé avec elle. De plus, il avait été libéré de toutes les accusations portées contre lui et elle pensait qu’il allait être plus libre.
Mais elle ne s’y est pas opposée. Quand elle a épousé Mandela, Winnie savait que sa vie de famille ne serait jamais « normale » tant que son pays était sous le joug de cet odieux système.

La vie de Winnie est devenue celle d’une mère célibataire, sans aucun moment libre pour elle-même, jonglant la maternité, les obligations d’épouse et l’activisme communautaire. En même temps, elle continuait à travailler comme assistante sociale. Bien que le salaire de fonctionnaire soit très maigre, ils ne pouvaient pas se permettre de le perdre. Depuis leur mariage, elle était la seule personne qui avait un revenu dans la famille. En effet, les problèmes juridiques de Mandela l’avaient empêché d’exercer la profession d’avocat jusqu’à son départ en cavale.

En 1963, quelques mois après leur cinquième anniversaire de mariage, Nelson Mandela, l’homme le plus recherché d’Afrique du Sud, a été pris dans une embuscade et arrêté avec d’autres militants anti-apartheid. Le tristement célèbre Procès de Rivonia, au cours duquel Mandela et d’autres personnes ont été jugés pour sabotage, s’est achevé de manière dramatique. Nelson Mandela et ses coaccusés ont été reconnus coupables et condamnés à la réclusion à perpétuité, une peine qui serait appliquée à Robben Island.

Vingt-sept ans allaient passer avant que son mari ne retrouve la liberté. Vingt-sept ans au cours desquels elle a été harcelée et humiliée par les autorités et souvent coupée de ses propres enfants. En dépit de ces traitements inhumains, Nomzano, «celle qui affronterait les épreuves», est restée invincible, déterminée et franche, contrastant leur brutalité avec sa grâce innée de reine et la férocité d’une lionne.

Elle avait 27 ans lorsque son mari a été condamné à la prison à vie. Bien que le monde entier se soit levé pour condamner cette peine et demander la libération des prisonniers, elle était consciente qu’elle ne le reverrait peut-être jamais hors des murs d’une prison. Elle ne perdit pas de temps à pleurer: elle retroussa les manches et devint une combattante de la liberté à temps plein, pour son peuple, pour son pays et pour ses filles.

Le courage de cette jeune femme – qui pourtant n’avait jamais quitté les frontières de son pays – lui a valu de devenir sans le vouloir l’un des visages les plus reconnaissables au monde, devenant la Mère d’une nation dans le besoin. Les autorités sud-africaines avaient pensé pouvoir faire taire le mouvement en emprisonnant ses dirigeants, mais c’était sans compter Winnie.
Furieux de sa popularité grandissante, les forces de l’ordre s’acharnèrent sur elle avec rage et de la manière la plus vicieuse qu’on puisse imaginer. Le pire traitement qu’elle n’ait jamais subi a eu lieu en 1969, cinq ans après l’incarcération de son mari. Le 12 mai 1969, Winnie Mandela a été arrêtée aux côtés d’autres militants anti-apartheid et envoyée en prison. Elle devait y rester 16 mois, 491 jours exactement.

491 jours où elle a presque perdu la tête. Durant ces jours solitaires, elle a commencé à écrire un journal, qui serait par la suite publié sous forme de mémoires.

«Les deux premières semaines ont été les plus horribles que j’ai jamais vécue. J’avais d’horribles cauchemars et je me réveillais dans la nuit en hurlant. J’ai découvert que je parlais à voix haute lorsque je pensais à mes enfants et que j’avais littéralement des conversations avec eux. Je pleurais presque hystériquement lorsque je me rappelé de leurs cris la nuit de mon arrestation. Pourtant, je n’arrivais pas à me souvenir de tout cela à jour. Je passais toute la journée à arpenter ma cellule dans l’espoir de m’épuiser pour pouvoir dormir la nuit.»

Elle est sortie de prison le 14 septembre 1970, secouée, mais plus forte que jamais et prête à faire face à tout ce qu’ils comptaient lui faire. La police sud-africaine sous le régime de l’apartheid avait maîtrisé l’art de la torture psychologique et ils étaient déterminés à appliquer toutes leurs astuces sur Winnie. Ils se présentaient au milieu de la nuit, non annoncés, et l’arrachaient de ses enfants terrifiés pour la mettre en prison. Aucune raison ni aucun procès n’étaient nécessaires. Ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, quand ils le voulaient.

L’un de leurs trucs favoris était de la soumettre à des ordonnances d’interdiction, ce qui signifiait qu’elle n’était pas autorisée à travailler ou à socialiser comme les autres. Les ordonnances d’interdiction l’empêchaient également de publier quoi que ce soit. S’il était constaté qu’elle ne respectait pas les termes de l’interdiction, elle était placée en résidence surveillée, ou incarcérée en isolement.

Comme rien de ce qu’ils ont fait ne semblait la briser, ils ont décidé d’aller encore plus loin. En mai 1977, elle fut enlevée de son domicile de Soweto et amenée de force à Brandfort, un township noire située dans le lointain Etat Libre d’Orange, où elle ne connaissait personne.

Cela ne l’a pas arrêtée non plus. Winnie a réussi à s’y faire des amis et à même sensibiliser l’étranger, non pas sur son sort à elle, mais sur les conditions de cette pauvre communauté devenue sienne. Des fonds ont été collectés ci-dessus et envoyés à elle pour gérer des programmes de protection sociale à Brandfort. Et bien sûr, Winnie étant une combattante de la liberté avant tout, elle a travaillé à politiser la population locale.

En août 1985, quelqu’un a lancé un cocktail molotov sur sa maison de Brandfort. Voyant que personne n’avait été appréhendé ni inculpé pour ce crime, elle décida de ne plus respecter l’ordre d’interdiction et rentra chez elle à Soweto.

L’une des décisions les plus pénibles qu’elle a eu à prendre au cours de ces années solitaires a été d’envoyer ses enfants dans un pensionnat au Swaziland voisin pour qu’ils puissent mener une vie normale. Mais Zenani et Zindzi étaient de véritables enfants de la lutte et étaient aussi déterminés que leurs parents à jouer leur rôle dans la lutte contre un système qui leur avait volé leur liberté avant même leur naissance et les forçait à vivre seuls comme s’elles étaient des orphelines sans père et sans mère.

Leur plus jeune fille, Zindzi, devait se retrouver sous les projecteurs 22 ans après l’envoi en prison de son père. En 1985, le président de l’époque, Peter W. Botha, a offert sa liberté à Nelson Mandela mais avec des conditions inacceptables. Zindzi, 25 ans, a lu la lettre de son père rejetant cette offre lors d’un meeting populaire à Soweto.

La réputation de Winnie a été durement touchée en 1988 lorsque ses gardes du corps ont accusé d’avoir enlevé et tué de jeunes hommes qu’ils accusaient d’être des informateurs de la police. Winnie a nié avec véhémence ces allégations et a refusé de s’excuser pour ce qui s’était passé. Cependant, en 1998, la Commission Vérité et Réconciliation du pays, présidée par l’archevêque Desmond Tutu, a examiné tous les faits et a conclu qu’elle était responsable, politiquement et moralement, des graves violations des droits humains commises par ses gardes du corps. Winnie a reconnu que les choses s’étaient mal passées, mais a tout de même refusé de s’excuser pour ces événements tragiques. En conséquence, elle n’a jamais pu se libérer de cette tache jusqu’à la fin de sa vie.

L’un des moments les plus mémorables de la vie des Mandela a été le 11 février 1990, date à laquelle Nelson Mandela a été libéré de prison. C’était magnifique de voir Nelson et Winnie Mandela, les deux moitiés de la légende Mandela, marcher côte à côte et lever le poing en harmonie, symbole ultime d’un couple qui a sacrifié toute sa vie pour détruire le système le plus odieux du monde.

Malheureusement, même les légendes ont des faiblesses et traversent tout ce que les autres personnes «normales» vivent. L’opinion publique a rapidement compris que les vingt années d’écart s’étaient avérées trop lourdes à supporter pour le couple. Ils ont essayé mais n’ont pas pu reprendre leur vie maritale là où elle avait été interrompue près de trois décennies plus tôt.

Ils avaient tous deux évolués mais dans des sens différents. Winnie avait à peine 27 ans quand il est allé en prison, elle en avait le double a sa libération. A l’époque, c’était une jeune femme qui commençait tout juste à découvrir les réalités de la vie politique. Aujourd’hui, elle était devenue une dirigeante indépendante et autonome. Elle avait gravé son propre nom dans la pierre, avec son sang et ses larmes, et était devenue plus que la simple femme de Mandela, elle était devenue Winnie, la Mère de la Nation.

Après 38 ans de mariage, Nelson et Winnie Mandela obtinrent le divorce, invoquant des différences irréconciliables.

Winnie a continué à vivre à Soweto et est restée dans la vie publique jusqu’à sa mort. En 1993, Winnie a été élue présidente de la Ligue des femmes de l’ANC, près de quatre décennies après avoir rejoint l’organe lorsqu’elle était jeune mariée. Elle a occupé ce poste pendant 10 ans. Elle a été membre active du Parlement pendant un total de 20 ans entre 1994 et 2018.

Elle a continué à défendre ses convictions. La cause des personnes vivant avec le VIH / sida était une cause qui lui tenait le plus à cœur. Connue depuis toujours pour ses tenues vestimentaires qui attiraient toujours le regard, Winnie décida un jour d’arborer un t-shirt avec les mots «VIH positif» et s’est jointe aux voix réclamant des médicaments antirétroviraux gratuits pour les patients atteints du VIH / sida.

Elle n’a également jamais retenu sa langue quand il s’agissait de critiquer le parti au pouvoir en Afrique du Sud, l’ANC, surtout
quand il s’agissait de fustiger leur incapacité à traiter les disparités économiques qui continuent de maintenir des millions de Sud-Africains noirs dans la pauvreté.

En mai 2005, Winnie, âgée de 70 ans, est retournée aux études pour terminer sa licence en relations internationales à l’Université du Witwatersrand. Elle avait commencé les études en 1967, mais les ordres d’interdiction constants et les restrictions de mouvement l’ont empêchée de compléter son diplôme à cette époque trouble. Elle a dû attendre 38 ans pour réaliser ce rêve et l’a finalement fait.

«J’avais besoin d’inspirer mes petits-enfants. Je voulais montrer à mes enfants et petits-enfants que j’aurais aussi aimé étudier.»

Winnie a continué d’être présente dans la vie de Nelson Mandela malgré son remariage avec Graça Machel en 1998. Elle n’était pas aigrie par rapport à leur séparation et n’a jamais prononcé aucun mot de travers au sujet du père de ses enfants.

«J’avais si peu de temps pour l’aimer. Et cet amour a survécu à toutes ces années de séparation. Peut-être que si j’avais eu le temps de le connaître mieux, j’aurais peut-être trouvé beaucoup de défauts, mais je n’ai eu que le temps de l’aimer et le reste du temps, je suis restée à attendre son retour.»

Il est dit qu’elle s’était même liée d’amitié avec la veuve de Mandela et a été vue à plusieurs reprises en public en train de rire et de plaisanter avec elle.

Winnie était plus grande que la vie. Considérée à juste titre comme une ‘icône’, ‘une géante de l’histoire sud-africaine’, elle était une légende vivante bien avant la naissance de beaucoup d’entre nous.

«J’ai appris à traiter avec la police, à être dure, à survivre », a-t-elle déclaré lors d’une conférence publique aux États-Unis.

«Je veux que vous sachiez d’où je viens afin que vous puissiez dire où je vais. Je suis comme des milliers de femmes en Afrique du Sud qui ont perdu leurs hommes dans les villes et les prisons. Je me tiens toujours prête au défi, grande et forte que je suis.»

Winnie Madikizela Mandela n’est pas partie. N’est-ce pas son rire que l’on entend dans le vent?

Contributeur

Um’Khonde Habamenshi