Un lieu de repos pour des inconnus

Auriez-vous imaginé qu’un jour, les mots « migrant » et « crise » deviendraient pratiquement un seul mot, que vous n’entendriez jamais parler de migration sans que cela soit décrit comme une tragédie, comme une maladie indésirable face à laquelle ‘nous’ devons tous ´nous’ unir pour la combattre? Auriez-vous jamais imaginé que nous vivrions une époque où il ne passerait pas un seul jour sans un reportages sur les bateaux de migrants sauvés en mer ou, comme cela a été le cas récemment des bateaux de migrants que les pays luttent pour ne pas autoriser sur leurs côtes? « 35 000 migrants morts ou qui ont disparu en Méditerranée depuis 2000 »; « 1 migrant meurt en route sur les 50 à 70 qui arrivent en Europe », auriez-vous imaginé un jour lire des statistiques aussi horribles?

Malheureusement nous vivons bel et bien cette époque macabre. Alors la série d’histoire de ce mois commencera sur cette note assez triste : je vais vous parler des Africains qui meurent en mer. Pas pour dénoncer le fait que tant de jeunes hommes et femmes, certains avec leurs familles, décident de se lancer dans un voyage si périlleux – qui suis-je pour juger leur choix? Je veux plutôt pleurer ces pertes de vies et célébrer les hommes et les femmes qui essaient de leur donner de la dignité au cours ou à la fin d’un voyage qui ignore ce que ce mot ‘dignité’ signifie.

L’histoire d’aujourd’hui n’est – directement du moins – celle de migrants qui ont tenté ce voyage, avec succès ou sans succès. Ce n’est pas non plus l’histoire d’une personne qui se battrait courageusement pour sauver ces migrants en mer ou se bat pour changer les mentalités des dirigeants européens, qui semblent avoir perdu toute mesure de décence face à l’une des plus grandes tragédies humanitaires de notre vie. Je vais partager certaines de ces histoires dans les jours à venir.

L’histoire d’aujourd’hui est de celles que nous entendons rarement. C’est une qui répond à une question qui j’espère ne vous sera jamais posée: que feriez-vous si vous viviez dans une petite ville de la côte nord-africaine de la Méditerranée, alliez pêcher et que, au lieu de trouver du poisson, vous trouveriez les corps d’hommes, de femmes et d’enfants dans vos filets, à des kilomètres de là où ils se sont noyés?

Aujourd’hui, je suis inspiré par Chamseddine Marzoug de Tunisie. Chamseddine est né en 1965 à Zarzis, une ville du sud-est de la Tunisie, près de Djerba. Située entre la Méditerranée et le Sahara, Zarzis se trouve à environ 190 km au sud de la capitale et à seulement 80 km de la frontière libyenne. Il a grandi à Tunis, la capitale tunisienne, et est retourné dans sa ville natale avec sa femme et ses cinq enfants en 1990 pour y travailler comme pêcheur et taximan à temps partiel.

Au début des années 2000, Chamseddine a commencé à travailler comme volontaire au Croissant-Rouge tunisien. C’est à cette époque qu’il a rencontré pour la première fois des migrants subsahariens dans un camp de réfugiés près de Zarzis.

Il ne savait pas à ce moment-là que sa relation avec les migrants prendrait une tournure complètement différente et inattendue en 2005. Au cours de cette année fatidique, Chamseddine et ses collègues pêcheurs ont commencé à trouver des migrants dans la mer. Au début, ils ont pu sauver quelques personnes encore en vie, mais au fil du temps, il y avait de moins en moins de personnes en vie et de plus en plus de morts. La vue de ce carnage était terrifiante, il n’avait jamais rien vu de tel !

Chaque fois qu’il trouvait un corps, il se rendait au cimetière, prenait un moment pour prier pour eux et les enterrait dans la dignité.

Comme vous pouvez l’imaginer, le cimetière de cette petite ville n’avait jamais connu un afflux de corps aussi important depuis la création de Zarzis à l’époque coloniale. De plus, le manque de moyens faisait que les tombes des migrants contrastaient avec les tombes locales, avec leurs rectangles de terre non identifiés, à côté des pierres tombales avec des images, des dates et des épitaphes.

En 2011, lorsqu’un bateau transportant 54 Syriens a fait naufrage au large des côtes de Zarzis et que cette demi-centaine de corps ont été enterré dans le cimetière local en une fois, certaines familles ont commencé à s’opposer à l’enterrement de migrants dans les cimetières de la ville.

Face à cette pression, les autorités ont été obligées de trouver un terrain dédié, mais tout ce qu’elles ont pu trouver, c’était un petit terrain de 600 mètres carrés coincé entre le dépotoir de la ville et une oliveraie. Ce n’était pas le meilleur choix, non seulement en raison de son utilisation antérieure comme décharge municipale, mais aussi parce que le sol était sablonneux et instable. Mais c’est tout ce qu’ils avaient, et Chamseddine était décidé à en tirer le meilleur parti. Ce qui importait pour lui, c’était de s’assurer que les migrants avaient un lieu de repos approprié, un endroit où leurs proches pourraient un jour venir les trouver, si d’aventure ils venaient les chercher.

Il n’avait pas d’argent pour clôturer la terre ou l’aménager comme les autres cimetières de la ville; tout ce qu’il a réussi à faire était de peindre un grand panneau indiquant «Cimetière pour Inconnu» en une demi-douzaine de langues.

Vous pensez peut-être qu’il est improbable que quiconque pense à venir chercher ses proches dans cette petite ville tunisienne, mais cela pourrait arriver car la ville reçoit de temps en temps des appels de familles à la recherche de gens disparus.

Malheureusement, même si les gens venaient pour chercher les leurs, la réalité est qu’ils ne sauraient jamais laquelle dans laquelle de ces tombes repose leur être cher: la plupart des corps sont trouvés sans aucune identification ! Parmi les centaines de personnes que Chamseddine a enterrées dans ce cimetière au cours des sept dernières années, une seule tombe a un nom: Rose-Marie, une jeune femme de 28 ans identifiée par les survivants du bateau sur lequel elle se trouvait.

Toutes les autres tombes ne portent qu’un numéro: le numéro qui était inscrit sur les bracelets d’identité et les sacs de la morgue. Chamseddine et la Croix-Rouge, en plus d’essayer d’obtenir une zone appropriée et clôturée, avec des tombes plus décentes, se battent pour coupler les tombes numérotées avec les dossiers de police afin de rendre toute identification future plus aisée.

Sachant que cela ne serait pas suffisant malgré tout, Chamseddine rêve de créer une banque d’ADN et des archives pour tout ce qu’il trouve dans les bateaux comme cela a été fait dans d’autres pays où des familles ont été tuées ou sont mortes loin de leurs proches.

Il ne sait presque rien sur les personnes qu’il enterre, ni leur origine, ni leurs histoires, ni ce qui les a poussé à partir. Mais il les traite comme sa famille, de la même manière qu’il aimerait que sa propre famille soit traitée si elle se trouvait dans une situation similaire.

«Les morts sont le mari, l’enfant, l’épouse, la sœur ou le frère de quelqu’un. Ne voulez-vous pas qu’on enterre vos proches de cette manière?»

L’année dernière, son fils aîné, âgé de 21 ans à l’époque, s’est secrètement entendu avec des amis pour fuir en Europe. Il est parti sur un bateau de migrants pour l’Italie et, Dieu merci, il est arrivé en toute sécurité. C’est seulement quand il est arrivé en Italie qu’il a appelé son père pour lui faire savoir où il se trouvait.

Quelques mois plus tard, son fils de 18 ans a suivi son frère sur un autre bateau de migrants illégaux sans le dire à son père. Grâce à Dieu, il a aussi atteint l’autre côté vivant et il est maintenant avec son frère aîné.

«Mes fils ont eu de la chance.»

Ses trois autres enfants, toutes des files, sont toujours en Tunisie. Ses deux filles aînées sont mariées et il est décidé a ce que sa fille cadette, âgée de 12 ans, aille un jour à l’université pour avoir de meilleures perspectives d’avenir que ses parents et ses frères et sœurs.

Quant à lui, il n’a jamais imaginé quitter son pays, et il ne veut certainement pas monter sur ce qu’il appelle «les embarcations de la mort».

Comme vous pouvez vous y attendre, Chamseddine est devenu la personne à contacter ou à appeler lorsqu’un corps est retrouvé. Parfois, des voisins viennent même frapper à sa porte dans la nuit pour lui signaler que de «nouveaux migrants» ont été trouvés. Il alerte les autorités locales et emprunte la camionnette d’un ami pour amener les corps à l’hôpital pour un examen post mortem par un médecin volontaire du Croissant-Rouge et pour laver les corps avant leur inhumation.

Au cours des dix dernières années, il a enterré environ 400 migrants. Le quart de tous ces migrants ont été enterrés l’année dernière seulement !

Chaque corps qu’il trouve lui rappelle l’inhumanité du monde et la cruauté des passeurs. Pouvez-vous imaginer que certains corps ont les poignets liés dans le dos? Parfois, même des femmes sont liées avec leurs enfants ! Quel type d’esprit diabolique vit dans une personne qui fait cela à des innocents sans défense, à des gens dont le seul crime a été de rêver d’une vie meilleure ailleurs?

Chamseddine est en colère et à juste titre! Et pas seulement en colère contre les passeurs, dont certains viennent malheureusement de son pays, la Tunisie. Il est en colère contre les Européens, qui ont rendu la situation des migrants de mal en pire, les mettant littéralement entre les mains de ces exploiteurs inhumains!

Il a fait en sorte que ce message soit clairement entendu lorsqu’il a été invité à Strasbourg en avril de cette année pour adresser le Parlement Européen. À cette occasion et à chaque fois qu’il fait une entrevue avec les médias du monde entier, le pêcheur Tunisien devenu humanitaire par la force des choses n’a pas peur de dénoncer les pays européens qui mettent de l’argent dans les poches de gouvernements éhontés qui l’utilisent pour leur propre enrichissement:

«N’investissez pas dans les gouvernements corrompus, mais investissez dans les gens. Votre argent devrait aller dans les poches des gens qui en ont besoin.  »

Cet de 52 ans à la voix et aux manières calmes et posées, qui a été contraint de mener une vie qu’il n’avait jamais planifiée, sait que ce que sa communauté vit aujourd’hui pourrait n’être que le début d’un très long chapitre de leur histoire.

Mais il reste prêt à répondre à tous les appels et à tous les coups qui seront frappés à sa porte.

« Ce n’est pas leur faute sil ils sont enterrés ici. C’est nous qui sommes fautifs. Le monde est fautif. Les vrais coupables sont les politiciens qui les empêchent de partir. Les migrants sont africains et personne ne s’intéresse à eux. Mais si c’était des hommes aux cheveux blonds et aux yeux verts, vous seriez tous intéressés.

C’est loin d’être terminé. Il y en a peut-être 40% de moins maintenant, mais la Libye est toujours dans un état de chaos, et si vous regardez ce qui se passe actuellement, il y a plus de 100 milices différentes. Et lorsque les bateaux sont interceptés et ramenés à la côte, les migrants font tout simplement une autre tentative depuis la Libye, ou encore depuis la Tunisie. »

On estime que l’année dernière seulement, plus de 4400 personnes ont disparu ou sont mortes en Méditerranée. La plupart des corps ne seront jamais retrouvés et ne recevront jamais une sépulture appropriée. Ceux qui ont été trouvés à ce jour sont enterrés en Tunisie, en Libye et en Italie loin de leurres terres d’origine où des frères, des sœurs, des enfants, des parents ne savent pas où il sont, à l’image de la chanson Ubalijoro de mon compatriote Karemera.

Merci pour votre contribution à l’Héritage de l’Afrique, Chamseddine! Grace a vous, des malheureux sont enterrés avec dignité et un jour leur famille retrouveront leurs traces !
#BeTheLegacy #WeAreTheLegacy #Mandela100 #UMURAGEkeseksa

Contributors

Um’Khonde Habamenshi