Rwanda:devrons-nous vraiment boire le calice jusqu’à la lie?

Le Président rwandais, Paul Kagame

Ce mercredi 23 mai 2018, le président de la République française, Emmanuel Macron, reçoit au Palais de l’Élysée le plus grand criminel actuellement au pouvoir. Il est même prévu qu’il tienne une conférence de presse conjointe avec cet homme qui fit massacrer des centaines de milliers de personnes dans son propre pays. Avec cet ancien chef de rébellion qui, en faisant abattre un avion présidentiel transportant deux présidents africains et leurs entourages ainsi que l’équipage français de l’appareil, est à l’origine de l’une des plus grandes tragédies de la seconde moitié du XXe siècle. Avec ce dictateur qui n’a pas hésité à faire traverser la frontière à son armée dans le but d’attaquer et de détruire des camps de réfugiés avant de traquer  les rescapés à travers la grande forêt congolaise pour les assassiner, des hommes, des femmes et des enfants épuisés, malades et affamés. Au moins deux cent mille de ces réfugiés auraient ainsi été exterminés entre 1996 et 1997. Avec ce chef de guerre qui a envahi un pays voisin dont il a renversé le gouvernement pour y mettre au pouvoir un homme lige, qu’il pensait docile et obéissant à ses ordres. Mais lorsque ce vassal fit preuve d’un peu trop d’indépendance, il fut assassiné et une nouvelle guerre fut déclenchée afin de pérenniser l’occupation et le pillage de ce pays voisin, provoquant ainsi la mort de cinq ou six millions de Congolais, victimes directes ou indirectes de ce nouveau conflit provoqué par celui qui, ce mercredi, doit être reçu par le chef de l’État français.

Cet homme, depuis son arrivée au pouvoir, a fait tuer des opposants, des journalistes, des missionnaires, des employés d’organisations non gouvernementales. Il n’a pas hésité à faire assassiner à l’étranger des témoins de ses crimes ou des dissidents de son propre régime. Lui qui, cyniquement, ne cesse de mettre en avant la place accordée aux femmes au sein de son gouvernement ou de son parlement, a fait emprisonner deux femmes qui avaient courageusement tenté de se présenter contre lui aux élections présidentielles. Tous ceux qui osent donner une version différente de l’histoire officielle subissent les foudres de ce dictateur, même ceux qu’il avait auparavant instrumentalisé, à l’instar de ce chanteur catholique, auteur et compositeur qui croupit en prison à cause d’une chanson. Ce dirigeant qui foulera le tapis rouge élyséen et qui passera  la Garde Républicaine en revue est celui-là même qui n’a eu de cesse, depuis 1994, que de faire porter à la France la responsabilité d’un génocide qu’il a lui-même provoqué.  Ce général-président d’un pays francophone et qui ne parle pas un mot de français a, depuis son arrivé au pouvoir, consacré beaucoup d’énergie à éradiquer la langue française afin de la remplacer par l’anglais. Il a, sous un faux prétexte d’urbanisme, fait raser le centre culturel français dans sa capitale. Il a fait adhérer son pays, qui n’a aucun lien historique avec le Royaume-Uni, au Commonwealth. Il n’a toujours pas permis l’accréditation d’un nouvel ambassadeur de France. C’est donc la main couverte de sang de ce chef d’État criminel, haineux envers la France, que le président Macron doit serrer devant les caméras, ce mercredi.

Ce tyran devenu président de l’Union Africaine se nomme Paul Kagame. Il est président de la République du Rwanda. Ce ne sera pas la première fois qu’Emmanuel Macron s’entretiendra avec lui : depuis son élection l’an passé, il l’a déjà rencontré trois fois, donc plus souvent que la plupart des autres dirigeants africains. La raison officielle de la visite de Kagame à Paris est sa participation à Viva Technologies, un salon consacré au numérique et aux nouvelles technologies qui est cette année tourné vers l’Afrique. Dans ce cadre, il est prévu que Paul Kagame déjeune ce mercredi au Palais de l’Élysée avec Emmanuel Macron et plusieurs acteurs de premier plan du numérique, dont Mark Zuckerberg, le patron de Facebook. Le lendemain, il déambulera en compagnie du président français dans les allées du salon Viva Technologies.

Le 11 septembre 2011, nous étions nombreux à nous être indignés lorsque le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait reçu Paul Kagame à Paris. Nous l’avions été encore plus lorsque ce même président s’était rendu à Kigali et qu’il avait été photographié en compagnie d’officiers rwandais accusés de nombreux crimes conte l’humanité et de surcroît recherchés par la justice française dans l’affaire de l’avion présidentiel abattu. Ce rapprochement, que dis-je, cette humiliation, avait été voulue et orchestrée par Bernard Kouchner, alors ministre des affaires étrangères et soutien inconditionnel de Kagame depuis le début des années 90.

Cependant, ce qui se trame ces jours-ci est sans doute beaucoup plus grave. Le magazine « Jeune Afrique », généralement bien informé et très pro-Kagame a en effet révélé que la ministre des affaires étrangère rwandaise, Louise Mushikiwabo, fidèle entre les fidèles du dictateur de Kigali, serait candidate au poste de secrétaire-général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), lors du XVIIe sommet de l’organisation qui se tiendra les 11 et 12 octobre prochains à Erevan, la capitale de l’Arménie. Une telle information pourrait prêter à sourire lorsque l’on connaît l’acharnement du régime de Paul Kagame contre la langue française dans son propre pays. Il ne faut cependant pas prendre cette nouvelle à la légère car, toujours selon « Jeune Afrique », l’éventuelle candidature de Louise Mushikiwabo serait soutenue, en sous-main, par l’Élysée ! Certains dirigeants africains ne souhaiteraient pas la reconduction de l’actuelle secrétaire-générale dans ses fonctions. Michaëlle Jean est une Canadienne d’origine haïtienne. Elle fut Gouverneur-général du Canada entre 2005 et 2010. C’est au sommet de Dakar en 2014 qu’elle fut élue secrétaire-générale de l’OIF pour succéder à l’ancien président sénégalais Abdou Diouf. Elle devenait ainsi la première femme ainsi que la première personne non africaine à exercer cette fonction. Par sa double origine canadienne et haïtienne, Michaëlle Jean incarne à merveille la francophonie américaine. Elle est d’ailleurs la nièce du poète, romancier et essayiste haïtien René Depestre, Prix Goncourt 1973. Si la francophonie n’appartient plus depuis longtemps à la seule France, il est bon de rappeler que l’Afrique n’en a pas le monopole. La francophonie existe aussi dans le Pacifique et en Asie. En Amérique, elle est présente non seulement au Canada mais aussi aux Antilles, en Guyane et encore un peu, un tout petit peu, en Louisiane. Des pays du Proche-Orient sont encore partiellement francophones, comme le Liban et Israël. Malheureusement, ce dernier pays n’est même pas membre de l’OIF, du fait du veto de certains pays arabes. N’oublions pas non plus les autres pays partiellement francophones d’Europe, Belgique, Suisse, Monaco et Andorre ou ceux, comme la Roumanie, qui accordent une place de choix à la langue et à la culture française.

Emmanuel Macron et ses conseillers diplomatiques ont sans doute de bonnes raisons pour échafauder un scénario aussi invraisemblable, un tel changement de cap diplomatique. Il n’en demeure pas moins que ce rapprochement avec un dictateur responsable de la mort de millions d’innocents constitue une énorme faute morale. D’autant plus que dans les pays qui ont longtemps soutenu le régime de Paul Kagame, de nombreuses voix s’élèvent à présent pour dénoncer les atteintes aux droits de l’Homme commis au Rwanda depuis un quart de siècle. Un livre, en particulier, a retenu mon attention. Il vient de sortir. Il s’intitule « In Praise of Blood – The crimes of the Rwandan Patriotic Front » (« À la louange du sang – Les crimes du Front Patriotique Rwandais »). Son auteur est une journaliste canadienne, Judi Rever, qui a longtemps travaillé pour Radio France Internationale et pour l’Agence France Presse. Elle a couvert le génocide rwandais ainsi que l’invasion du Congo/Zaïre par les troupes de Paul Kagame. Ce livre au contenu explosif, que j’ai lu, constitue un remarquable travail de recherches, d’entretiens avec des témoins-clefs, souvent issus du régime de Kagame, de lectures de rapports confidentiels d’organisations humanitaires, de diplomates ou même du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Ce livre contient aussi les souvenirs personnels de l’auteur, souvenirs qu’elle avait longtemps cherché à oublier mais qu’elle partage aujourd’hui. Ces souvenirs prennent parfois pour elle, aujourd’hui, une dimension différente, après avoir découvert tant d’informations que l’on s’évertuait depuis des années à dissimuler.

J’ai moi aussi connu ce genre d’expériences. Lors de mon premier séjour au Rwanda en 1996 je n’avais aucun préjugé négatif envers le nouveau régime. J’avais sans doute été, moi aussi, quelque peu perméable à la version des évènements qui nous était offerte depuis 1994. Mais, peu à peu, j’ai compris la sinistre vérité, au gré de visites de terrain, de rencontres, d’incidents survenus, de témoignages reçus. Toutes ces bribes de vérité, en s’assemblant, en s’accumulant, m’ont fait lentement évoluer. Lorsque j’ai écrit mon premier livre[1], en 2002-2003, j’avoue m’être quelque peu autocensuré, tant ce que je subodorais me semblait épouvantable et sans doute incroyable pour la majorité de mes lecteurs potentiels. De plus, j’étais encore tenu par un certain devoir de confidentialité vis-à-vis de mes employeurs onusiens. Peut-être aussi n’étais-je pas prêt, n’ayant pas moi-même, à l’époque, complètement intégré la totalité des informations accumulées et tiré les conclusions accablantes qui, pourtant, auraient dû pleinement s’imposer à moi. Mais il est vrai qu’à l’époque, le génocide rwandais, que l’on qualifiait alors de génocide des Tutsi, était trop récent et que l’opinion publique internationale, conditionnée par une couverture médiatique à sens unique, ne pouvait pas entendre de voix discordantes. Au fil des ans, mes yeux se sont davantage ouverts. J’ai réfléchi à tout ce que j’avais pu voir et entendre au Rwanda comme au Congo. C’est ce travail de réflexion et d’analyse qui m’a amené à vouloir moi aussi donner ma part de vérité au sujet de la tragédie rwandaise et de la réelle nature du régime imposé à ce petit pays depuis 1994. C’est pourquoi, en mars dernier j’ai tenu à publier un livre exclusivement consacré au Rwanda, intitulé « Rwanda – Vingt-cinq années de mensonges ». Je ne savais pas qu’une journaliste canadienne s’apprêtait à faire de même. Mais je suis heureux que Judi Rever, que je ne connais pas, soit arrivée, dans son livre, aux mêmes conclusions que moi dans le mien. Je suis heureux pour elle que les radios, télévisions et journaux anglosaxons lui aient accordé une bonne couverture médiatique permettant ainsi à son livre d’avoir un réel écho au Canada, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Mon propre livre est loin d’avoir reçu le même accueil de la part des médias francophones, mais je ne me décourage pas. Les crimes de Paul Kagame sont aujourd’hui de plus en plus connus et documentés. Il est donc d’autant plus regrettable que ce soit justement au moment où la vérité soit peu à peu en train d’émerger, en France comme ailleurs dans le monde, qu’Emmanuel Macron ait décidé de recevoir le dictateur rwandais et même de soutenir la candidature de la ministre rwandaise des affaires étrangères au poste de secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Pour sa part, le premier ministre canadien a clairement exprimé son soutien au renouvellement du mandat de Michaëlle Jean.

Si jamais Louise Mushikiwabo devait être élue secrétaire générale de l’OIF, en octobre prochain à Erevan, tout deviendra alors possible. On pourrait, par exemple, proposer la candidature du ministre syrien des affaires étrangères au poste de haut-commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, ou celle de Kim Jung Un pour le prochain Prix Nobel de la Paix.

Hervé Cheuzeville, 23 mai 2018