Colonel Luc Marchal : « la normalisation des relations avec le Rwanda ne doit pas se faire à n’importe quel prix »

ENTRETIEN. Le colonel belge Luc Marchal est l’ancien numéro 2 de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Il a été au cœur des événements dramatiques de 1994. En ce jour de visite officielle d’Emmanuel Macron au Rwanda, le journal Front Populaire l’a interrogé sur ce dossier brûlant.

Front populaire : Le président français est à Kigali aujourd’hui. Que pensez-vous de cette visite ?

Luc Marchal : Pour être sincère et bref, cette visite me fait penser à une autre visite historique. Celle rendue par Edouard Daladier et Neville Chamberlain au chancelier Adolf Hitler en septembre 1938 et qui s’est concrétisé par la signature des accords de Munich. Le but des émissaires franco-britanniques était de sauver la paix, mais au prix du dépeçage de la Tchécoslovaquie. C’est ce qui fit dire à Winston Churchill : Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix. Ils auront le déshonneur et la guerre. Qu’en sera-t-il des conséquences de la visite du président Macron à Kigali ? L’avenir nous le dira. En tout cas, au-delà des intérêts franco-français qui sont en jeu, si l’une des conséquences est l’officialisation de la balkanisation en cours de la République Démocratique du Congo, notamment par le Rwanda, alors cette visite serait bel et bien un véritable Munich bis.

FP : Faut-il « normaliser les relations » avec un État qui, en la personne de son président Paul Kagamé, accuse la France de complicité de génocide depuis des années ?

LM : Je peux comprendre qu’une normalisation des relations entre la France et le Rwanda soit recherchée, mais je reste d’avis que cela ne doit pas se faire à n’importe quel prix. Voilà des années que la France est accusée de toutes les forfaitures par le président rwandais. Voilà des années que celui-ci jette l’opprobre sur l’armée française et son action au Rwanda. Plusieurs ressortissants français ont été assassinés en avril 1994 : l’équipage du Falcon 50 et deux gendarmes ainsi que l’épouse d’un des deux. Sans oublier les innombrables autres victimes. Vouloir faire table rase du passé et considérer ces victimes comme des dégâts collatéraux au prix d’une hypothétique normalisation me paraît difficilement acceptable. Pour exprimer mon sentiment, je reprendrai les paroles du Dr. Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix : lorsque vous essayez de sacrifier la justice sur l’autel de la paix, vous n’avez finalement ni justice ni paix.

FP : Vous avez été aux premières loges de toute cette histoire dans les années 1990. Pouvez-vous nous raconter votre rôle ?

LM : Je suis arrivé au Rwanda le 04 décembre 1993, pour occuper, au sein de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (Minuar), la fonction de commandant du Secteur Kigali. Le déploiement de cette mission des Nations Unies était la conséquence des accords de paix d’Arusha, signés le 4 août 1993 entre le gouvernement rwandais de l’époque et le Front patriotique rwandais (FPR). Consécutivement à ces accords de paix, le Conseil de Sécurité des Nations Unies fixa le cadre juridique de la Minuar, le 5 octobre 1993, par le vote de la résolution 872. Le Secteur Kigali était une vaste zone d’environ 1.000 Km² englobant la capitale du pays ainsi que l’aéroport international Grégoire Kayibanda. Au sein de cette zone sous mon contrôle opérationnel, mieux connue sous l’appellation de « Zone de consignation des armes », un protocole d’accord définissait très minutieusement ce qui était autorisé et ce qui ne l’était pas. Ce protocole avait été négocié et signé par les parties concernées par le processus de paix, soient : le gouvernement rwandais, le FPR et la Minuar. Cette description très générale de ma mission est destinée à faire comprendre que dans l’exercice de mon commandement, j’étais en contact direct non seulement avec les autorités militaires du Rwanda et du FPR, mais également avec les différentes autorités politiques et administratives lorsque leur domaine de compétence touchait à l’exécution de ma mission, ce qui était plutôt fréquent.

FP : L’assassinat du président Habyarimana a eu un rôle clef dans le drame rwandais. Que savez-vous de cet événement ?

LM : En effet, cet attentat est bien l’élément déclencheur des tragiques événements qui l’ont suivi et dont les conséquences déstabilisatrices sont toujours d’actualité dans la région des Grands Lacs.

Je l’ai vécu au premier degré, bien conscient de son caractère historique et de ses conséquences potentielles. Soit la Minuar parvenait à gérer la situation et éviter la reprise des hostilités entre les forces gouvernementales et le FPR de Kagamé, soit c’était le chaos garanti. On sait ce qu’il en a été.

Ce n’est que plus tard, une fois rentré en Belgique, que j’ai été en mesure de prendre le recul nécessaire afin d’analyser cet attentat au regard de mon vécu. Tout d’abord, quand je me suis retrouvé à la réunion du comité de crise qui s’est tenue à l’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), de suite après l’attentat, je n’ai pu que constater que j’étais en présence d’hommes profondément bouleversés et désemparés par ce qui venait de se passer et non face à des conspirateurs. Leur démarche n’avait d’autre but que d’évaluer les conséquences de la disparition du chef de l’État et du chef d’état-major de l’armée afin d’éviter que ce vide du pouvoir ne débouche sur l’anarchie. Sans la moindre ambiguïté possible, ils ont fait appel à la Minuar pour les aider à gérer cette crise issue de l’attentat et aussi pour répercuter vers le Conseil de Sécurité l’expression de leur volonté de voir les institutions de transition se mettre en place le plus rapidement possible, conformément aux accords d’Arusha. Si des organisateurs de l’attentat s’étaient trouvés à ce moment-là autour de la table, cette réunion se serait déroulée de manière bien différente et qui plus est, dans pareille éventualité, j’ai de sérieux doutes que le général Dallaire et moi-même aurions été conviés à y participer.

D’autre part, au plan technique, un coup d’État est quelque chose qui répond à des critères généraux. Si l’on veut garantir le succès de l’opération, on ne prend aucun risque. Tous les éléments militaires et paramilitaires sur lesquels les organisateurs peuvent s’appuyer sont d’emblée injectés dans le scénario, de façon à exclure tout risque de surprise et mettre le pays devant un fait accompli. Ce n’est, mais alors pas du tout, la situation qui prévalait à Kigali dans les heures qui ont suivi l’attentat. Nombre de témoins directs ont déclaré que la nuit du 6 au 7 avril 1994 avait été particulièrement calme. Moi-même, j’ai traversé, sans la moindre escorte armée, une partie de la ville vers 2 heures du matin et j’ai pu constater de visu l’absence de tout dispositif militaire ressemblant de près ou de loin à un état de siège. Non, décidément, ce contexte ne correspondait en rien à un coup d’État qu’un noyau d’extrémistes purs et durs aurait organisé.

FP : En revanche, l’attentat a été suivi de l’offensive du FPR de Kagamé pour prendre le pouvoir au Rwanda…

LM : À ce manque de prise en main du pouvoir, par l’une ou l’autre faction connue pour son opposition au processus de paix ou à la personne du chef de l’État, correspond effectivement le démarrage immédiat d’une offensive militaire d’envergure du FPR. Cette offensive, en totale contradiction avec les accords de paix d’Arusha, se terminera trois mois plus tard par une conquête sans partage du pouvoir. En tant que militaire, la simultanéité entre l’attentat et le déclenchement de cette offensive militaire m’amène à formuler les considérations suivantes : Primo, il est impossible de profiter d’une opportunité, telle que la disparition du président Habyarimana et du général Nsabimana (chef d’état-major des FAR), pour improviser une offensive générale mettant en œuvre de nombreuses unités aux missions totalement différentes. Bien au contraire, pareil engagement ne peut qu’être le résultat d’un processus majeur de préparation comportant la conception de la manœuvre sur le plan stratégique, la diffusion des ordres jusqu’aux plus petits échelons et la mise en place de milliers d’hommes, dans les positions de départ, prêts à réagir à l’ordre d’exécution.

Tout cela ne s’organise pas en claquant des doigts, mais exige au contraire des délais importants et incompressibles. Il ne faut pas être un grand stratège pour comprendre ce genre de contrainte, c’est une question de bon sens élémentaire. Autre considération : le FPR n’aurait pas été en mesure d’assurer le punch et la continuité de son offensive sans la constitution préalable de stocks importants de munitions, d’armements, d’équipements et de matériels divers. Bref, une logistique à l’échelle des moyens humains mis en œuvre durant plus de trois mois d’opérations. Il n’y a aucun miracle en la matière, pas d’opérations militaires sans logistique adaptée. Or, c’est exactement la crainte que le général Nsabimana m’avait exprimée quelques jours plus tôt. Au cours d’une entrevue, le 30 mars exactement, soit sept jours à peine avant l’attentat. Il me confiait son intime conviction que le FPR allait reprendre la guerre dans les jours suivants. Il fondait précisément cette conviction sur les stocks logistiques importants constitués depuis des semaines par le FPR le long de la frontière en Ouganda. À ma réplique sur le fait que le FPR ne pouvait se permettre pareille aventure sous le regard direct de la communauté internationale, il me répondit mot pour mot ceci : « le FPR n’a que faire de telles considérations ; l’erreur que vous (Minuar) commettez est de lui prêter le même raisonnement que le vôtre, mais la réalité est bien différente ; le FPR est un mouvement révolutionnaire et c’est en tant que tel qu’il raisonne et définit ses propres objectifs ; contre des révolutionnaires, conclut-il, si vous n’adoptez pas les mêmes méthodes vous serez toujours perdants. » Point n’est besoin, je crois, d’expliquer que cette conversation m’interpella au plus haut point, non seulement au moment même, mais surtout des semaines plus tard quand je me suis remémoré ces paroles et que je les ai confrontées à la réalité des événements.

D’autre part, lorsque le FPR reprit les hostilités à Kigali, le 7 avril 1994 vers 16h30, il justifia sa décision unilatérale par la nécessité de mettre un terme aux massacres des Tutsis. Or, le 12 avril, soit au 5me jour de son offensive générale, il a déjà infiltré, à ma connaissance, trois bataillons supplémentaires à Kigali. Je dis « à ma connaissance » car il s’agit d’une constatation personnelle. Cela n’exclut nullement, comme d’aucuns l’affirment, que le FPR disposait de beaucoup plus de combattants à Kigali. Quoi qu’il en soit, avec ces trois bataillons infiltrés et celui qui se trouvait déjà sur place, le Front possède une force capable d’agir contre les massacres qui prennent de plus en plus d’ampleur dans la capitale. Qui plus est, ce même 12 avril, dix officiers supérieurs des FAR signent un manifeste que l’on peut qualifier, dans les circonstances du moment, de très courageux. Dans ce document, ils font un appel direct et solennel au FPR en vue de conclure un cessez-le-feu immédiat et de conjuguer leurs efforts pour « éviter de continuer à verser inutilement le sang des innocents ». Cet appel ne suscita aucun écho, avec pour conséquence directe l’amplification des tueries. À aucun moment je n’ai pu constater que, d’une manière ou d’une autre, le FPR tentait de s’opposer aux massacres des Tutsis à Kigali. Pourtant les forces dont il disposait sur place étaient parfaitement en mesure de sécuriser certains quartiers situés à proximité des zones qu’il contrôlait militairement et créer ainsi des zones refuge. De toute évidence le sort réservé à ces lointains parents de l’intérieur ne faisait pas partie de leurs priorités. Qui plus est, la pugnacité avec laquelle ces mêmes autorités du FPR ont exigé le départ des troupes étrangères venues évacuer les expatriés, plutôt que de requérir leur collaboration pour stopper net le carnage, est éminemment suspecte ; comme si le FPR craignait de se voir contrer, par la communauté internationale, dans ses plans de conquête du pouvoir par les armes.

Non seulement à aucun moment le FPR n’a sollicité l’appui de la Minuar pour juguler le chaos qui s’installait, mais au contraire il l’alimenta. Le 10 avril, il lança un ultimatum à la Minuar, lui signifiant que si le bataillon ghanéen déployé dans la zone démilitarisée n’avait pas quitté ses positions dans les 24 heures, il serait pris sous ses tirs d’artillerie. Dieu sait si un cessez-le-feu aurait permis de mettre un terme au martyre de la population. Je ne peux que témoigner que toutes les demandes de cessez-le-feu exprimées par le général Dallaire ou par les FAR essuyèrent une fin de non-recevoir du FPR. Ceci n’est pas une interprétation tendancieuse de la réalité, c’est un fait. Le général Nsabimana ne s’était pas trompé : le FPR menait sa guerre conformément à ses seuls objectifs, sans se soucier le moins du monde du sort des populations locales ou de l’opinion de la communauté internationale. J’aurais encore bien d’autres considérations à formuler sur l’aspect militaire de ces événements. Je pense cependant que la relation de ce qui précède est suffisamment explicite pour réaliser que la version des faits que certains voudraient faire admettre comme vérité historique est pour le moins sujette à caution. La communauté internationale qui, il est vrai, a fait preuve d’une immense lâcheté au moment du génocide n’a aucune raison de continuer à se laisser intoxiquer par le discours de celui qui prétend, urbi et orbi, avoir mis un terme au génocide, alors que tout laisse penser qu’il en est le principal artisan.

FP : Pensez-vous que toute la lumière sera un jour faite sur le dossier complexe du Rwanda ? Qui aurait intérêt à entraver l’émergence de la vérité ?

LM : Je ne peux qu’espérer ardemment que la lumière soit faite sur ce dossier. Non seulement que la vérité historique soit établie sans contestation possible, mais aussi que justice soit rendue aux millions de victimes que certains souhaiteraient reléguer dans les oubliettes de l’histoire. Ces deux conditions – Vérité et Justice – sont les conditions indispensables à la stabilisation de la situation dans la région des Grands Lacs. Je crains malheureusement que l’indispensable manifestation de la vérité soit entravée par ceux qui ont soutenu la prise de pouvoir par les armes de l’actuel président du Rwanda et qui ont couvert l’invasion du Congo-Zaïre en 1996 par une coalition de pays africains sous le leadership du Rwanda. Il suffit de s’intéresser aux multinationales qui exploitent les richesses minières de l’actuelle République Démocratique du Congo pour comprendre à qui profite le crime. Si en 2021 on ne sait toujours pas officiellement qui est responsable de l’attentat du 6 avril 1994, ce n’est pas l’effet du hasard ou d’éventuelles négligences coupables. Non, certains pays, dont les USA sont le pion majeur, ne tiennent pas à ce que leur implication dans la tragédie des Grands Lacs soit officialisée. Pourtant, le rôle des USA a été mis en lumière par l’ancienne sénatrice démocrate Cynthia McKinney qui fut l’envoyée spéciale de Bill Clinton en Afrique durant les années ’90. C’est en cette qualité qu’elle a témoigné du rôle choquant joué en Afrique centrale par l’administration américaine sous la présidence de Bill Clinton et ensuite par l’administration Bush. Voilà l’obstacle majeur à la manifestation de la vérité.