Bruxelles, le 26 mai 2021
Monsieur le Président,
A la veille de votre visite officielle au Rwanda, j’ai l’honneur et le devoir moral d’attirer l’attention de votre Excellence sur la gravité de la situation sociopolitique de ce pays. J’agis en ma qualité d’ancien Premier Ministre et surtout en tant que Président du “Rwandan Dream Initiative” (RDI-Rwanda Rwiza), un parti politique d’opposition en exil.
Je tiens d’emblée à vous faire part de mon incompréhension, par ailleurs partagée par une majorité de mes compatriotes rwandais. En effet, il est inimaginable que la France, pays des droits s’il en est, continue de témoigner des égards à un dictateur pur et dur, en la personne du Général Paul KAGAME. Celui-ci ne devrait-il pas, à tout le moins, être déclaré « infréquentable » ou, mieux, faire l’objet de sanctions internationales ? La raison en est son implication dans les drames qui ont endeuillé le Rwanda et la région des Grands Lacs africains, depuis la guerre de conquête du pouvoir qu’il a déclenchée avec ses troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) en octobre 1990.
Faudrait-il rappeler que certains épisodes de cette guerre, notamment le rejet par le FPR des accords de Paix d’Arusha d’août 1993 et l’assassinat, le 06 avril 1994, de deux Présidents Juvénal HABYARIMANA du Rwanda et Cyprien NTARYAMIRA du Burundi ont servi d’éléments déclencheurs du génocide et des massacres commis au Rwanda et en RDC ? Il est vrai que le régime de KAGAME, à coup de manipulation et de désinformation, a réussi à installer dans les opinions le seul « génocide des tutsis » commis au Rwanda par les « Interahamwe », alors que tous les observateurs avisés savent qu’un autre génocide a bel et bien été commis par les troupes de KAGAME contre les hutus qui ont péri par centaines de milliers, aussi bien au Rwanda qu’en RDC, et contre des millions de populations congolaises, comme l’a si bien documenté le « Mapping Report » publié par des experts de l’ONU en octobre 2010.
Le FPR a pris tout le pouvoir par les armes en juillet 1994 et, depuis lors, la situation des droits de l’homme au Rwanda n’a cessé de se dégrader. Outre les tueries de masse qui ont accompagné la conquête du pays par les troupes du Général KAGAME en 1990-1994, les disparitions, les emprisonnements arbitraires, les assassinats politiques et d’autres crimes qui passent malheureusement sous silence, sont devenus monnaie courante au pays des mille collines tout au long des 27 années de règne de « l’homme fort » du Rwanda.
Pour ne citer que quelques faits ayant récemment défrayé la chronique, je rappellerai simplement les cas ci-après :
-L’assassinat, grossièrement maquillé en suicide, de Kizito MIHIGO, célèbre chanteur de gospel et chantre de la réconciliation des rwandais, retrouvé mort dans une cellule de cachot en date du 16 février 2020 ;
–L’emprisonnement, en février 2021, dans des conditions inhumaines, de Madame Yvonne IDAMANGE IRYAMUGWIZA, une mère de 4 enfants, dont le seul tort est d’avoir osé dénoncer publiquement les méfaits du régime de KAGAME en lançant, sur sa chaîne YouTube, des cris d’alarme en faveur de rwandais dont les droits sont violés au quotidien en toute impunité ;
-Le cas de Paul RUSESABAGINA, un opposant politique d’origine rwandaise mais de nationalité belge, qui a été kidnappé par les services secrets de Kigali en août 2020 à Dubaï et amené de force au Rwanda, où il est actuellement emprisonné.
Monsieur le Président, à l’occasion de votre visite à Kigali et lors de vos entretiens avec votre homologue, Paul KAGAME, il serait opportun d’évoquer la situation on ne peut plus préoccupante des droits de l’homme au Rwanda, et exiger de votre interlocuteur qu’il s’engage résolument sur la voie du redressement du pays dans tous les domaines de la vie nationale, notamment par des mesures ci-après, dont l’urgence n’est plus à démontrer, au vu de la détresse qui continue de miner le peuple rwandais :
-L’ouverture de l’espace politique en vue de l’enregistrement et de la libre activité des partis politiques d’opposition
-La libération sans condition de tous les prisonniers politiques et d’opinion
-La mise en place d’un gouvernement de transition pluripartite devant œuvrer, dans l’esprit des Accords de paix d’Arusha, à l’instauration d’un état de droit, à la démocratisation du pays, à la réconciliation des rwandais et à la normalisation des relations avec les pays voisins du Rwanda
-La traduction en justice des auteurs d’assassinats, de disparitions, d’emprisonnements arbitraires, de dégradations de biens d’autrui et d’autres graves violations des droits dénoncées dans diverses enquêtes d’organisations humanitaires indépendantes
-Le respect de la propriété privée et le dédommagement en règle de toute personne expropriée à des fins d’utilité publique
Nombreux sont les Rwandais qui espèrent également que cette visite sera, pour Votre Excellence, l’occasion de clarifier la position de la France sur les erreurs supposées que votre pays aurait commises en rapport avec son intervention au Rwanda en 1994 et la coopération franco-rwandaise des années précédentes. A ce sujet, je tiens à préciser qu’une majorité de rwandais sait plutôt gré à la France du soutien sans faille qu’elle a apporté aux négociations de paix d’Arusha en 1992-1993 et de l’Opération Turquoise menée en 1994, grâce à laquelle des millions de nos compatriotes ont eu la vie sauve, pendant qu’un certain chef de guerre était fou de rage qu’ils aient pu lui échapper et traverser la frontière zaïroise en toute sécurité. Par ailleurs, je suis d’avis que ceux qui parlent d’aveuglement ou d’erreurs de jugement de la part des hauts responsables politiques français de l’époque, sont mûs par des mobiles hautement intéressés qui n’ont rien à voir avec la vérité.
Tels sont, Monsieur le Président, les quelques avis et considérations que je tenais à vous exprimer humblement, en espérant qu’ils vous seront utiles à l’occasion de votre imminente visite au Rwanda. Je reste volontiers à l’entière disposition de vos services, pour d’éventuels compléments d’informations ou d’éclaircissements.
En vous souhaitant un fructueux et agréable séjour au Pays des Mille Collines, je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma plus haute considération.
Faustin Twagiramungu
Ancien Premier Ministre du Rwanda
Président du Parti RDI-Rwanda Rwiza (sé)