Saviez-vous que le monde compte plus de 70 millions de personnes déplacées, dont 41 millions déplacées à l’intérieur de leur propre pays et 25,9 millions forcés d’aller à l’étranger pour fuir la guerre, les conflits et la persécution? Saviez-vous que le monde compte des millions d’apatrides à qui on a refusé la nationalité et l’accès aux droits fondamentaux tels que l’éducation, la santé, l’emploi et la liberté de circulation? Saviez-vous que la moitié des réfugiés et demandeurs d’asile dans le monde sont des enfants et des mineurs non accompagnés?
Nous vivons dans une triste époque où près d’une personne sera déplacée de force à la suite d’un conflit ou d’une persécution toutes les deux secondes. Oui, toutes les deux secondes !
Parmi ce nombre inimaginable de femmes, d’hommes et d’enfants se trouve une minorité presque invisible: les victimes et survivants de torture. Il n’existe aucune statistique sur le nombre de victimes de torture dans le monde car les actes de tortures sont souvent menés loin des yeux du monde et ne laissent parfois aucune trace physique, mais des recherches parmi les demandeurs d’asile aux États-Unis, le pays de notre héroïne d’aujourd’hui, estiment que 44% des réfugiés sont des survivants de torture. La Convention des Nations Unies contre la torture définit la torture comme tout acte par lequel une douleur ou une souffrance physique ou mentale grave est infligée intentionnellement à une personne à des fins de sanction, de contrainte, d’obtention d’informations ou de discrimination.
Aujourd’hui, je suis inspiré par Dr Katherine C. McKenzie, une docteur en médecine américaine de l’Université de Yale, dans le Connecticut. Mme McKenzie a obtenu son doctorat en médecine à l’Université de Boston en 1992. Bien qu’elle ait suivi des études de médecine interne générale, ce sont ses rencontres avec des survivants de torture qui l’ont conduite à se spécialiser dans un domaine très inhabituel et qui compte très peu d’experts dans le monde: l’évaluation médico-légale des demandeurs d’asile.
Le Dr McKenzie se souvient de la première fois où elle a rencontré un demandeur d’asile venant d’Afrique. Elle l’appelle Charles, mais son vrai nom reste confidentiel pour protéger sa vie privée .
«J’ai rencontré Charles pour la première fois lorsque j’étais mandatée pour examiner ses cicatrices. Il avait prévu d’utiliser mon rapport médical comme preuve devant un tribunal de l’immigration où il demandait l’asile sur la base de la persécution qu’il avait subie pour ses opinions politiques.»
Aux États-Unis, comme dans de nombreux pays développés, lorsqu’un demandeur d’asile dit avoir été torturé, un médecin doit l’examiner pour confirmer si ses blessures et cicatrices sont cohérentes avec son histoire. La torture peut ne pas laisser de cicatrice physique permanente, mais plutôt se manifester par un trouble de stress post-traumatique (TSPT), une anxiété ou une dépression sévère ou d’autres maladies mentales.
«Les interrogateurs de Charles voulaient qu’il arrête de manifester contre le gouvernement. Ils l’avaient donc arrêté après un rassemblement pacifique et l’avaient torturé pendant deux semaines. Ses ravisseurs l’ont gardé dans une cellule sale, encombrée et infestée d’insectes. Quand ils l’ont sorti de la salle pour l’interroger, ils ont menacé sa vie et celle de sa famille. Ils l’ont ensuite battu, coupé et brûlé. D’autres manifestants capturés n’ont pas été libérés. Ils ont été tués.»
Charles a eu la chance et a pu fuir son pays pour aller chercher refuge aux États-Unis. Et Dieu merci, il a obtenu l’asile.
« Quand Charles me racontait son expérience, je ne pouvais m’empêcher de penser à tous les Américains qui expriment leurs opinions tous les jours en toute liberté, sans peur de représailles, torture, ou blessures. Vivre dans un pays où il n’y a pas de liberté d’expression donne des résultats comme ce que j’ai vu avec Charles et des millions d’autres comme lui dans le monde.»
Dr McKenzie est aujourd’hui devenue directrice du Centre Médical pour les Demandeurs d’Asiles de l’Université de Yale. Son travail consiste à fournir des évaluations médicales objectives aux personnes indiquant dans leur demande d’asile avoir été victimes de torture ou de persécution dans les pays qu’elles ont fui; il lui est parfois même demandé de témoigner en personne dans le tribunal au cours de la procédure.
Dr McKenzie est souvent appelee a travailler avec des avocats de la faculté de droit de Yale et de la faculté de droit de l’Université du Connecticut, ainsi que pour des groupes de défense des droits de la personne tels que Médecins pour les Droits Humains (Physicians for Human Rights), Health Right International, American Friends Service Committee et l’Institut des réfugiés et des immigrants du Connecticut.
Charles était le premier d’une longue liste, trop longue, de survivantes d’actes de torture qu’elle aller examiner au cours de sa carrière.
«Dans les années qui ont suivi, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont été victimes de violations des droits de l’homme sous différentes formes. Une femme qui voulait aller à l’église dans un pays non chrétien et qui était attaquée à chaque fois qu’elle essayait. Un homme qui a vécu avec son amant masculin; ils ont été battus presque à mort lorsqu’ils sont allés ensemble dans un bar. Une femme dont le mari a commencé à la maltraiter régulièrement peu de temps après leur mariage; la police a refusé d’intervenir lorsqu’elle a demandé à être protégée, affirmant qu’il s’agissait d’une «affaire de famille». Une femme qui a été forcée, dans sa jeunesse, de subir des mutilations génitales. Ces individus cherchent pour eux-mêmes les droits dont j’ai la chance de jouir chaque jour. Ils veulent vivre dans un pays où ils peuvent manifester contre un gouvernement, pratiquer la religion de leur choix et à leur guise, vivre leurs relations intimes en toute sécurité et aimer la personne qu’ils veulent.
Les médecins ont des compétences uniques pour aider les demandeurs d’asile: ils peuvent utiliser leur formation en médecine pour documenter les cicatrices physiques et psychologiques de la torture et des mauvais traitements. Bien qu’émotionnellement difficile, ce travail offre des récompenses morales sans pareil. Nous entendons des histoires, nous mettons la main à la pâte, nous utilisons notre expertise pour vous aider. Et les examens médicaux peuvent augmenter considérablement les chances d’obtenir l’asile.»
Les horreurs qu’elle a apprises à travers son travail avec les victimes de torture l’ont poussé à vouloir faire plus que d’examiner des patients et de fournir son expertise aux tribunaux. Au fil des ans, Dr McKenzie est devenue l’une des plus fortes voix en matière de défense des droits humains, n’hésitant jamais à critiquer les politiques d’immigration de son pays et leurs effets néfastes sur les droits et le bien-être des réfugiés.
«Les États-Unis ont récemment élu un président qui a exprimé sa forte opposition au droit d’asile. Malgré tout et indépendamment des résultats des élections, un nombre record de personnes reste déplacé de par le monde. Plus de 65 millions de femmes, d’hommes et d’enfants ont besoin de protection, le nouveau paysage politique n’y change rien.»
C’est l’un des rares chercheurs en médecine à avoir presque autant de publications scientifiques que d’articles publiés dans les principaux médias.
Comme vous pouvez l’imaginer, son travail scientifique et ses activités de plaidoyer en faveur des populations les plus vulnérables du monde lui ont valu de nombreux honneurs et reconnaissances parmi ses pairs et au-delà. En 2010, elle a reçu un prix du corps professoral pour son travail dans les cliniques de l’Université de Yale. En 2013, elle a reçu un prix de la Société de Médicine Interne Générale pour ses études de cas sur les demandeurs d’asile. Depuis 2014 à ce jour, elle a figuré chaque année dams la liste des meilleurs docteurs du Connecticut. En 2018, elle a reçu le prix Leonard B. Tow de l’Ecole de Médicine de Yale pour son humanisme en médecine.
À 55 ans, elle prévoit de continuer à se battre dans ce combat et d’utiliser tout ce qu’elle a à sa disposition pour permettre aux demandeurs d’asile de trouver un refuge sûr dans son pays.
Elle est consciente que tous les citoyens peuvent aider à élire des personnes partageant la même conviction:
«En tant que médecin dédié au soutien des réfugiés et des demandeurs d’asile, je continuerai à voter pour les candidats qui les défendent.»
Mais elle est également consciente du fait que le changement politique peut être très loin. Entre-temps, elle continuera de soutenir les réfugiés tout au long du processus d’asile:
«Dans mon travail, j’ai vu ce que cela signifie pour les États-Unis d’accueillir des réfugiés. La torture n’est pas un concept abstrait pour moi. Au cours des 10 dernières années, on m’a raconté plus de 100 histoires de souffrance infligée intentionnellement. Cette semaine, j’aurai à nouveau le privilège d’entrer dans un tribunal avec une personne qui est venue dans ce pays pour être à l’abri de la persécution et mon témoignage l’aidera à mener une vie plus sûre.»
Les centaines de demandeurs d’asile examinés par Mme McKenzie et ses collègues au fil des ans font partie des rares chanceux qui ont réussi à fuir leur pays et à trouver l’asile à l’étranger. La majorité des victimes de torture n’auront jamais la possibilité de s’en sortir vivantes et, lorsqu’elles le feront, elles ne recevront peut-être jamais un traitement adéquat pour se soigner de leurs blessures ni un forum ouvert où raconter leur histoire.
Merci Dr McKenzie, au nom de tous les réfugiés du monde en général et des réfugiés d’Afrique en particulier.
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