La devise du New Hampshire, l’un des états des USA est «Live free or die ». Pour ce vendredi de gratitude, je vous présente un homme dont la vie reflète exactement cette devise, Karasira Uzaramba Aimable. Karasira, l’ainé d’une famille de quatre enfants, est né le 13 Octobre 1977 à Mwendo, secteur Rwaniro, commune Ruhashya, dans l’ancienne préfecture de Butare qui est aujourd’hui le district de Huye.
Karasira a fait son école primaire à EPA dans la ville de Kigali de 1983 à 1990. Il continua ses études secondaires au Petit Séminaire de Saint-Vincent à Ndera de 1990-1994 et les termina au Lycée de Kigali. Il commença ses études universitaires d’abord à l’Université de Butare à l’École pratique des langues modernes (EPLM) pour apprendre l’anglais, ensuite il poursuit ses études en Computer Science. Il termina ses études par une maîtrise en Suède au Blekinge Institute of Technology de 2008 à 2010. Après ses études, il obtint un poste de professeur en technologie et information à l’Université du Rwanda. À l’heure où j’écris ses lignes, il y a belle lurette que Karasira n’est plus professeur dans cette institution et pour cause, puisqu’il en a été expulsé. Depuis lors, il a vécu la descente aux enfers se retrouvant présentement en prison.
Si on devait résumer la vie de Karasira, elle se retrouverait dans un livre au titre de « Briser la vie d’un homme pour les nuls », empruntant la célèbre expression « pour les nuls (for dummies) » connu de tous les lecteurs. Rescapé du génocide contre les Tutsis, Karasira échappe aux génocidaires, mais ces derniers tuent sa famille lointaine alors que sa famille nucléaire connait le même sort mais, cette fois aux mains du FPR. C’est ainsi que les associations des rescapés du génocide contre les Tutsis lui refusent le statut de rescapé. Par conséquent, lui et son frère n’apparaissent pas sur la liste des rescapés éligibles au fond d’assistance des rescapés du génocide (FARG). Il se trouve alors marginalisé par les autres rescapés qui lui inventent des pères biologiques (Bucyana Martin et Froduard Karamira) pour le sortir de la famille des rescapés du génocide contre les Tutsis.
En raison de ce traitement infernal, son frère tombe en dépression aigüe et Karasira doit prendre soin de lui, alors qu’il est lui-même très jeune et tout aussi dépressif. Il noie alors son chagrin en chantant des chansons qui se veulent des appels à l’aide. Silence radio, personne ne fait attention à lui. Par la suite, il a commencé à développer des idées suicidaires, compensées par le fait qu’il a eu le réflexe de s’ouvrir au monde entier en créant sa propre chaîne YouTube « Ukuri mbona ». Il s’attire la sympathie du public car il dit tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas.
Il s’exprime librement sans restriction sur tous les sujets qui concernent le Rwanda. Son employeur, l’Université du Rwanda, désapprouve. Une procédure disciplinaire qui vise son licenciement de son poste d’enseignant est engagée. Et elle se produit quelques jours après l’imploration sur Twitter d’Edouard Bamporiki, personnalité haut en couleur et membre important du parti FPR, de licencier Karasira pour s’être exprimé publiquement sur le fait qu’il ne saurait pas envisager la possibilité de se marier un jour et si ça arrive pas avec une rwandaise.
Quelques jours seulement après le tweet de Bamporiki, le 27 juillet 2020, Karasira est estomaqué lorsqu’il reçoit une lettre expédiée par son employeur, le directeur du Collège des sciences et technologies, le Dr. Ignace Gatare, lui demandant de fournir des explications relatives à des fautes disciplinaires qu’il aurait commises. Dans la lettre, plusieurs supposées fautes disciplinaires sont invoquées à l’endroit de Karasira y compris le fait d’avoir exprimé publiquement qu’il ne voudrait pas se marier et avoir des enfants avec une rwandaise, que le pays n’accordait pas suffisamment de valeur au jour de l’indépendance qui a lieu le premier juillet de chaque année, qu’il existe des mauvaises conditions de vie au Rwanda, et enfin, le fait de n’avoir pas poursuivi ses études de doctorat en 2008.
Après son licenciement, il se consacre à temps plein à sa chaîne YouTube et reçoit plusieurs invitations d’émissions de radio pour y donner son point de vue sur divers sujets. Depuis lors, il vivait de la charité du public et, on peut le présumer, des revenus perçus de sa chaîne Youtube « Ukuri mbona » aux quelques 62 000 abonnés.
Comme ses émissions sont publiques, tout le monde peut être à même de juger de la nature de son contenu. On l’entend plusieurs fois dénoncer le génocide contre les Tutsis.
Il condamne même les génocidaires que le pouvoir de Kigali protège, à savoir, notamment, Lewis Murahoneza, alias Kigurube, qui a été à l’école primaire avec Karasira. Kigurube est un génocidaire qui a tué et violé des jeunes filles et qui a même été condamné par les tribunaux Gacaca. Les associations de rescapés avaient écrit une lettre aux autorités demandant son arrestation mais, se butant au pouvoir en place, ils ont été réduits au silence.
Dans un de ses nombreux vidéos, Karasira parle de la préparation du génocide. Et le délit de négation du génocide dont on l’accuse proviendrait de cette source audiovisuelle. Au fait ce que Karasira a dit c’est la position du TPIR sur la préparation du génocide, comme quoi le TPIR n’a pas trouvé d’éléments pour l’établir.
Osons le dire, plusieurs ont reproché à Karasira d’avoir déclaré qu’il déteste le FPRI plus que le MRND. Il y a un dicton qui dit : « Si quelqu’un juge ton chemin, prêtes lui tes chaussures. » La plupart des rwandais sont devenus orphelins parce quelqu’un a tué leurs parents. Parlons des rescapés du génocide contre les Tutsis. Les Interahamwes qui ont tué les nôtres, nous les maudissons à chaque fois que nous en avons l’occasion. Est-ce que quelqu’un nous a demandé de nous taire? De les aimer? De chanter leur bravoure? N’est-ce pas normal qu’on s’exprime? Qu’on relate leur barbarie et leur méchanceté, qu’on on demande justice.
Alors, comment peut-on juger Karasira? Comment pouvons-nous lui dicter comment il devrait se sentir et se comporter face à quelqu’un qui a tué ses parents, alors que nous, il n’y a personne qui nous empêche d’exprimer notre douleur? Peu importe le nom du bourreau, comment se fait-il que nous ne comprenons pas sa douleur, alors que nous sommes dans la même situation: ORPHELIN? Je vous laisse y réfléchir, chers compatriotes. Je sais que quand on accuse les gens qu’on sympathise ce n’est pas facile, mais comme vous êtes des victimes aussi, vous serez en mesure de comprendre Karasira. La règle d’or, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse.
Le 31 mai 2021, Karasira reçoit un appel d’un employé de RIB (Rwanda Investigation Bureau). Arrivé là-bas, il est tout de suite arrêté. Vice de procédure? Probablement! Il fallait une convocation par écrit. On n’arrête pas quelqu’un suite à une convocation téléphonique. Mais bon! De quoi est-il accusé au juste? Comme je le disais au début, Karasira est un libre-penseur. Il refuse cette politique où l’on te dicte quoi faire, quoi dire et qui côtoyer. Il l’a exprimé dans sa chanson « cishwa aha » (obéis, fais ce que je te dis). Il refuse la politique de ce qu’il appelle « munyangire » (déteste mes ennemis). Il montre publiquement sa peine suite à la mort de Kizito en étant à Kigali. Et surtout, il crie haut et fort que c’est le FPR qui a tué sa famille… Son esprit libre lui vaut les attaques des sbires du pouvoir de Kigali.
Une pétition est lancée pour son arrestation et en moins de 24 heures, il est arrêté par la Police. Il est accusé des chefs suivants:
– Négation et banalisation du génocide contre les Tutsis pour avoir avoir commenté la position du TPIR
– Possession de beaucoup d’argent (alors qu’il s’agit d’un don reçu après avoir perdu son emploi).
Le dernier délit est ahurissant. Après congédiement, le 14 août 2020, Karasira s’est retrouvé sans emploi. Normalement, dans de pareilles circonstances, c’est la famille qui est appelé au à la rescousse pour aider. Mais sans famille, comment allait-il vivre et s’occuper de son frère? Les Rwandais de la Diaspora sont reconnus pour envoyer beaucoup d’argent au pays pour aider leur familles, leur amis, l’État Rwandais lui-même (dans des moments difficiles comme le COVID-19), etc. C’est dans notre culture, ces élans de solidarité pour venir en aide à des orphelins. De la même façon, Karasira fut aidé par plusieurs personnes par l’entremise d’une collecte de fonds via le site de sociofinancement Gofundme en août 2020, soit l’année passée, au vu et au su de tout le monde.
À la surprise générale, c’est aujourd’hui seulement (soit 15 mois après le fait accompli) qu’on l’accuse d’avoir reçu cette somme illégalement. Est-ce que l’État demande à tous les Rwandais qui reçoivent de l’argent de leur familles/amis de la Diaspora d’en justifier la provenance? Est-ce que l’État fouille d’autres simples citoyens pour voir de quelles sommes d’argent ils disposent à la maison? La solidarité est une valeur intrinsèque à la culture rwandaise. Qu’un État en arrive à punir cet acte car des orphelins ont sollicité de l’aide pour ne pas mourir de faim est en soi incompréhensible. La loi anti-corruption qu’on brandit pour punir Karasira d’avoir reçu cet argent est une autre absurdité. Même pour l’ignare en droit que je suis, il me paraît évident que cette loi ne s’aurait s’appliquer au cas de Karasira.
Une question aux autorités: est-ce que la place de Karasira est réellement en prison? Son cas aurait pu être traité autrement. Est-ce qu’il est trop tard? À mon avis, non et sa place n’est pas définitivement en prison, mais dans une classe devant ses élèves et à côté de son frère qui a bien besoin de lui.
Le condamner, c’est confirmer tout ce qu’il a dit dans ses vidéos et ses chansons depuis le début: tandis que les rescapés du génocide contre les Tutsis sont appelés « abacikacumu » (ceux qui ont échappé au génocide), lui, il s’est nommé « umushingwacumu » (celui qui est toujours traqué), car son calvaire continue, même après 27 ans comme orphelin.
Depuis 1994 et jusqu’à maintenant, cet orphelin vit un calvaire. Raconter sa vie prendrait un livre entier. Prenons simplement le temps de lui rendre hommage. Pour avoir eu le courage de s’occuper de sa santé mentale (la dépression), pour sa liberté d’expression, pour sa résilience après avoir été rejeté par sa famille rescapée. Quelqu’un a dit que dans une société gangrénée par la peur, le cynisme, le mensonge, l’hypocrisie, la méfiance, les faux-semblants, les non-dits, les doubles discours, l’individualisme, l’indifférence, l’empathie sélective, la cupidité, l’ethnisme, le matérialisme, la jalousie, la méchanceté, la lâcheté, Karasira détonne par son franc-parler, son intégrité, son altruisme et son analyse sans concession de la société rwandaise.
C’est un homme généreux qui a aidé plusieurs personnes dans le besoin. On se rappelle de sa visite chez une femme handicapée en détresse, de son combat pour les habitants de Kagondo. Karasira dans ses émissions parlait pour les sans-voix en pointant les injustices au quotidien avec preuve à l’appui. Il le faisait avec humour si bien qu’il est devenu attachant aux yeux du public. C’était un livre ouvert qui n’avait rien à cacher. Ce qui lui permettait de comprendre la détresse des autres. C’était un activiste de droit de l’homme infatiguable. Penseur-libre jusqu’à la moelle épinière, il avait juré de mourir pour ses convictions et la vérité. Ce n’est pas pour rien que sa chaîne s’appelait “ukuri mbona” (la vérité que je vois). Karasira entrera au panthéon des hommes justes, généreux, droits et aux convictions profondes. La société rwandaise a encore besoin de lui, car il est encore jeune. En effet, il y a deux semaines, on allait fêter ses 44 ans comme l’année passée
Encore plusieurs année à vivre avec cet homme hors du commun. Un hommage vivement senti pour ce fils du pays qui a encore plusieurs choses à donner à son peuple.