A vrai dire, cécité est un bien grand mot pour la curie de nos afande qui ont une vision plus que centenaire de leur imperium (dixit Tite Rutaremara). Ils voient et même voient vraiment très loin. Loin de nos majestueux volcans, loin du très prometteur lac Kivu et surtout loin de la région congolaise du même nom. Ils voient et lisent même dans les pensées de leurs sujets qu’ils n’arrêtent pas de ré-éduquer à coup des pensée-ordres (telle intsinzi, agaciro, kwigira et j’en passe) distillées au cours des grand-messes devenues incontournables dans cette dictature que Lo Scroccone Blair s’applique à vendre à tous les charognards qui volent au-dessus des Mille collines. Depuis peu cependant, une nouvelle catégorie de citoyens a fait son apparition dans le paysage sémantique et politique de leur cocagne. Découverts à la faveur de ces nombreuses expéditions ultra-volcaniques, ces individus perdus quelque part dans les Kivu ont été, pour la première fois, présentés au public par un général, afande Kabarebe. Et là, plus moyen de taxer ce « visionnaire » de cécité, non. Plutôt amaurose, sinon pure inconscience…
Décidément donc, c’est à un véritable coming out des généraux qu’on assiste pour le moment : après (ou en même temps que) le généralissime et ses intimidations récurrentes, après la reddition intrigante du général Terminator, après la dernière sortie du général-maton et les lâchetés du général-muet, voici les gouailleries du général James Kabarebe. En Afandie, la Grande muette a en effet cessé de l’être et une course à la parole semble s’être engagée entre ses officiers généraux. Ainsi, tel un petit garçon surexcité par les attributs d’un nouveau jouet, afande Kabarebe a harangué la foule en utilisant une raillerie dont seuls des amnésiques condamnés seraient capables. Il expliqua d’abord l’invincibilité de son armée en assurant à ses soldats qu’aucune armée au monde ne peut défaire les RDF ! Bataillon après bataillon, il cita les noms de quasi toutes les composantes des forces armées rwandaises soutenant que ces dernières étaient tout simplement imbattables. Le même discours qu’avaient par exemple tenus, sous d’autres dictatures, les colonels Mengistu Haile Mariam et Moammar El Gaddafi. Évoquer aujourd’hui la puissance armée de l’un comme de l’autre équivaut à entamer une recherche hasardeuse dans des manuels d’histoire qui ne sont pas encore confectionnés. Les armées de l’éthiopien comme celles du libyen n’étaient que des instruments de terreur qui se dérobèrent aussitôt que prit fin la peur du peuple.
Le clou de la célébration kabarebienne fut toutefois la présentation-humiliation de quelques « bipèdes sauvages » (ibikokodans sa terminologie). Cérémonieusement, ils fit venir sur le podium le colonel Edmond Ngarambe et ses camarades, déversant sur eux une haine à faire rougir de jalousie son propre patron. Maniant antiphrases et ironie, la prosopopée de Kabarebe était d’une méchanceté intolérable. Inhumaine. On aurait dit des bêtes de somme dans une vente aux enchère. Non, c’est la nouvelle catégorie des citoyens en Afandie: les vaincus. C’est alors qu’emporté par le délire du venin qu’il crachait, James Kabarebe se laissa aller à ce dénigrement : « ces mangeurs d’ignames peuvent-ils vraiment combattre et vaincre une armée ? » La jouissance lui procurée par les applaudissements de ses subalternes lui fit instantanément oublier les moqueries de ses adversaires qui, hier encore, disaient que les Inkotanyi (en ce compris Kabarebe justement) ne survivaient que grâce à la consommation des déchets d’épis de maïs. Cela, tous le savons, ne les a pas empêché de prendre Kigali après 4 années de « survie ». Néanmoins, il ne s’agit pas ici de savoir des amabungo ou des ibitiritiri, lesquels seraient plus nutritifs que les autres. Le propos est de souligner que le choix de ce rabaissement de l’autre a toujours été porteur d’une frustration qu’en des temps troubles, beaucoup font ressortir violemment et d’une manière irréfléchie. Et c’est en cela que l’inconscience de nos généraux est à déplorer et même à condamner.
Si ces cérémonies servent tout d’abord à assouvir une immense soif de l’ego afande (à part leurs officiers-trophées et malgré une victoire militaire bien nette, ils n’ont jamais eu de prisonniers valeureux pris sur leurs ennemis), elles posent ouvertement la question de la crédibilité même de la rhétorique qui sous-tend l’idéologie des vainqueurs ainsi que leur programme politique. Pourquoi ont-il lancé une guerre en 1990 ? Ils ont toujours, sur les ondes de leur radio, vilipendé tout ce que faisait le régime qu’ils ont supplanté. Ce faisant, ils donnaient l’impression de constituer une armée de combattants progressistes appuyés par des idéologues novateurs. Que du pipeau ! Une fois aux commandes, ils ont exactement les mêmes pratiques que celles qu’ils critiquaient pourtant de leur maquis. Là où l’autre disait « kwihaza mu biribwa » (autosuffisance alimentaire / financière), eux décrètent kwigira ; là où leur prédécesseur disait « jya umenya uko ureshya » (sois conscient de ta valeur), l’Afandie proclame « agaciro » ; là où se pratiquaient les travaux communautaires umuganda, ils n’ont eu rien à redire… Là où il y avait chosification de l’autre (zigira imirizo), ils… maintiennent (ibikoko). Qu’ont-ils apporté à part cet art de techniquer, de bien nettoyer les rues et de fleurir les rebords de ces derniers ?
Le général-gouaille vient donc de nous rappeler, par ses incartades, qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil (Ecclésiaste I,9) tout en illustrant parfaitement ce constat du sociologue Karl Mannheim : « le groupe intellectuel qui appuie une masse opprimée se trouve en difficulté quand elle conquiert le pouvoir ».
Cecil Kami