Lettre ouverte de Diane Shima Rwigara à Paul Kagame au sujet de ce fléau d’executions extrajudiciaires.

Votre Excellence,

Je me permets de vous écrire cette lettre suite à l’assassinat macabre d’un garde pénitentiaire, Jean-Paul Mwiseneza, alias Nyamata, poignardé à plusieurs reprises puis décapité le 10 juin 2019. Mwiseneza était un ami. Il a été tué peu de temps après m’avoir parlé des troubles violents survenus à la prison de Mageragere, au coursdesquels plusieurs dizaines de prisonniers ont été grièvement blessés.

Votre Excellence, Mwiseneza était un survivant du Génocide contre les Tutsi. Il a perdu toute sa famille en 1994 à l’exception d’une sœur. Mwiseneza avait été défiguré à vie, son corps était couvert de cicatrices de machettes.Malheureusement, il n’est pas le premier survivant à avoir connu une fin tragique aux mains des agents de sécurité. Beaucoup de survivants ont perdu la vie à un rythme alarmant (voir liste ci-dessous). 

Les non-survivants meurent aussi. Cependant, dans le cadre de cette lettre, je me focaliserai sur les survivants du Génocide comme nous sommes dans la période de deuil de 100 jours pour les commémorations du 25ème anniversaire du Génocide de 1994 contre les Tutsi.

Votre Excellence, j’ai choisi de vous écrire directement à propos de cette affaire troublante, car les organisations telles que CNLG ou Ibuka, censées réclamer la justice pour les survivants, ont peur de tenir tête au parti au pouvoir. À l’instar d’autres institutions dites indépendantes dans ce pays, elles sont soumises aux ordres venus« d’en haut ».

Votre Excellence, votre gouvernement semble s’être engagé à préserver la mémoire de nos proches tués pendant le Génocide. En effet, nous devons honorer les morts. Mais pourquoi ne pas commencer par préserver les vivants? Pourquoi la préoccupation que l’on manifeste et le respect qu’on donne aux victimes des atrocités commises dans notre pays ne sont pas traduits identiquement aux rescapés de ces mêmes horreurs?

Votre Excellence, la communauté internationale a félicité à juste titre le Rwanda pour avoir aboli la peine de mort. Mais je suis contrainte de demander : pourquoi nos concitoyens sont-ils continuellement l’objet d’exécutions extrajudiciaires? Et pourquoi, en tant que Chef d’État, avez-vous soutenu de telles exécutions dans votre discours tenu à Rubavu le 10 mai de cette année? Vos subordonnés font de même. Lors des funérailles de Jean-Paul Mwiseneza, alias Nyamata, le directeur de prison Innocent Iyaburunga a accusé Mwiseneza d’avoir contribué à sa propre mort, affirmant que «…votre sécurité dépend de vous, vous devez savoir qui vous êtes, comment vous comporter, ce que vous dites, où vous le dites…».

Votre Excellence, je pensais que «Never Again» / «Plus Jamais Ça » signifiait qu’il n’y aura plus de sang rwandais versé injustement. Ou s’agit-il d’un simple slogan destiné aumonde extérieur? Parce que la vie des Rwandais semble ne pas avoir d’importance.

Permettez-moi d’être claire : je conteste fermement ceux qui nient ou minimisent le Génocide contre les Tutsi dans leurs discours ou dans leurs écrits. Mais y a-t-il un plusgrand déni que de priver la vie à ceux qui y ont survécu?

Votre Excellence, je vous suis infiniment reconnaissante ainsi qu’aux troupes du FPR d’avoir mis fin au Génocide. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si mettre fin au Génocide ouvre droit à quiconque de terroriser le peuple « sauvé »? Les Rwandais ont souffert assez de traumatisme, d’angoisse et de pertes lors des massacres de leurs compatriotes. Leurs libérateurs devraient leur donner la liberté et non l’oppression. Je vous pose humblement la question : que faire lorsque les protecteurs deviennent lespersécuteurs ?

Votre Excellence, nous accusons à juste titre la communauté internationale d’avoir gardé le silence pendant le Génocide, mais 25 ans plus tard, nous voici forcés d’assister impuissants à la politique cruelle, inhumaine dont nos proches sont de plus en plus victimes. Jusqu’à quand? 

Quiconque supporte cette injustice extrême et conseille de persévérer dans cette voie n’aime pas ce pays et contribue à la mort lente de notrenation.
Votre Excellence, la branche militaire du FPR Inkotanyi dirigée par Vous a mis fin au Génocide de 1994. Je vous supplie d’user de toutes les ressources de votre autorité pour mettre fin à ces meurtres insensés. 

Pensez aux parents, aux enfants, aux frères et sœurs et aux conjoints de ces hommes et femmes assassinés. Il y a quelque jours, vous avez solennellement donné votre jolie fille Ange en mariage ; les filles des hommes assassinés du Rwanda n’auront pas cette chance le jour de leur mariage.

Je vous prie d’agréer, Excellence M. le Président, l’expression de mes sentiments
attristés.

Shima Diane Rwigara 

P.S: Je vais probablement faire face à de graves actes de représailles pour avoir écrit cette lettre. Mais Votre Excellence, je vous prie de comprendre : la vie au Rwanda est loin d’être facile surtout quand on doit constamment se préoccuper du sort de son entourage. Lors de la rédaction de cette lettre, beaucoup de gens me sont venus à l’esprit, y compris mon collaborateur Thaddée Muyenzi (également un survivant du Génocide) qui a été enlevé par des agents de l’État il y a plus de deux ans. Nous attendons toujours de ses nouvelles. »