Antoine Nyetera est décédé le 14/09/2012. Il était en train d’écrire un livre. Dans le prologue intitulé « C’était comme ça! », il retrace sa vie et donne sa vision sur le Rwanda d’hier et d’aujourd’hui. Ci-après un extrait.
Quand, à l’âge de 3 ans, je voyais deux servantes (hutu) à côté de ma mère ; l’une se levait vers 5 heures du matin pour nettoyer la maison, la cour intérieur (inzu n’urugo) et l’extérieur (umuharuro), après ce nettoyage de toute la parcelle, elle allait s’occuper du grand nettoyage de l’étable : enlever la bouse de vaches, nettoyer les petites cases pour les veaux (ibiraro by’inyana) l’autre fille en train de laver les ustensiles de cuisine, les assiettes en bois et en métal émaillé, les pots à lait, les gobelets en métal émaillé. Mes grandes sœurs, avant d’aller à l’école, aidaient les deux servantes, et tout devait être fait avant 7 heures du matin, car les passants ne devaient pas voir les filles en train de faire ce nettoyage. C’était comme ça !
La jeune servante qui s’occupait de ce travail de nettoyage n’habitait pas dans la maison. Elle venait très tôt le matin ; après cette tâche, vers 8 heures elle retournait chez elle. La deuxième dormait dans notre maison, dans la case réservée aux filles. Elle devait rester tout le temps avec ma mère pour l’aider dans menues occupations : propreté de la maison, préparer le lait à servir, préparer la nourriture et la servir et mettre le lait destiné à faire du beurre dans des grands jarres, tresser la vannerie etc. Quant le lait était suffisamment caillé, il faut le mettre dans des barattes (ibisabo) et le tourner pendant une heure, sans arrêt, jus qu’à ce que le beurre se sépare du petit lait écrémé que l’on distribuait aux gens pauvres qui n’avaient pas de lait chez eux. C’était comme ça.
La servante permanente, après le nettoyage intérieur, s’occupait de moi ! Elle me lavait tout le corps et m’habillait. Quand elle était très occupée, c’est ma mère qui me lavait et m’habillait et me servait du lait caillé. Me voici prêt à jouer avec les enfants des voisins, filles et garçons : hutu et twa. Mon père m’avait toujours dit que tous les enfants étaient égaux, nous mangions ensemble, nous faisions la sieste ensemble. Mais en grandissant, les chemins se séparaient. C’était comme ça.
Quand j’ai atteint l’âge de scolarisation, à 6 ans, la servante me préparait très tôt pour aller à l’école. Mes deux sœurs et grand frère savaient se préparer tout seuls. Nous allions tous ensemble à l’école. Vers 12 heures un serviteur venait me chercher à l’école pour rentrer, mes sœurs et mon frère rentraient à 14 heures.
Quant mes sœurs et mon frère sont allés dans une autre école pour commencer la 3ème année primaire, je suis resté dans la petite école : pré-primaire, 1ère année et 2ème année. En ce moment, c’était le petit serviteur qui m’accompagnait à l’école et me ramenait à la maison, parfois il m’apportait à boire à l’école. Je ne me suis jamais posé la question pour quoi le garçon hutu n’allait pas à l’école, alors que d’autres garçons y allaient ? Simplement parce qu’il devait garder nos vaches. C’était comme ça.
Parmi nos serviteurs, il y avait un qui dormait à la maison, un garçon de 16 ans. Il devait se lever très tôt le matin pour aller puiser de l’eau à la source naturelle (iliba) qui se trouvait à une distance d’à peu près de 500 mètres, avec une cruche de 15 à 20 litres sur la tête. Il faisait deux à trois tours le matin, une ou deux fois vers le soir. Le jour de préparation de bière de sorgho ou du vin de bananes, il devait faire cinq à six tours. Il devait laver les marmites. Ma mère lui disait alors ce qu’il fallait cuire pour la journée ; il cherche le bois de chauffage, s’il n’y a pas à la maison, il va le chercher à l’extérieur ; il allume le feu, met les aliments dans la marmite et la dépose sur l’âtre. Ma mère n’était pas loin pour vérifier s’il a mis suffisamment de l’eau et du sel.
L’autre serviteur qui ne dormait pas dans notre maison, arrivait très tôt à la maison. Il était là vers 6 heures du matin. Il savait ce qu’il devait faire : faire sortir le bétail de l’enclos, derrière la case principale (kambere), la secondaire (kagondo) et la cuisine ; le bétail va brouter tout près de l’enclos pendant une heure au moins, puis commençait à traire les vaches, lorsqu’il s’agissait de traire 5 ou 6 vaches, le cuisinier allait donner un coup de main; parfois même la jeune servante allait tenir les veaux au moment de la traite et ramener le lait dans la maison. Pourquoi pas mes frères et sœurs ? Ils sont à l’école, le soir les filles aidaient la servante et le cuisinier à préparer et dresser la table. Je n’ai jamais essayé de traire les vaches, les après-midi j’allai surveiller les veaux qui broutaient aux alentours de l’enclos. C’était tout naturellement comme ça.
Après la traite, le berger va conduire le bétail au pâturage, il laisse le bétail au pâturage pour aller manger soit chez lui, soit chez nous ; on lui donnait du lait. Le soir, il fait rentrer le bétail, le feu de paille est déjà allumé dans l’enclos du bétail, la servante a déjà préparé les gerbes d’herbes fraîches (icyalire) qui sert de couchage pour ces animaux et que l’on remplaçait tous les trois jours. C’est le moment de la traite du soir. Même chose que pour le matin. Le berger ferme l’enclos du bétail avec des bois superposés pour que le bétail ne sorte pas la nuit ou qu’un voleur ne vienne les dérober. Avant de rentrer chez lui, le berger boit de la bière réservée aux gardiens de bovins « inzoga y’abashumba ».
Me voici à l’école des grands, ce qu’on appelle le 2ème cycle primaire : 3ème, 4ème, 5ème année et 6ème année, c’est à la Mission (Paroisse) qu’on doit aller. J’avais 10 ans. Il fallait quelqu’un pour m’accompagner jusqu’à l’endroit où je devrais rencontrer des camarades de la même colline. Nous devrions faire au moins 1 heure et demi de marche jusqu’à l’école. Pour la troisième année, l’école terminait à 11h30. Il fallait quelqu’un qui devrait venir m’attendre à la sortie de l’école.
Parmi les 4 personnes en permanence chez nous, 2 d’entre elles étaient liées par le contrat de servage pastoral (ubuhake [..]). Les autres se trouvaient pour échapper aux corvées. Je tiens à préciser que les sous-chefs disposaient de plus de 6 serviteurs (bagaragu) en permanence. Le chef avait davantage, celui-ci avait 2 pour 3 personnes qui l’accompagnaient lorsqu’il se déplaçait, plus un messager qui devrait être toujours prêt à être envoyé à tel et endroit pour remplir la commission. C’était comme ça.
En plus des quatre personnes dont citées ci-dessus, mon père avait 2 personnes, par fois 3 ou 4 qui cultivaient pour lui deux jours par semaine. Ces personnes étaient prélevées sur le nombre de ceux qui devaient cultiver chez le chef. Etant entendu que pour bénéficier de ces cultivateurs gratuits, il fallait être parent ou frère du chef ou du sous-chef.
Après la classe de l’avant-midi, nous rentrions pour manger, et retourner à l’école à 13h.30. Après la classe de l’après midi, nous restions dans la cour pour attendre un grand séminariste qui devait nous occuper, à nous apprenant des chants, servir la messe, quelques leçons de français, divers jeux, initiation au théâtre, etc., pour rentrer vers 18 heures. Les enfants hutu et de simples tutsi rentraient après la classe. Ils faisaient entre 1 heure et 2 heures de marche tous les jours.
Nous étions les privilégiés, quant bien même mon père n’était plus sous-chef. Il était quand-même tutsi ayant la parenté avec notre chef du Nduga, Kanimba Athanase. C’est en 1950 que mon père a été nommé Juge-assesseur par le roi Mutara III Rudahingwa, au Tribunal de chefferie jusqu’après la Révolution 1959. C’était comme ça aussi.
Malgré notre statut de privilégiés, les enfants hutu avaient d’excellents résultats à l’école, mais rares étaient ceux qui accédaient au secondaire. Les plus intelligents allaient, soit au petit séminaire, soit à l’école des moniteurs. Nos enseignants de la 4ème, 5ème et 6ème année étaient des Hutu et des Tutsi qui ont fait soit le petit séminaire, soit l’école des moniteurs.
Je ne me suis jamais posé la question de savoir pourquoi mes camarades très intelligents n’allaient pas tous au secondaire, surtout au Groupe-Scolaire, alors que ces fils de chefs et sous-chefs, même les plus médiocres faisaient leurs études secondaires ! Il faut aussi se rappeler qu’à cette époque il n’y avait pas beaucoup d’établissements secondaires, d’autant plus que tous les enfants qui entraient au secondaire restaient à l’internat, parfois sans minerval. Mais cela n’explique pas pourquoi ces jeunes Tutsi devraient être majoritaires dans le secondaire. C’était comme ça !
Chez l’Abbé Alexis Kagame
De son retour de Rome après ses études de Philosophie, options d’Histoire et Linguistique, Mgr Alexis Kagame fut membre associé de l’Institut de Recherche Scientifique en Afrique Centrale (IRSAC). Il me connaissait quand j’étudiais au Noviciat de Kabgayi. Il connaissait également mon père qui était un grand poète. Alexis Kagame s’est informé auprès de mon père pour avoir mes nouvelles ; mon père lui dit que j’ai quitté le Noviciat. Mgr Kagame m’a tout de suite cherché et engagé en octobre 1956 comme son collaborateur. Je fus initié aux méthodes de la recherche sur l’histoire de l’Afrique des Grands Lacs, spécialement du Rwanda, ethnologie, littérature (poèmes, contes et légendes), les us et la coutume, la généalogie de certaines personnes qui ne figuraient pas dans le livre du Père Delmas.
Après moi, il a engagé encore trois autres collaborateurs, nous formions une équipe de quatre jeunes secrétaires-enquêteurs et un chauffeur, tous Tutsi. Nous étions payés et logés par l’IRSAC. Par après il engagea un Hutu nommé Munyampama Claver qui venait de terminer trois années de philosophie au grand séminaire de Nyakibanda. Il travailla quatre mois seulement… C’était comme ça !
J’accompagnais souvent Mgr Kagame lorsqu’il rendait chez le roi, même à Bujumbura où se tenait le Conseil Général du Ruanda-Urundi qui avait lieu chaque année, présidé par le Vice-Gouverneur Général en personne. Les deux « bami » rois, Mutara III du Rwanda et Mwambutsa IV du Burundi étaient d’office membres de ce Conseil, ainsi que certains chefs et quelques personnalités européennes ainsi que les évêques et notables Rwandais et Burundais choisis par le V.G.G. Mgr Alexis Kagame était également membre de ce Conseil Général. Joseph Habyarimana-Gitera figurait parmi les notables à raison de ses tendances politiques. Les débats étaient publics ; j’y assistais en tant qu’observateur.
Au moment des revendications hutu, en 1957, les tracts et les articles circulaient dans les journaux : Kinyamateka, Temps Nouveau, Soma ainsi que dans les journaux étrangers. Mgr A. Kagame s’intéressait beaucoup à la politique du pays ; il voulait toujours savoir nos opinions à propos de ces écrits et les rumeurs. Je n’avais aucune opinion à donner. Mais un jour je lui ai posé la question à propos des revendications hutu : pour quelles raisons les Hutu n’étaient pas chefs ou sous-chefs ? Kagame me regarda quelques minutes avec un air très soucieux – étonné même, et me dit : « Je me suis moi-même posé cette question ; il faut chercher la réponse chez Mutara III. Le Rwanda entre dans un grand tournant dont je ne sais comment il va en sortir ! » […]
Mgr Kagame était royaliste très influent, il avait été promu au grade de grand dépositaire du Code ésotérique. Au moment du grand tournant historique comme il le disait, il s’entretenait souvent avec Joseph Habyarimana-Gitera. Celui-ci sortait du bureau de Kagame en souriant, c’était sa nature, le contraire de Kayibanda. Kagame me disait que Gitera était un peu fou, parce que trop direct, avec une franchise et une confiance qui frisent la naïveté. Il ne connaissait pas la manière tutsi d’accepter sans être d’accord, de donner sans lâcher. […]
Lorsque Gitera s’est attaqué au tambour-emblème de la monarchie, les Tutsi ne l’écoutaient plus, il devint leur ennemi n°1. Si ces derniers avaient bien compris la pensée de Gitera, ils n’auraient pas dû s’en prendre à lui à cause du tambour, parce qu’en réalité les Hutu ne voulaient plus que ce tambour, orné des dépouilles de leurs ancêtres, représente la monarchie. Ils ont réagi si violemment à cause du tambour « Karinga ». Idéologiquement le « Karinga’ » symbolisait la défaite des Hutu et la domination tutsi. Evidemment il n’y avait pas que le tambour. Il fallait aussi la démocratisation des institutions qui devait aboutir au partage du pouvoir.
L’abolition du servage pastoral avait donné un coup dur à la classe tutsi ; on ne peut pas s’imaginer combien le Tutsi qui n’a jamais manié la houe allait apprendre ce métier à l’âge de 40 ou 50 ans ! Le Tutsi qui n’a jamais gardé ses vaches allait rester toute la journée derrière 3 ou 4 vaches en même temps cultiver son champ ! Si mon père n’avait pas trouvé la place de juge-assesseur au Tribunal de chefferie, je ne vois pas comment il allait s’en sortir. C’est avec son salaire qu’il parvenait à payer le gardien de son bétail, le cultivateur et un domestique qui devait apporter de l’eau à la maison.
En plus il avait une grande propriété ; il vendait les produits agricoles, plus 30 à 50 litres de vin de bananes par semaine lui permettaient de vivre aisément et améliorer son habitation. Pendant les troubles des années 59-60, il n’était pas inquiet, il avait toujours été en bon terme avec ses voisins Hutu, il n’a jamais perdu ni vache ni champs ni même son reboisement.
En juin 1959, j’ai accompagné Mgr Kagame pour la deuxième fois à Bujumbura, au cours de la session du Conseil Général du Ruanda-Urundi. Il y avait des débats très sérieux pour l’avenir du Ruanda-Urundi. Je me souviens que c’était la première fois pour moi d’entendre le projet des élections à venir et la création des communes au Ruanda-Urundi.
Le soir du dernier jour de la session, Mutara III envoyant son chauffeur, Rusanganwa, pour chercher Joseph Gitera dans la cité. Le roi a eu un entretien avec Gitera, en présence du chef Kayihura Michel, Vice-Président du Conseil du Pays et favori de Mutara III. Il y eut une scène moins amusante entre Mutara III et Gitera. Le lendemain avant de regagner le Rwanda nous sommes allés dans la villa de Mutara III, située près du Collège du St. Esprit. Il était midi, les deux Grands ont déjeuné ensemble, le cuisinier a fait une table pour moi dans la pièce à côté. Après le repas, je me suis promené dans le jardin pour contempler la ville de Bujumbura et le Lac Tanganika, c’était un panorama magnifique. Vers 14 heures, Mutara et Kagame ont regagné le salon et m’ont invité à entrer dans le salon, ils avaient chacun un verre de Cognac. C’est à ce moment que Mutara III raconta à Kagame la visite de Gitera…, comment ce dernier a été content d’avoir été invité à prendre une bière offerte par le roi…
Ce n’est que 4 ans plus tard, étant greffier-comptable du Tribunal d’Astrida (actuel Butare), que j’ai pu m’entretenir avec Gitera. Il était détenu en prison d’Astrida, accusé de « S’être rendu à Dar Es-Salaam (Tanzanie) pour rendre visite à Kigeri V Ndahindurwa », un monarque déchu qui organisait les attaques contre la République !
Avant l’ouverture de l’audience, tous les détenus attendaient dans le hall tout près du Greffe. C’était triste de voir le premier leader Hutu en prison pour un fait banal. Une humiliation par excellence ! Je me suis posé la question : « Que diable est-il allé chercher chez Kigeri? » Gitera a été parmi les premiers leaders présents à Gitarama le 28 janvier 1961 pour proclamer la République ! Dans le fonds, Gitera était monarchiste, dans ses extravagances, après s’être brouillé avec le Parmehutu de Grégoire Kayibanda, il a créé successivement plusieurs partis, dont « Pro-Bami Hutu » (pro monarchie hutu) ayant pour objectif la restauration de monarchies des Hutu, contrairement aux objectifs du Manifeste des Bahutu.
J’ai donc invité Gitera à s’asseoir au Greffe pour discuter avec lui, bien que c’était contre les règles. C’est en ce moment que Gitera m’a raconté l’histoire de sa visite à la villa de Mutara III à Bujumbura. […]
C’est à la même occasion que Gitera me raconta une histoire assez énigmatique au sujet de la reine Rosalie Gicanda, épouse de Mutara III Rudahigwa, disant qu’elle lui a sauvé la vie, lui et les autres ! C’était l‘heure de l’audience, Gitera ne m’a pas dit quand, dans quelles circonstances et comment Rosalie Gicanda lui a sauvé la vie.
Quatre ans plus tard, c’était en 1967, lorsque je me trouvais chez Makuza Anastase, Ministre de la Justice, en compagnie de Rugamba Cyprien, la conversation tourna au tour des événements des années 58–59 ; Makuza dit que Rosalie Gicanda a rendu un grand service aux Hutu, il n’a pas voulu dire davantage. Ma curiosité n’était pas satisfaite ! En 1977, je me trouvais chez Me Epaphrodite Ngirumpatse, avocat à Kigali, les mêmes propos reviennent. […]
Malgré mes bonnes relations avec Rosalie Gicanda, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas osé lui poser la question concernant le service qu’elle aurait rendu à ces républicains ! Selon les informations non vérifiées, il paraîtrait qu’un certain soir Gitera était invité chez Mutara III, dans l’intention de l’éliminer physiquement. Rosalie connaissant le complot, aurait trouvé un moyen d’avertir Gitera. Celui-ci quitta le palais discrètement, se précipita dans sa VW qu’il démarra aussitôt. […]
Au moment fiévreux des premiers Partis politiques, non seulement je n’y comprenais rien en politique, mais aussi ça ne m’intéressait pas du tout, quand j’écoutais les propos des membres de l’UNAR, surtout quand un certain Patrice Rwabukwisi, agent de la PTT, me disait : « Nous devons forcer tous les rwandais à adhérer à notre Parti ». Je me suis souvenu de mon enfance : des Hutu qui travaillaient pour nous sans être payés ; une exploitation qui était devenue une coutume. Je me disais que ces Hutu avaient raison de revendiquer leurs droits. Je me suis souvenu encore d’un Hutu qui disait à son fils qui voulait aller à l’école : « Tu dois rester ici, garder mon bétail, après tout, même si étudie 10 fois, tu ne seras jamais chef ou sous-chef, la place du Hutu est au champ ! ». C’était comme ça.
Chaque matin mes collègues du bureau racontaient les événements de la veille, les meetings de l’UNaR, je ne disais rien, je ne savais rien en effet. Mgr Alexis me dit un jour, « petit vieux (au lieu de dire jeune homme, il disait toujours « petit vieux »), es-tu devenu Aprosoma ? J’ai dis non, la politique ça ne m’intéresse pas. L’Aprosoma c’est pour les Hutu, je ne le suis pas et je ne comprends pas encore ce que l’UNaR veut.
Je me souviens du premier meeting de l’UNaR, surtout quand les swahili ( musulmans) très actifs, étaient venus de Kigali, très nombreux dans les camions, avec clairons et mégaphones, chantant et réclamant l’indépendance immédiate, c’était leur slogan n°1. Les Hutu de l’Aprosoma vinrent nombreux également, à pied et dans les camions, brandissant la houe, l’arme noble du hutu, comme ils la présentaient, réclamant la démocratie et leur indépendance vis à vis du Tutsi ! L’administrateur de territoire, Bovy prit la précaution de ne pas laisser les deux groupes s’approcher l’un de l’autre.
C’était pour la première fois que les rwandais voyaient un meeting politique. Ce me semblait à un affrontement, une attaque. J’ai eu un pressentiment de malheur, d’une tragédie. Je suis allé dans le bois pour lire tranquillement un roman. J’ai eu le même pressentiment en octobre 1990, lorsque j’ai appris l’attaque du FPR-Inkotanyi ; pendant que les autres croyaient aux négociations, aux accords de paix. Rien ne me rassurait, je voyais la tragédie approcher, le raisonnement trompe beaucoup. L’intuition ne trompe jamais. C’est comme ça.
En mi-novembre 1959, Mgr Kagame fut assigné à résidence surveillée par le Colonel BEM Guy Logiest. Il ne pouvait pas dépasser les limites du territoire d’Astrida (Butare). Ne pouvant pas se rendre à Nyanza pour voir Kigeri V Ndahindurwa, il m’a envoyé pour lui dire d’aller en Belgique, le roi Baudouin avait invité les deux bami (rois) : celui du Rwanda et celui du Burundi. Le Vice-Gouverneur Général du Ruanda–Urundi, Jean–Paul Harroy devait accompagner ces deux bami à Bruxelles. Kigeri V Ndahindurwa n’a pas voulu aller en Belgique. Alexis Kagame me donna sa carte de visite où il a écrit : « Vous devez aller en Belgique ». Je devrais expliquer le reste verbalement.
Je me suis rendu à Nyanza par camion (il n’y avait ni bus ni taxi). Arrivé à Nyanza à 16 heures, je me suis rendu au bureau du roi. J’ai d’abord attendu à la cour, un policier est venu me demander qui je suis et pour quoi je sui là. Avant de lui répondre, Kigeri V m’avait vu. On se connaissait très bien, envoie son secrétaire Kimenyi pour me dire d’entrer. Tout le monde venait de quitter les bureaux. Kigeli V, entouré de ses secrétaires, me salue le premier, je n’avais même pas eu le temps de faire le salut d’usage. D’un air détendu, il me demanda : Quel bon vent ? Que me veut cette visite tardive et comment va Kagame ? »
Je lui tendis la carte de visite et j’enchaîne : « L’Abbé me charge de vous dire qu’il est absolument nécessaire que vous alliez en Belgique. Vous allez avoir l’occasion d’expliquer au Roi Beaudouin toute la situation. C’est un Jeune Roi, il vous écoutera et vous protégera. » Avant d’achever les phrases il se retourne vers ses secrétaires et au chef Kayihura et s’adresse à eux dans une attitude méprisante, et parla en pointa son doigt sur la tempe, signe comme quoi Kagame déraisonne : « Ecoutez, ce Padiri (prêtre) veut que j’aille en Belgique ! On m’y hait, les Belges veulent me tuer, et Padiri veut que je m’y présente en holocauste!!! » ![1]
Sur ce, il sort du hall de son bureau, accompagné de ses secrétaires, Kabagema, Kimenyi et Muhikira. Il s’approche de sa superbe Chevrolet blanche « Impala », son demi-frère Subika Robert, mon neveu (du côté maternel) était au volant, son grand frère Ruzindana Joseph et son demi-frère Jean Nkurayija sur le siège arrière. Ils attendaient tous dans la voiture. Il me dit de monter dans la voiture, je pris la place à côté des deux frères, nous nous dirigeâmes vers Kavumu, lieu de sa résidence. Au lieu de rentrer chez lui, il dit à son demi-frère qui était au volant de se diriger vers la bifurcation Nyanza-Kigali-Astrida où je devais faire autostop. Je sors de la voiture en l’invitant de sortir un petit moment, car j’avais un seul mot à lui dire, plus exactement une question à lui poser. Il accepta gentiment de sortir de la voiture, nous nous mîmes au bord de la route et je lui dis. « Puisque vous ne voulez pas aller en Belgique, quelle carte vous reste-t-elle à jouer étant donné la situation, pour rétablir l’ordre et paix ? »
Kigeri V me répondit avec assurance, tout naturellement : « Je vais faire battre le tambour ! » (Déclencher la chasse aux insurgés – bagome, ennemis du roi), comme ses ancêtres, comme son grand-père Kigeri IV Rwabugiri ! A ces mots, je n’ai rien ajouté, j’ai pris congé en toute politesse, il est retourné dans sa voiture ; j’ai dit au revoir à mes amis, ses grands frères. Arrivé à Astrida (Butare) à 18h.30’, je raconte à Kagame ce que j’ai vu et entendu. Il se fâcha et dit : « Bon, tant pi pour lui, j’ai joué mon rôle de l’installer sur trône, pour le reste il doit se débrouiller ». J’ai compris que dans le coup de Mwima […], c’était lui qui a tout manipulé. J’avais vu les signes mais je n’en étais pas très sûr.
A ce propos, vers la fin du mois d’août 1958, le prince Jean-Baptiste Ndahindurwa qui était secrétaire au territoire d’Astrida (Butare), venait tous les jours après midi à la sortie de son bureau, voir Mgr Alexis Kagame, tout le monde rentrait à 16h 30, je restais au bureau attendant que notre visiteur termine son entretien avec Kagame qui se terminait entre 18 heures et 18h 30’. Quand il sortait je fermais le bureau et nous rentrions ensemble, chacun à son vélo jusqu’à Ngoma, par fois nous passions dans le Cercle des évolués comme on l’appelait, un très grand bâtiment moderne où il y avait une bibliothèque, une salle de lecture, un cafétéria, une salle de cinéma, un secrétariat, des toilettes etc. Il avait son logement dans le quartier des fonctionnaires de l’administration, mon logement se trouvait dans le quartier des agents de l’IRSAC. Cet Institut employait plus d’une centaine d’agents de différents cadres. Chaque chercheur avait ses collaborateurs : enquête démographique, anthropologie, histoire et sociologie, bactériologie, linguistique, sismographie, il y avait aussi le service de la comptabilité, les mécaniciens, les chauffeurs, l’équipe d’entretien des bâtiments, etc.
Jean-Baptiste Ndahindurwa, son frère et ses demi-frères étaient tous mes amis de longue date. En 1957, mon grand frère Daniel Kazura épousa la tante maternelle du prince Jean de Dieu Nkurayija, demi-frère de Ndahindurwa. Les visites de Ndahindurwa chez Kagame m’intriguaient. Un jour je me suis permis de lui poser la question à propos de ces visites très régulières. Il l’a fini par m’avouer que le roi Mutara III lui avait dit d’aller apprendre certaines choses auprès de Kagame. […]
Lorsque les troubles éclatèrent, en novembre 1959, quand on assassinait les leaders Hutu d’Aprosoma et du Parmehutu, j’ai compris ce que signifiait « battre le tambour-héraut ». J’ai continué mon travail jusqu’en décembre 1960, le budget alloué à nos recherches par l’IRSAC était fini, il ne pouvait pas se permettre de payer tous ses collaborateurs. Mais entre temps, l’Abbé Stanislas Bushayija […] était Supérieur de notre Paroisse de Kamonyi pendant plus de 10 ans, et membre du Conseil Supérieur du Pays ; il avait été muté pour la Paroisse de Mugombwa dans le sud en territoire d’Astrida, à 25 Km de la ville d’Astrida, il était en très bon terme avec les leaders de l’Aprosoma. Un jour l’Abbé Bushayija m’a dit : « Je te connais bien, je connais ton père aussi, si tu continues à travailler avec l’Abbé Kagame tu auras des ennuies et Kagame ne fera rien pour toi ».
En effet, en mai 1960 Kagame m’a donné un paquet de tracts de l’UNaR à distribuer aux gens qui étaient venus voir le match de football, ce que j’ai fait, tout bêtement ou innocemment. Il s’agissait malheureusement des fameux tracts qui empêchaient les Unaristes de participer aux prochaines élections communales ! Le lendemain matin j’ai été convoqué au Commissariat de police pour expliquer comment j’ai distribué les tracts. J’ai dit la vérité. Quand l’Abbé Bushayija m’a dit que j’aurai les ennuis, j’ai pensé à cet incident. L’Abbé Bushayija a parlé de mon cas au Préfet Habyarimana Jean-Baptiste qui venait d’être nommé à ce poste à côté de l’Administrateur Bovy, ainsi qu’à d’autres politiciens Hutu de la région, notamment Amandin Rugira, Isidore Nzeyimana. Mais je n’ai jamais adhéré ni à l’UNaR ni à l’Aprosoma. Malgré ma neutralité, les Unaristes m’en voulaient ; plus de trois fois j’ai échappé aux attentats. Finalement j’ai quitté la cité de Ngoma pour habiter dans une petite maison de 2 chambres derrière la maison du Commissaire Jules Pilate.
Ma première déception
Lorsque j’ai entendu que le FPR frappe durement à la frontière du pays, je me suis dit : « Ça y est ! » Mon intuition ne me trompe guère ! Mais, je me suis dit (sans intuition) que MACHIN[2] allait réagir. Où diable suis-je allé piocher cette idée ? Dans les livres et discours sans doute. On nous a dit que MACHIN est le garant de la paix et la justice mondiale ! Mon œil !
J’avais peur mélangée de honte. Honte de quoi ? J’étais tutsi, comme ceux qui ont attaqué. Mon fils Eugène qui était à l’Université Nationale du Rwanda à Butare et qui a été tué à Butare même, partageait ce sentiment. Nous étions tous les rebelles, les agresseurs. Comment le nier ? Il faut toujours se mettre à la place des autres. Quand je rencontrais les militaires qui venaient ou qui allaient au front, je baissais les yeux. Avec raison. Ces gens contre lesquels ils se battaient avaient la même taille et le visage que moi. Je sentais la froideur parmi les Hutu que je fréquentais d’habitude. Grâce aux discours de Habyarimana qui invitait tout le monde à rester calme, j’osais sortir de la maison, sans beaucoup d’espoir d’y rentrer.
Le 5 octobre 1990, à 10 heures précises, c’était le jour d’arrestation des Ibyitso (complices) […] Sous la pression de la communauté internationale, les coupables et les innocents ont été libérés. C’était comme ça ! […]
La guerre s’intensifia à la frontière rwando-ougandaise, chacun serrait son chapelet en main en allant ou venant de l’église, croyant que Dieu allait arrêter la guerre, comme si c’était lui qui l’avait organisée. Mon œil ! Les prières tombaient comme sur une statue en marbre ! Dieu se tut, comme il s’est tu lorsqu’ on a crucifié son fils ! De l’autre côté on faisait une prière à sens inverse : « Bénissez, Seigneur, les armes que nous tenons, et donnez-nous la victoire ». Les naïfs comme moi croyaient au MACHIN. Finalement MACHIN est arrivé. Pour quoi et comment ? Ce n’était pas MACHIN de 1960 – 1961, pour les Hutu. Celui-là était mort. C’était un autre MACHIN.
J’ai constaté et j’ai compris qu’il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le soleil : « Un temps pour se taire et un temps pour parler. »[3]
[1] Pourtant, l’Administration de la tutelle avait placé un peloton de 10 Paras- Belges à son palais provisoire de Kavumu pour assurer sa protection !
[2] C’est le terme utilisé par le Général De Gaule à propos de l’ONU.
[3] Ecclésiaste : Ch. III, verset 1 et 6.