Interview avec la fille du Président Habyalimana

« Dieu a daigné doter les autres pays de richesses naturelles. Mais pour le Rwanda, la paix c’est notre principale richesse »: L’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana

Dans une longue interview accordée à notre collègue de Rising Continent, Marie Rose Habyarimana, l’une des filles de l’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana, explique en détail et apporte une nouvelle lumière sur un certain nombre de questions que de nombreuses parties intéressées, avec l’objectif de ternir délibérément l’image de son père, déforment pour donner  une image déformée de la société rwandaise sous la deuxième république. Enfin, elle donne des conseils à tous ceux qui veulent apporter des changements dans son pays et un message particulier à la jeune génération.

En élaborant suffisamment, pouvez-vous donner trois aspects politiques du temps du président Habyarimana qui, selon vous, ont permis de faire vivre les Hutu et les Tutsi en harmonie [malgré une certaine minorité de l’époque, qui pourrait avancer qu’il n’y avait pas d’harmonie ethnique]?

Les trois principaux aspects que je peux citer sont : la paix sociale, la répartition équitable du pouvoir économique ainsi qu’un style de gouvernement au centre favorisant la modernisation politique. Ces trois dimensions sont le reflet direct des trois impératifs majeurs de son action politique : Paix, Unité et Développement.

1er Aspect : La paix sociale

La paix sociale a duré 17 ans, de 1973 à 1990. Elle a fait vivre toute la société – Hutu, Tutsi, Twa – en harmonie. Dans une large mesure, elle a même davantage profité à la communauté Tutsi. Pour mieux apprécier la portée de cette affirmation, il faut rappeler le contexte social qui prévalait lors de l’avènement au pouvoir du Président Habyarimana.

La fin de l’année 1972 et la première moitié de 1973 furent une période d’importants troubles sociopolitiques au Rwanda, le résultat essentiellement des événements tragiques se déroulant au Burundi. Ainsi, le génocide des Hutu du Burundi de 1972/1973 (la minorité tutsi au pouvoir, depuis plusieurs centaines d’années, s’acharnant à éliminer tout Hutu ayant la moindre éducation scolaire, afin d’éviter la répétition de la révolution sociale au Rwanda où après environ 400 ans de domination par la minorité tutsi (15%), la majorité hutu (85%) avait pris le pouvoir politique) provoque, comme conséquence directe, des répercussions gigantesques sur la société rwandaise. Face à la frustration des élites rwandaises, qui n’ont pas eu le soutien des Nations Unies pour condamner le régime militaire burundais, responsable du génocide (selon les estimations, entre 250 000 et 400 000 hutus avaient été massacrés), ces élites constituent un noyau qui va diriger une action contre la minorité Tutsi, considérée comme solidaire avec le régime burundais et qui était surreprésentée dans certains secteurs, notamment dans ceux de l’enseignement et de l’économie. En agissant ainsi, ce noyau pose virtuellement la même menace pour la minorité tutsi que celle qu’affrontait la majorité Hutu du Burundi. Des mouvements dirigés se mettent ainsi en branle pour vider les écoles secondaires et l’Université, les entreprises de production et la Fonction Publique, de leurs éléments Tutsi. Le pays entier est secoué par la violence; l’activité économique, scolaire et universitaire est de facto paralysée. Il s’ensuit une instabilité politique qui se traduit par l’émergence de circuits de pouvoir parallèles dans l’administration territoriale et une déstabilisation des institutions. Ce climat pourri est parfaitement mûr pour le changement. Et comme pour illustrer la fragilité sociale du moment, ce changement inévitable pouvait se faire dans un sens comme dans l’autre.

Le coup d’État de juillet 1973, appelé ‘moral’ et entrepris par un groupe d’officiers désireux de ramener le calme et la paix, amène au pouvoir le Président Habyarimana qui va rapidement mettre fin à cette situation de miasmes sociopolitiques. La grande majorité de la population salue ce retour à l’ordre. La communauté Tutsi qui avait commencé depuis quelques mois à subir des sévices de toutes sortes, est au premier rang pour applaudir le nouveau pouvoir et tout particulièrement le nouveau Président. Ce n’est donc pas pour rien que, au cours des deux décennies qui vont suivre, le Président Habyarimana va être perçu comme le rempart de la minorité Tutsi.

Le Président Habyarimana va faire de la paix sociale, le leitmotiv de sa magistrature, ne ratant aucune occasion pour exhorter, à la fin de chacun de ses discours, la population à préserver la paix et l’unité nationale. L’on se souvient de ses paroles : « Dieu a daigné doter les autres pays de richesses naturelles. Mais pour le Rwanda, la paix c’est notre principale richesse ».

La paix sociale retrouvée et cultivée, s’est fort heureusement accompagnée d’une paix aux frontières et d’un développement économique appréciable. Sous la présidence de Habyarimana, le Rwanda a constamment recherché à consolider la paix avec ses voisins en accordant une importance toute particulière à la création et au renforcement des organisations d’intégration régionale comme la CPGL. Ce souci a été particulièrement mis en évidence lors des négociations de paix avec l’agresseur FPR venant de l’Ouganda.

2e Aspect : La répartition équitable du pouvoir économique.

Sous la magistrature du Président Habyarimana, le développement économique du pays a connu un essor important. Le pays a commencé à se doter d’infrastructures modernes : asphaltage des principaux axes routiers; constructions de centrales hydroélectriques; réseau d’hôtels de classe internationale; construction des infrastructures sanitaires, d’écoles, de bâtiments publics, de centres voués à la santé, à l’alphabétisation, à la formation au planning familia… Tout cela a contribué à la création d’emplois et à la stimulation de la consommation interne. Mais c’est surtout la promotion du secteur rural qui a constitué la marque distinctive de la fiche de route économique de la période Habyarimana. Par une politique volontariste d’implantation de projets agricoles, le gouvernement d’Habyarimana a contribué à injecter d’importantes ressources monétaires dans le monde rural, ce qui a eu pour effet le relèvement, à la campagne, du niveau de vie général et plus particulièrement de l’habitat. Vers la fin des années 80, chacune des dix préfectures qui constituaient l’ossature administrative du pays comptait, au moins, un projet agricole de grande importance autour duquel d’autres projets et activités s’articulaient.

Il y a en fait trois facteurs qui contribuaient puissamment à ce que le développement économique profitât au plus grand nombre : a) les équilibres macroéconomiques dont le maintien exigea la mise en place d‘un assainissement structurel, conçu nationalement; b) le développement d’une capacité financière autonome nationale dont la pièce maîtresse était le système des Banques populaires, à l’avant-garde en Afrique et devenu rapidement la 3e puissance financière du pays; et c) un système de distribution (représenté, à la fois, par le réseau revigoré de TRAFIPRO et un secteur commercial de plus en plus dynamique) qui garantissait que le pouvoir d’achat accru dans le milieu rural pouvait être utilisé pour des articles de production et des produits de consommation courants.

Même la Banque mondiale aimait à dire que le Rwanda figurait selon elle parmi les 3 pays les mieux gérés du Tiers-Monde. À son tour, la création d’emplois, urbains et ruraux, et la stimulation de la consommation interne qui l’accompagne, ont eu pour effet l’émergence d’un secteur privé de plus en plus actif dans les domaines de l’artisanat, des PME et du commerce, dans l’industrie des services.

Beaucoup d’observateurs s’accordent pour reconnaitre que cette répartition du pouvoir économique a davantage profité à la minorité Tutsi.

En effet, on estimait qu’entre 60 et 70 pour cent de la production nationale (commerce de détail et de gros, import-export, industrie des services; bâtiments et travaux publics,…) était le fait de la minorité tutsi; en d’autres termes, les trois cinquièmes au moins de la richesse nationale étaient dans les mains de la minorité tutsi (10-15 pour cent de la population totale). Vu, entre autres choses, la répartition du pouvoir politique de la région, cette disproportion était plutôt considérée comme un facteur pouvant assurer au Rwanda une certaine sécurité.

Mais surtout, ce qu’il faut retenir de la période de Habyarimana, c’est l’impact du relèvement général du niveau de vie,  en particulier dans les campagnes (dû au fait que la production caféière était le fait de petites exploitations familiales), et de la répartition équitable du pouvoir économique, sur la cohésion du tissu social. Il faut retenir aussi le fait que, ce souci de ne pas laisser à la traîne le secteur rural, a contribué à atténuer l’écart des revenus entre les plus riches et les plus pauvres (le Rwanda jouissant d’un excellent coefficient GINI), et ainsi, à avoir une société plus juste et plus harmonieuse.

3e Aspect : Un style de gouvernement au centre favorisant la modernisation politique

Dès sa prise du pouvoir, Habyarimana adopte un discours modéré et un style de gouvernement consensuel. Sa première tournée de pacification du pays, en juillet 1973, s’inscrit dans cette logique.

Gouverner au centre, c’est aussi être à l’écoute des différents groupes censés représenter les intérêts des larges couches de la population. Le Président Habyarimana a toujours recherché le contact avec la population par des tournées organisées à travers le pays à un rythme annuel. L’on se souvient de la semaine des projets qui chaque été constituait un incontournable de l’agenda politique présidentiel. Ces tournées étaient une occasion pour prendre directement le pouls du pays. Mais elles n’étaient pas la seule occasion. Le Rwanda était en effet réputé pour son encadrement administratif avec les rapports périodiques des responsables de l’administration territoriale.  Il était de notoriété publique que ces rapports trouvaient un accès direct et une oreille attentive chez le Président, comme le confirme le témoignage de son ancien directeur de cabinet, Enoch Ruhigira.

Un des grands soucis du Président Habyarimana était la cohérence en toutes choses. Les efforts de concertation et de cohérence sont rapidement devenus le cadre de référence de l’action gouvernementale. La réorganisation de l’appareil gouvernemental, permettant la modernisation de l’administration étaient des objectifs prioritaires.

Afin de mobiliser le pays autour des tâches nationales, de l’associer aux débats et de canaliser ses énergies vers une participation efficace, le Président Habyarimana a entrepris un effort de pédagogie et de mobilisation qui cherche son pareil.

Ainsi, de 1987 à 1988, le Président a tenu à avoir un dialogue direct, avec les acteurs des principaux secteurs de l’activité socio-économique du pays : Fonction publique; le monde des affaires; le secteur bancaire; les représentants du secteur agricole, les intellectuels, englobant de fait l’ensemble de ce que l’on peut appeler les forces vives du pays – et toujours avec le même message : renouveau et modernisation, maîtrise de l’économie, préparation aux grands défis du pays demain : unité et paix, réconciliation nationale.

Le tissu social du Rwanda se trouve en état de fragilité permanente à cause des particularités historiques du pays. Sous cet angle de vue, il est important pour le Chef de l’État, garant de la protection et de la sécurité des citoyens, d’être à l’écoute des groupes sociaux, tout particulièrement des groupes les plus vulnérables. À ce sujet, il est important de rappeler que le Président Habyarimana a su accorder une écoute spéciale à la minorité Tutsi (écoute de ses élites économiques, intellectuelles et religieuses) laquelle, à la suite des évènements de 1959, s’était toujours considérée mise à l’écart politique. (Les exemples ne manquent pas : les funérailles nationales accordées à l’ancien évêque de Nyundo, Mgr Aloys Bigirumwami; le soutien accordé à l’actuel Président de la BAD (Banque Africaine de Développement), Donald Kaberuka qui, dans les années 80, avait sollicité le Rwanda pour faire passer sa candidature au poste d’administrateur de l’Organisation Internationale du Café, candidature qu’il avait posée à titre de citoyen de la Tanzanie où il vivait comme réfugié, et d’autres exemples…

Le résultat de ces consultations a été présenté dans le programme gouvernemental pour la législature 1989-1993, comprenant entre autres choses l’aggiornamento politique.

Que pensez-vous divise le plus les Rwandais aujourd’hui sous le régime du président Paul Kagame?

Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord avoir une idée parfaitement claire sur la raison de l’agression dont le Rwanda fut l’objet le 1er octobre 1990, et la catastrophe qui résulta de plus de trois ans de guerre et l’échec des négociations d’Arusha.

En effet, sans en avoir une appréciation globale, il est difficile de se faire une idée sur les enjeux d’une réconciliation nationale entre Hutu et Tutsi. Cela mènerait trop loin ici que d’en détailler tous les facteurs, mais je tiens à rappeler que l’aggiornamento politique avait été lancé et que la solution des réfugiés rwandais de 1959 avait en fait trouvé une solution finale par les accords de Gabiro du mois d’août 1990.

Ce qui divise le plus les Rwandais sous le régime du président Paul Kagame, c’est sa politique ethnique. Autant le régime s’emploie à proclamer, dans sa propagande, le rejet de l’étiquette ethnique, autant, dans les faits, il se distingue par de sournoises pratiques ethniques. Au fond, parvenu au pouvoir, Kagame se comporte comme il a été pendant la période antérieure quand il dirigeait la lutte de guérilla pour la conquête du pouvoir : comme un chef de faction. Même les ouvertures qu’il pratique en direction de la majorité Hutu, sont faites dans le seul but de maquiller la primauté de la minorité Tutsi.

En prenant le pouvoir à Kigali, Kagame avait une forte pente à remonter. Ayant commencé sa lutte armée avec pour principale revendication le retour des réfugiés Tutsi des années 59 – 60, Kagame se devait de démontrer qu’il est un leader pour toute la nation et non pour la seule minorité Tutsi à laquelle il appartient et dont il incarnait le destin. C’est ce seuil qu’il n’a pas su dépasser, soit par ses propres convictions idéologiques, soit qu’il n’a pas pu s’émanciper de son groupe communautaire.

On peut illustrer ce propos par deux exemples, choisis parmi tant d’autres, à savoir : la répression des crimes de guerre et du crime de génocide ainsi que la réconciliation nationale

  1. La répression des crimes de guerre et du génocide.

Il faut rappeler que la prise du pouvoir du régime actuel, en juillet 1994, est intervenue après une longue et sanglante guerre qui avait commencé en octobre 1990. Cette guerre a fait énormément de victimes, tout particulièrement au sein de la population du Nord du pays. Au début de 1994, près d’un million de déplacés, fuyant les atrocités de la guerre, vivaient dans des camps de fortune aux portes de Kigali. Avec le temps et l’arrivée de nouveaux observateurs de la scène sous-régionale, on a l’impression que le drame rwandais commence avec le génocide d’avril – juillet 1994. Devant l’intensité des crimes commis durant cette période singulière et dans un élan de rejet moral, peut-être sincère, ces spécialistes balaient sous le tapis les crimes commis antérieurement. C’est la même logique qui les pousse à dissocier les crimes commis pendant le génocide de ceux commis sur les Hutus, pendant leur exode au Congo, de 1996 à 1998.

Pourtant, il s’agit d’une même continuité de crimes commis sur le peuple rwandais et pour lesquels justice doit être faite. Le régime de Paul Kagame est lourdement impliqué dans les crimes commis dans cet enchaînement, c’est-à-dire avant, pendant et après le génocide.

Or, on constate que face à l’impératif de rendre justice, le régime de Kigali pratique la politique de deux poids deux mesures. Il n’a pas vraiment manifesté de volonté politique de réprimer les crimes commis par ses combattants pendant la guerre de « libération ». Au cours de la sanglante période de pacification qui a suivi sa prise du pouvoir, outre les massacres opérés à l’aveuglette, le régime a procédé à des arrestations massives. Tous ces massacres et arrestations visaient exclusivement la frange Hutu de la population. Devant l’incapacité physique de juger toutes les personnes arrêtées dans le cadre des tribunaux classiques, le régime a instauré le système des tribunaux traditionnels dits « Gacaca ». Plus d’un million et demi passeront devant cette justice expéditive. Tous, exclusivement des Hutus. Enfin, fort de l’appui de certaines grandes puissances, le régime de Kagame a tout fait pour se soustraire de l’action du Tribunal pénal International pour le Rwanda, pourtant spécialement créé pour juger les crimes commis au Rwanda sur toute l’année 1994. De la même manière, le régime de Kagame réussit encore à éviter de répondre des crimes ignobles commis par ses sbires sur le territoire congolais. Ces crimes, bien documentés par les Nations Unies de 1993 à 2003, visent aussi bien les populations congolaises que les réfugiés Hutus et continuent de se perpétrer dans l’impunité totale.

Il va sans dire que cette situation d’une justice à deux vitesses crée beaucoup de frustration chez les Hutus.

  1. La réconciliation nationale

Une question alors se pose : comment dans ce contexte de frustration et de brimades quotidiennes, peut-on parler de véritable réconciliation nationale? Cette réconciliation est-elle possible tant que les deux principaux groupes ethniques ne se disent pas la vérité sur ce qui s’est réellement passé durant toutes ces années de malheurs qui ont accablé aussi bien les uns que les autres? Certes, avec le temps, les gens ont appris à composer avec la réalité et coexister. Et c’est très bien ainsi. Mais cela est en deçà des attentes pour une véritable réconciliation sociale.

Une réflexion similaire peut être faite à propos de l’évolution du discours sur le génocide et du rituel qui accompagne sa commémoration. Au départ, le terme consacré pour qualifier les massacres de 1994 était, en kinyarwanda,  « itsembatsemba – itsembabwoko » lequel peut bien être rendu par la superposition de deux concepts « extermination » et «génocide ». Dans la première version de la Constitution d’après 1994, c’était le seul qualifiant « génocide » qui était utilisé. C’était à l’époque où les medias internationaux utilisaient, à la suite d’on ne sait plus quel inventeur, l’expression « génocide des Tutsi et des Hutus modérés ». La radicalisation du discours sur le génocide a conduit à la consécration du qualifiant « génocide des Tutsi ». C’est là un discours de singularisation et d’exclusion. Ce n’est pas un discours unificateur. Bien plus, c’est un discours aux allures répressives, comme on l’a vu aux deux exemples suivants : A) L’inculpation et la condamnation de Madame Victoire Ingabire au motif d’avoir osé déclarer devant le Mémorial du Génocide, à Gisozi, qu’il y avait une partie de la population, elle aussi victime des massacres, dont on n’honore pas la mémoire. B) Plus récemment, l’arrestation du chanteur Kizito Mihigo, au même motif qu’il a osé dire qu’il n’y avait pas que des victimes Tutsi.  C) Les non-dits de la campagne « Ndi Umunyarwanda » qui a vu Kagame en personne inciter la génération des jeunes Hutus nés après 1994, à demander pardon pour les crimes commis par leurs parents.

Il ne faut pas perdre de vue que les deux communautés ethniques du Rwanda, Hutu et Tutsi, ont toutes les deux souffert des crimes commis sur le territoire national. Même en se limitant sur le seul segment temporel de 1994, il ne serait pas surprenant d’apprendre que le million de morts que le Rwanda déplore, comprend un nombre impressionnant de Hutus. Malheureusement, même actuellement, 20 ans après ces tristes évènements, seuls les Tutsi sont considérés comme les seules victimes tandis que les autres n’ont pas droit à la justice, ni même celui de pleurer les leurs qui ont brutalement disparu dans les mêmes circonstances de violence politique

Enfin, le génocide est devenu un fonds de commerce pour le FPR, qui l’a pourtant provoqué et qui a empêché qu’il soit stoppé pour atteindre ses visées. Il utilise le génocide pour légitimer son pouvoir et pour disqualifier les autres composantes de la société rwandaise.

Sur fond d’impunité, d’injustice, d’intolérance, de non-dits, d’exclusion et d’inégalités sociales, une population qui n’a pas encore fait le deuil des siens peut-elle s’engager dans une véritable réconciliation?

 Depuis le 1er octobre 1990, date à laquelle le pays a été attaqué par le FPR à partir de l’Ouganda, cela va faire bientôt un quart de siècle, les Rwandais ont été tués, dépossédés de leurs propriétés, emprisonnés et opprimes en masse. Des centaines de milliers d’autres ont disparu. Et cette tragédie est loin de prendre fin. Que pensez-vous pourrait arrêter cette voie dangereuse qui n’augure rien de bon pour le futur du Rwanda?

Pour régler définitivement le cycle de violences qui prévaut jusqu’à présent au Rwanda, le remède doit passer par une vraie réconciliation du peuple rwandais. Ce processus exige le dialogue qui doit aboutir sur un contrat social fondé sur les principes d’un état de droit, de partage du pouvoir, droit des minorités, de justice sociale dans un système démocratique. Ces principes doivent être à la base d’un nouveau contrat social convenu dans le cadre d’un véritable dialogue national et incarné dans une nouvelle constitution.

Il faut l’ouverture rapide de l’espace politique pour permettre aux Rwandais de s’exprimer sans craindre d’être tués ou emprisonnés. Il faut une mise en place des conditions assurant la sécurité et le développement socio-économique de toute la population rwandaise sans discrimination, notamment :

– La réforme des services de défense et de sécurité conformément aux principes d’un Etat de droit, en particulier, ceux de l’égalité citoyenne et de la primauté du politique sur l’institution militaire;

– La suppression des organes parallèles de sécurité ;

– La mise en place d’un véritable état de droit respectueux des droits de chaque citoyen, quel que soit son ethnie, son origine régionale, sa religion, son sexe, etc.

– Un dialogue inter-rwandais hautement inclusif qui analysera toutes les causes lointaines et récentes de la tragédie rwandaise, dialogue devant conduire à une véritable réconciliation nationale.

La justice Rwandaise et internationale ont toutes déçu la majorité des Rwandais, je dirais même ceux qui les payent pour leurs intérêts évidents. Que pensez-vous par exemple pourrait être entrepris pour donner justice aux acquittés du Tribunal Pénal International pour le Rwanda [TPIR] qui demeurent depuis des années considérés comme prisonniers du tribunal malgré leur acquittement?

Dans le cas du Rwanda, il est déplorable de constater que la justice internationale, influencée par certains États, n’a pas agi de façon indépendante, et que son travail n’a nullement contribué à la réconciliation des Rwandais, mais bien au contraire. Les États et l’ONU doivent cesser de céder aux pressions et chantages commisératifs auxquels le régime de Kigali les a habitués.

Comme je l’ai dit précédemment, le FPR a tout fait pour se soustraire de l’action du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Fin des fins, ce tribunal censé rendre justice au peuple rwandais pour le conduire à la réconciliation, a uniquement servi la justice des vainqueurs sur les vaincus, ne jugeant que les Hutu sans se préoccuper des criminels Tutsi du FPR.

Et ce qui est encore plus scandaleux et incohérent, c’est que ce tribunal ait refusé catégoriquement de juger les auteurs de l’attentat déclencheur du génocide, alors que ce dernier est la raison de son instauration, avec pour mission de juger les crimes commis au Rwanda sur toute l’année 1994. Alors, une absurdité totale : pourquoi ignorer l’attentat du 6 avril 1994, l’attentat ayant éliminé gratuitement deux chefs d’États en exercice et leurs délégations, et surtout l’attentat ayant conduit au génocide? Peut-on prétendre traiter un mal, sans en combattre la cause?

Quant aux acquittés du TPIRTPIR, comme ceux qui terminent leurs peines, doivent être réhabilités et assistés pour leur insertion dans la société. Ils sont actuellement en danger, et la communauté internationale les a laissés à leur triste sort de « de facto apatrides » dont personne ne veut.

Que pourrait être aujourd’hui ton message a la jeunesse Rwandaise au-delà du  simple souhait de réconciliation effective?

Il faut que la jeunesse s’implique davantage, en s’appuyant sur les principes suivants : l’amour de la patrie et de son peuple dans toutes ses composantes, la défense des intérêts supérieurs de la nation et la promotion de la justice sociale.

Que la jeunesse soit animée par cette vision de l’intérêt suprême de la population rwandaise en tant qu’entité, en ayant à cœur l’égalité de tous, la promotion de la fierté identitaire de chacun, et le respect des différences (ethniques, régionales, sociales, intellectuelles, etc.). Qu’elle s’arme de courage, de tolérance et d’amour du prochain, qu’elle travaille ensemble dans l’unité en établissant des fondements favorisant un climat de confiance. Il faut que la jeunesse puisse se lever comme une seule personne, dans un but unique de créer un Rwanda socialement et économiquement prospère, en sachant exploiter intelligemment et sereinement les différences et les divergences d’opinion, de manière ce qu’elles soient une source de richesse pour le progrès, plutôt qu’une source de conflits et d’exclusion.

Et surtout, dans ses choix, dans les causes qu’elle épouse, et dans ses prises de positions et de décisions, il faut que la jeunesse soit consciente de l’héritage qu’elle lègue aux générations futures, et qu’elle ait une image concrète de l’avenir qu’elle souhaite pour son pays. Je pense ici par exemple à la volonté malsaine qui tente de catégoriser les Hutu comme les bourreaux qui doivent porter la honte, au point que même ceux qui n’étaient pas nés en 1994 faillent demander pardon pour des crimes qu’ils n’ont pas commis ! Les Rwandais acceptent-ils que dans le Rwanda de demain, et que même dans l’Histoire générale, les Hutu soient présentés comme une ethnie malveillante, devant vivre dans la honte et la soumission pour se repentir d’une tragédie dont elle a elle-même été victime ? Les jeunes doivent rejeter la partisannerie et s’unir pour construire un Rwanda où tout un chacun se considère comme un enfant légitime du pays, jouissant librement de ses droits ; droits tenant compte également de la protection des minorités.

Si l’Histoire suggère que les changements politiques dans le pays se sont souvent opérés dans des bains de sang, les jeunes doivent rejeter cet héritage de violence politique séculaire qui n’est pas un déterminisme génétique. La réconciliation, le contrat social et la vraie démocratie pourront garantir une paix sociale durable.

En 90/94 le Rwanda était en guerre contre le FPR. Il y avait aussi durant cette même période un début de multipartisme politique. Qu’est-ce que vous pensez entraîna le dérapage catastrophique que le pays a connu? Et qu’est-ce que vous pouvez conseiller aux acteurs politiques d’aujourd’hui à partir de ce que vous auriez observé à cette époque?

Ce qui peut être taxé de marche forcée du Rwanda vers un multipartisme intégral en période de guerre a joué un rôle néfaste dans le cours des évènements qui ont endeuillé le Rwanda. En effet, avec la multiplicité des partis et surtout le partage du pouvoir, faisant fi de l’état de guerre, a laissé le gouvernement rwandais sans moyens pour affronter efficacement la rébellion qui déstabilisait le pays par tous les moyens y compris le terrorisme (pose de bombes artisanales et de grenades; tirs de roquettes sur des villageois, infiltrations des partis politiques et de leurs milices etc.). En particulier, l’alliance des partis d’opposition avec la rébellion du FPR a exacerbé les divisions internes et a joué un rôle crucial dans le déchirement du tissu social rwandais, ce qui a rendu possible le drame que le Rwanda a connu.

À partir de ce qui s’est passé à cette époque, on peut conseiller aux acteurs politiques d’aujourd’hui les mêmes points principaux que ceux conseillés à la jeunesse dans la question précédente, soit :

–       L’amour véritable de la patrie et de son peuple dans toutes ses composantes

–       La défense des intérêts supérieurs de la nation, et non pas des intérêts partisans

–       Rejeter la politique du ventre, le clientélisme et la passion aveugle

–       Assurer la justice sociale

–       Assurer le développement intégral du pays, qui ne favorise pas les inégalités sociales.

Le Rwanda d’avant 1990 vivait en symbiose avec ses pays voisins. Quels genres de politiques croyez-vous que les aspirants politiciens rwandais devraient entreprendre pour réparer les dommages causés par le régime du président Paul Kagame à ce sujet?

Vous avez raison de souligner que, contrairement à la propagande du président Kagame, le régime de Habyarimana, avec sa politique d’unité nationale, avait assuré au Rwanda une paix sociale durable et une saine cohabitation des différentes composantes de la société rwandaise.

Considérée comme la principale richesse du pays, cette paix sociale bien préservée s’est fortement accompagnée d’une paix aux frontières. En effet, on choisit son ami, mais on ne choisit pas son voisin. Si le voisin a la paix, nous aussi… Le Rwanda menait une politique du bon voisinage, qui avait porté de bons fruits, jusqu’à la trahison de l’Ouganda d’où sont partis les rebelles FPR qui ont déclenché la guerre en 1990, guerre qui a conduit à la grande tragédie de la région des Grands Lacs africains, ayant emporté des millions de vie humaines jusqu’à ce jour. Sous la présidence de Habyarimana, le Rwanda a constamment recherché à consolider la paix avec ses voisins en accordant une importance toute particulière à la création et au renforcement des organisations d’intégration régionale.

En dépit des apparences, le gouvernement de Kagame a détruit ces acquis. La première chose à faire pour retrouver cette paix sociale, est le rétablissement d’un climat de confiance entre les Rwandais. Et ce climat passe par un douloureux dialogue visant à rétablir la vérité historique afin que les Rwandais puissent partager une mémoire commune des événements qui ont endeuillé le pays. Ce n’est qu’après ce processus qu’une réelle réconciliation et une véritable justice seront possibles.

Concernant le retour de la paix aux frontières, il faudrait un jour ou l’autre créer une commission mixte et neutre composée essentiellement de parties concernées, c’est-à-dire les pays des Grands Lacs africains, pour enquêter sur les crimes et autres méfaits découlant de ces dernières années de guerre dans la région. Le Rwanda ne devra pas être seul tenu pour compte dans ces malheurs car, il y a par exemple l’Ouganda dont il partage la responsabilité. Ensuite, il faudra que le Rwanda ait le courage de demander pardon à ses voisins auxquels il a causé des torts, notamment la République Démocratique du Congo.

Et pour stimuler une réconciliation entre les peuples de la région, il faudra mettre en avant une intégration socio-economique, favorisant ainsi les échanges de tous genres entre les populations des pays concernés. Enfin, la promotion de la culture inter-régionale tenant compte des points communs des peuples de ces pays, pourrait également constituer un bon argument pour une paix durable.

Ceci étant dit, la nouvelle génération de politiciens, celle qui présidera aux destinées du Rwanda de demain, doit s’imprégner de l’idée que l’intégration régionale est un incontournable pour l’avenir du pays. Il y va de sa sécurité stratégique et de sa survie économique. Disons-le clairement ; la véritable place du Rwanda dans la sous-région ne réside pas dans une illusoire hégémonie basée sur une politique de suprématie militaire, insoutenable à long terme, et sur une idéologie du chauvinisme pan-Tutsi, mais bien dans un real politik  qui saura valoriser et exploiter intelligemment le savoir- faire technologique et l’excellence dans des créneaux bien choisis.

Pensez-vous que le concept de démocratie telle qu’enseigné et vécu en Occident est incompatible avec le contexte politique Africain? Si par hasard, il était universel, comment pensez-vous il pourrait être appliqué par exemple dans le cas particulier Rwandais où historiquement les Hutus et les Tutsis ont toujours été des antagonistes politiques?

On attend souvent les politiciens africains dire que la conception de la démocratie occidentale ne peut s’appliquer à l’Afrique. Il est vrai que pour des raisons historiques, socio-économiques et culturelles propres à l’Afrique, la démocratie à l’occidental ne peut pas être « copiée collée » à ce continent. Mais en même temps, de nombreux dictateurs africains en font un prétexte pour s’imposer et se maintenir au pouvoir en bafouant les principes démocratiques les plus élémentaires : le respect de la vie d’autrui et des institutions. Il est dommage de voir que la plupart des dictateurs qui critiquent la démocratie occidentale sont ceux-là même qui, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, promettaient au peuple l’instauration de cette démocratie. L’existence d’ethnies, que ce soit au Rwanda ou ailleurs, n’est pas un obstacle à l’exercice démocratique.

Le modèle démocratique occidental est convenable à l’Afrique moyennant une bonne gouvernance et le respect des lois (lutte efficace contre l’impunité), de la constitution, et en établissant des mécanismes rassurant et protégeant les minorités ethniques là où c’est nécessaire.

Ceci étant dit, il ne faudrait pas se faire trop d’illusions sur la réplicabilité du modèle occidental de démocratie dans nos sociétés africaines actuelles. On oublie souvent qu’il y a une interaction entre démocratie et niveau de développement. Au-delà des moules culturelles nationales évoquées plus haut, il ne peut pas y avoir une saine culture démocratique sans l’émergence d’une classe moyenne statistiquement significative, c’est-à-dire, une couche sociale importante qui a conscience que c’est elle qui supporte l’Etat par ses impôts et qui a, par conséquent droit de demander des comptes aux gouvernements. Cela aussi, c’est le modèle occidental de démocratie qui nous l’apprend.

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