Par Erasme Rugemintwaza

Dans une admirable analyse comparative publiée dans Al Jazeera, le 09/02/2023, Tafi Mhaka voit Kagame comme un tyran et non comme un « pionnier » digne d' »adulation ». La position finale de Tafi Mhaka dans cette analyse est un conseil à toute l’Afrique de ne pas louer ces dirigeants qui refusent les droits fondamentaux de l’homme à leur peuple. Qu’en est-il de cette analyse géniale?


La face de réalisations brillantes qui cache le pire les réalités macabres 

Sous le règne de Kagame, le Rwanda a fait des progrès significatifs dans des domaines clés, mais cela n’excuse pas l’autoritarisme du président, écrit Mhaka.

En décembre, New African, l’un des principaux magazines d’information panafricains, a publié l’édition 2022 de sa liste immensément populaire des 100 Africains les plus influents.

Présentant la fin de l’année comme la « liste la plus autorisée, la plus respectée et la plus consultée sur le continent et dans la diaspora », le magazine mensuel a affirmé que ceux qui figurent sur cette liste « jouiront de l’adulation qui leur est due ».

Mhaka dit qu’avec curiosité, il a rapidement cliqué sur le lien en pensant qu’il apprendrait quelques noms intéressants à connaître et allait ainsi parcourir les réalisations les plus récentes des meilleurs et des plus brillants du continent. Il a cependant été rapidement déçu.
Il y avait un nom bien connu -et à son avis fort déplacé- tout en haut de la liste : Paul Kagame.

Kagame est sans aucun doute un nom important dans la politique africaine. Il est président du Rwanda depuis 2000 et ne semble pas avoir l’intention de quitter le pouvoir prochainement. Nous pouvons ajouter à l’opinion de Mhaka que Kagame est très connu -et très redouté- comme le président le plus turbulent portant toujours le chaos dans les pays voisins, de sorte que le Rwanda est devenu un pot d’agitations dans la région des Grands Lacs Africains. Mais il est très douteux que Kagame puisse ou doive être décrit comme « influent » et inclus dans une liste qui se présente comme la preuve que « l’Afrique dirige » et que « le monde de Wakanda est bien vivant! »

Mhaka dit que sûrement, à bien des égards, le Rwanda est une réussite africaine. Depuis la guerre civile et le génocide rwandais de 1994, la petite nation enclavée de 13 millions d’habitants a fait des progrès significatifs dans des domaines clés, de l’éducation et de l’agriculture, de la  santé et de la sécurité. Le Rwanda a un parlement majoritairement féminin et est considéré comme un leader mondial en matière d’égalité des sexes. Bien qu’il ait été touché par le COVID-19 et certainement par la guerre OTAN-Russie en Ukraine, comme le reste du monde, le Rwanda s’efforce à atteindre son objectif de devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici 2035. On ne manquerait pas de dire ici que cet objectif est très difficile à atteindre, à voir l’allure actuelle de l’économie nationale actuelle et la pauvreté criante dans des milieux ruraux.

Toutes ces réalisations, cependant, ne signifient pas que le Rwanda est une utopie africaine et Kagame un « pionnier » digne d' »adulation ».

Comme détaillé dans le rapport annuel publié par Human Rights Watch en décembre, en 2022, l’administration de Kagame a continué  _ »à mener une campagne contre les opposants réels et supposés au gouvernement »_. Il a réprimé l’opposition politique et restreint le droit du peuple à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. Les critiques du régime ont été arbitrairement arrêtés et certains ont même déclaré avoir été torturés en détention par l’État. Il y a eu de nombreuses disparitions forcées et morts suspectes qui n’ont pas fait l’objet d’enquêtes de la part des autorités.

Kagame a signé un accord controversé pour les demandeurs d’asile avec le Royaume-Uni qui, selon l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR), est « contraire à la lettre et à l’esprit de la Convention sur les réfugiés ». En août, un groupe d’experts de l’ONU a déclaré avoir obtenu des « preuves solides » que les troupes rwandaises ont attaqué des positions militaires et des casernes des FARDC, à l’intérieur de la République démocratique du Congo (RDC) voisine et ont apporté un soutien au groupe rebelle M23. Le conflit qui dure depuis des années entre le gouvernement de la RDC et les rebelles du M23, que Kagame alimente en apportant son soutien au groupe armé et en motivant publiquement cette aventure sanglante par une fausse relecture du passé historique, a provoqué une famine généralisée et déplacé plus de deux millions de personnes. On ne peut pas manquer d’ajouter que des centaines de personnes sont enfin tuées par le M23 dans des massacres de représailles qui semblent être une épuration ethnique.

Soutenu par une longue histoire d’autoritarisme et de répression politique, ce mauvais bulletin aurait dû empêcher catégoriquement Kagame d’être inclus dans une liste qui marque et célèbre les réalisations et les progrès africains.

Cependant, les éditeurs de New African ont non seulement placé Kagame en tête de leur liste « d’autorité », mais l’ont décrit dans l’article qui l’accompagne comme quelqu’un qui aide à « restaurer la fierté et la dignité africaines ». Il y a des mentions en passant d’un « manque général de culture démocratique » au Rwanda et du conflit en RDC qui pourrait « souiller l’héritage [de Kagame] », mais dans l’ensemble, le président rwandais est salué comme un « porte-drapeau » dans la politique africaine.

Où est le problème? 

En tant que Zimbabwéen, Mhaha se dit attristé mais pas surpris que les Africains ferment les yeux sur les lacunes démocratiques de Kagame.

Dans les années 80 et 90, le Zimbabwe était considéré comme une histoire de réussite au même titre que le Rwanda. À l’époque, le président Robert Mugabe était considéré comme l’icône de la guerre de libération. Il était respecté à travers l’Afrique et au-delà comme un révolutionnaire qui s’est battu pour la dignité et la fierté de son peuple. Il était admiré et loué pour son engagement en faveur du développement socio-économique du Zimbabwe et pour ses critiques passionnées de l’impérialisme occidental.

Cependant, les nombreuses qualités et réalisations admirables de Mugabe ont été assombries par sa prédilection pour la violence et le pouvoir effréné.

Le régime de Mugabe, dit Mhaka, avait ouvertement ouvert la voie à des crimes tels que d’innombrables viols, disparitions forcées, des bastonnades massifs et les massacres de près de 20 000 civils connus sous le nom de massacres de « Gukurahundi ».

De plus, des centaines de partisans des partis d’opposition ont été intimidés, torturés et tués lors d’épisodes de violence électorale dans une impunité ouvertement acceptée.

Au grand désarroi des Zimbabwéens qui souffrent depuis longtemps, cependant, les frères et sœurs africains n’ont pas soutenu leur lutte. Ils ont toujours accueilli Mugabe en héros lors des rassemblements continentaux. Ils ne l’ont pas ostracisé pour avoir violé à plusieurs reprises les droits de l’homme. Ils ne l’ont pas condamné pour avoir tué des gens jusqu’à sa mort en 2019.

À l’époque, les Africains refusaient de voir le dictateur meurtrier Mugabe se cacher sous la façade d’un héros anticolonial au Zimbabwe. Aujourd’hui, ils commettent une erreur similaire au Rwanda.

Mhake dit qu’il peut comprendre comment quelqu’un peut tomber amoureux du personnage projeté de Kagame. Car Mhaka, lui-même, lorsqu’il a entendu Kagame condamner le néocolonialisme occidental et l’hypocrisie sans fin sur les droits de l’homme, lui aussi ne peut qu’être impressionné par sa franchise. Mais chaque fois qu’il est impressionné par la position de principe de Kagame contre l’Occident, il se rappelle toujours que les critiques féroces de Mugabe à l’égard de l’Occident étaient tout aussi impressionnantes. Finalement, il est devenu évident que Mugabe détestait les Africains qui critiquaient sa politique autant -sinon plus- que les anciens colonisateurs de son pays. Mhaka a peur que le temps prouve la même chose à propos de Kagame.

Il est peut-être facile d’ignorer l’autoritarisme de Kagame aujourd’hui car son pays se porte encore relativement bien. Mais le Rwanda ne restera pas une histoire de réussite si Kagame continue d’écraser toute dissidence et d’ignorer toute critique.

Le Zimbabwe est passé du statut de « grenier à blé de l’Afrique » à celui de cas désespéré socio-économique et politique en une décennie. Les secteurs tant vantés de la santé et de l’éducation sont passés de classe mondiale à délabrés en un rien de temps. Tout cela parce que Mugabe pensait que ses références révolutionnaires lui donnaient le droit de gouverner d’une main de fer et que les Africains -éblouis par l’icône de la libération devant eux- avaient choisi d’ignorer ses crimes contre les Zimbabwéens. La même chose arrivera au Rwanda si les Africains restent sous le charme de Kagame.

L’histoire récente du Zimbabwe est un récit édifiant sur la façon dont le pouvoir incontrôlé et l’adulation inconditionnelle peuvent transformer un héros imparfait en tyran et provoquer un désastre pour toute une nation.

Conclusion 

Mhaka conclut son analyse comparative en disant que les éditeurs devraient cesser de déclarer Kagame « pionnier », le qualifiant d' »inspirateur » et affirmant qu’il est le « porte-drapeau » de la politique africaine. Il ne peut être considéré comme aucune de ces choses jusqu’à ce que les Rwandais dissidents cessent d’être menacés, emprisonnés arbitrairement ou victimes de disparition forcée. Le Rwanda et l’Afrique méritent bien mieux.

Les Africains en viennent à attendre plus de libertés civiles de leurs gouvernements postcoloniaux, les droits de l’homme et la démocratie sont à la croisée des chemins en Afrique. Les faiseurs d’opinion autoproclamés du continent doivent cesser leurs tentatives de blanchir les icônes de la libération devenues tyrans, et s’efforcer à la place de les tenir responsables de ne pas remplir de manière responsable leurs mandats politiques.