Michela Wrong: QUAND LA VERITE BLESSE 

« Ma vie, c’est celle-là. Je ne peux plus bouger sans être suivi. Je suis obligé d’avoir des vitres teintées pour protéger mes interlocuteurs. Je ne visite plus ma famille et mes amis, je ne veux pas les mettre en danger. Je vis seul, je ne peux pas avoir de femme dans ma vie, je n ‘aurai jamais de famille à moi. Je ne sais même pas si je serai encore en vie dans un an. Je n ‘ai plus rien à perdre à parler de toute façon ; tu peux même écrire mon  nom. Il a déjà tout perdu. Son histoire a fait le tour du monde, quand Amnesty International et Reporters sans frontières se sont émus de son cas. Après avoir publié des articles qui critiquaient le régime en place, il a été sauvagement battu en pleine rue et laissé pour mort. À l’évocation du FPR, sa voix se brise. Il me montre sa cicatrice sur son crâne, qui a été découpé au couteau. À la fin de l’entrevue, qui durera la journée, je suis saisie d’une terreur panique. Il me regarde gravement, désigne le MP3-microphone qui repose dans mes paumes. « Comment te sens-tu maintenant que tu as ma vie entre tes mains ? » 

Les propriétaires du restaurant de Bruxelles qui devrait recevoir la conférence de la courageuse journaliste Michela Wrong sur son livre dernièrement paru et qui dénonce les assassinats qu’ourdit quotidiennement le régime de Kigali à travers le monde déclarent avoir été l’objet des menaces de la part des gens télé-commandités par Kigali. 

Assassinats sans frontières

Depuis sa conquête du pouvoir, le « killing machine » du FPR planifie et exécute des assassinats ciblant tout opposant ou critique à son encontre et ses sbires sont déployés partout dans le monde. Les illustrations sont légion et le processus suit son cours. L’ancien ministre rwandais de l’Intérieur, Seth Sendashonga, a été abattu à Nairobi il y a 25 ans aujourd’hui, sur ordre du FPR. Au lieu de s’excuser, Paul Kagame s’en est effectivement vanté publiquement. Il en fut de même pour le colonel Lizinde Theoneste et le commerçant Bugirimfura ; le colonel Karegeya Patrick ancien chef du renseignement militaire extérieur étranglé dans un hôtel sud-africain par les hommes de main de Kigali. Le général Kayumba Nyamwasa dont les doubles attentats échouèrent ; le ministre de la justice Nkubito Alphonse Marie ;  Que dire de Gasana ancien directeur général de la banque rwandaise de développement alors exilé au Mozambique mais adhérent au RNC. Seif Bamporiki, Revocat Karemangingo, les généraux Mudacumura Sylvestre et Mugaragu Leodomir, General Stanislas Nzeyimana, general Musare, Ignace Murwandashyaka, l’ancien ministre du commerce Uwiringiyimana Juvenal en 2005, Charles Ingabire à Kampala, colonel Cyiza Augustin, Ben Rutabana, le député  la liste est longue. Les opposants tués à l’intérieur du pays sont aussi innombrables : André Kaggwa Rwisereka,Rwigara Assinapol; Kabera Assiel; beaucoup de partisans du parti Dalfa-Umurinzi de Madame Ingabire Victoire; Ntwari Williams ; Dr Twagiramungu ; Bukuru Ntwari ; Kizito Mihigo ; les avocats Mutunzi Donat et Toy Nzamwita, Dr Raymond Dusabe assassiné au Cape Town en Afrique; monseigneur Misago Augustin ; l’abbé Karekezi Dominique; le général Dan Gapfizi ;Colonel Ngoga Pascal ;Colonel Bagire ; Major Birasa; Major Sengati ; les différents religieux de l’église catholique en 1994,1995,1996,1997,1998 dont les trois évêques à Gakurazo. 

Un climat de terreur où espions pullulent 

  La journaliste révèle des vérités que les autres intellectuels rwandais connaissent silencieusement.En 2004, le Rwanda n’avait plus qu’une seule ONG nationale pour les droits humains, la LIPRODHOR, qui critiquait encore le pouvoir. Lorsque cette dernière a été accusée d’abriter des « idéologues » du génocide, les autres ONG nationales pour les droits humains sont restées silencieuses, parce qu’elles étaient déjà muselées. Désormais, les ONG rwandaises pour les droits humains enquêtent rarement sur les violations commises par l’État, ni ne les documentent, préférant se concentrer sur les abus perpétrés par des acteurs non-étatiques (ex : violence domestique). Elles évitent de plaider vigoureusement pour les droits humains et se concentrent sur les activités non conflictuelles comme l’aide humanitaire et l’éducation et la formation aux droits humains.

En plus de ce bâillon, un certain pragmatisme de terrain est invoqué par des organisations qui travaillent souvent de concert avec de petits partenaires locaux et qui sont en contact avec la population. Ces organisations font alors face à un dilemme, à savoir s’il leur faut s’élever contre le régime et laisser pour de bon une population à elle-même, ou accepter les compromis. Vue l’importance de ce point, la manière dont les organisations de coopération journalistique répondent à ce dilemme fera l’objet d’une attention particulière en conclusion de cet ouvrage.

Analyse 

: si l’on veut survivre ou éviter la  prison, on se tait dans un pays chacun soupçonne son prochain   

Un journalisme à la horde de l’Etat 

Au Rwanda, la presse a traditionnellement été un relais d’information partant du sommet vers une base et non pas une agora permettant l’expression de l’opinion publique dans une société démocratique. Selon le HCP (2004, 56), les titres rwandais, lancés à la va-vite sans étude de marché, donnent l’impression « qu’on écrit pour soi au lieu d’écrire pour ses lecteurs ». L’omission de la segmentation préalable de la population du pays rend tout promoteur d’un journal de presse incapable de déterminer un lectorat cible. Le marché publicitaire est quasi inexistant qui pourrait pousser à une meilleure connaissance d’un auditoire-consommateur. Aussi, les journalistes, considérés comme des porte-voix des autorités, suscitent la méfiance. Les journalistes de leur côté se réfugient dans la facilité, se contenant de relayer les sources officielles.

Bon journaliste vs mauvais journaliste

Or, la criminalisation ou non des journalistes dans le cadre d’exactions de masse peut avoir un effet sur la responsabilisation subséquente du journaliste. En Bosnie-Herzégovine, où la responsabilité criminelle des médias n’a pas été sanctionnée par une cour  internationale, les journalistes ont plus de crédibilités pour exprimer leur volonté de contrôler par eux-mêmes l’entrée dans la profession. Au Rwanda, les journalistes locaux doivent supporter le poids de la culpabilité associée au journalisme auquel on associe un effet de propagande potentiellement haineuse. Le paradigme des médias de la haine, qui se reflète avec acuité dans les jugements du TPIR et dans les textes rwandais, est dominant dans le secteur des médias. La réponse à ce courant de pensée est double. Le politique répond par un endiguement de médias présumés irresponsables. Le mouvement coopératif répond généralement par des actions de formation visant la construction de médias de paix responsables (agir sur la transmission plutôt que la réception). Autre constat : l’ethnicité, quoique dissimulée aux yeux de l’étranger, pèse lourdement sur le développement actuel des médias. Cette catégorisation en médias de paix et en médias de haine, appuyée par le TPIR, a ses conséquences sur les stéréotypes (y compris ethniques) qui seront accolés aux journalistes locaux. En fait, cette opposition schématique entre « bon » journalisme et « mauvais » journalisme obligera les journalistes locaux à se définir en fonction de modèles prédéterminés fermés sur eux-mêmes. Une telle quête identitaire facilite la mise en place d’une logique d’affrontement, les rassemblements autour d’une identité close et exclusive se structurant autour d’une raison d’être. Or il n’y a pas d’identité définitive, mais bien situationnelle : l’on peut se disputer avec une personne et partager des segments de cette personne. L’une des formes que prend le refoulement du conflit est justement son formatage en fonction d’identités bien définies et en opposition les unes aux autres. Le conflit permet de penser en termes de situation plutôt que d’identités, en termes de multiplicité plutôt que de « mêmeté », en termes de fonction plutôt que d’essence, voire en termes de processus plutôt que d’individualités. 

Conclusion

Les publications anti-rwandaises démasquant la politique et diplomatie du Rwanda dont les auteurs sont des étrangers s’avèrent plus dangereuses pour ce régime que celles issues des nationaux qu’il pourrait facilement de partisannerie. Quand l’auteur critique est tutsi, il est taxé de détournement de fonds publics ou viol entachant de facto son image ; quand c’est un hutu, c’est revanchard génocidaire ou idéologue du génocide et le regime se tire facilement de l’affaire.Mais quand le critique est un étranger qui a mené ses recherches objectives qui ont finalement démasqué les dignitaires de Kigali, la contre-offensive est de taille et pour éviter qu’il convainque la communauté internationale, il faut recourir à la dernière solution : sa disparition.C’est ce qui advint au professeur Jean Philippe Kalala Ometunde l’égyptologue qui disparut après avoir critiqué l’agression de l’armée rwandaise contre la RDC ; LE journaliste ghanéen Komla Dumor en 2014 foudroyé lui aussi par une attaque soudaine 4 jours seulement après avoir interviewé énergiquement l’ambassadeur rwandais à Londres sur l’assassinat d’un ancien chef des services de renseignements extérieurs et dissident du régime suprémaciste tutsi en Afrique du Sud ; le révérend Christopher Mtikila, le politicien tanzanien qui en 2015 avait révélé et dénoncé à la télévision tanzanienne le projet en cours de la création de l’empire hima-tutsi dans la région des grands lacs africains.  De ce fait, les intellectuels comme Charles Onana, Kémi Seba ; Lewis Mudge, Bernard Lughan, Serge Dupuis,  Peter Erlinder, Philip Reyntjens, Michela Wrong dont la plume malgré son objectivité dérange le pouvoir de Kigali devraient songer à se protéger car les sbires de Kigali sont parsemés partout dans le monde.