Légalisation du cannabis récréatif au Canada : une réforme qui vient de loin

Dans une plantation de cannabis, à Lincoln (Ontario), le 12 octobre 2018. Lars Hagberg / AFP

Renaud Colson, Université de Nantes

Vingt ans après avoir autorisé l’usage thérapeutique du cannabis, le Canada en légalise la consommation hédonique. C’est le premier État du G7 à s’engager dans une telle voie, et le second, après l’Uruguay, à abolir sur son territoire national la prohibition du chanvre psychoactif décrétée au XXe siècle par la communauté internationale.

Certes, aux États-Unis, quelques États s’y sont déjà essayé, mais au prix d’une contradiction juridique avec la législation fédérale qui demeure rigoureusement prohibitionniste. Quant aux nombreux gouvernements qui, aux quatre coins du globe, ont assoupli l’interdit pesant sur le cannabis, ils ont tous opté pour des formes variées de dépénalisation, maintenant en principe le caractère illicite de cette plante tout en renonçant, en pratique, à sanctionner ses consommateurs.

L’audace de la réforme du gouvernement Trudeau, qui reconnaît et réglemente les libertés d’user, de produire et de faire commerce de cannabis récréatif, est d’autant plus remarquable que la prohibition du cannabis au Canada a longtemps été particulièrement rigoureuse. Interdit dès 1923, soit deux ans avant d’être mis sous contrôle international, le chanvre psychoactif est prohibé à une époque où les Canadiens n’en consomment pas.

Une législation rigoureuse sans effet sur la consommation

Cette législation anti-cannabis particulièrement précoce est renforcée, en 1961, par le Narcotic Control Act, qui prévoit l’emprisonnement à perpétuité pour le trafic de stupéfiants et jusqu’à sept ans d’incarcération pour la simple détention d’une drogue illicite. C’est paradoxalement après ce durcissement législatif, que la consommation de cannabis explose au Canada.

Dans le sillage de la contre-culture contestataire, cette pratique se démocratise et le nombre d’infractions constatées se multiplie. Mais le droit lui reste inflexible…

Jusqu’alors, la répression antidrogue s’abattait sur une minorité chinoise opiophile et sur un lumpen prolétariat héroïnomane. Désormais, ce sont des fils et des filles de bonne famille qui sont menacés de prison. Le consensus sur le bien-fondé de la répression ne tarde pas à s’effriter et, en 1969, une première réforme de la législation s’impose pour réduire sensiblement le risque pénal en matière de cannabis.

La même année, le premier ministre Pierre Trudeau (le père de Justin Trudeau) établit une Commission royale sur l’usage non médical des drogues. Cette Commission dite Le Dain, du nom de son président, rend un rapport consacré au cannabis dans lequel est recommandée la dépénalisation de sa détention. Le gouvernement renonce finalement à faire adopter un texte en ce sens, notamment sous la pression du lobby policier.

Une répression tous azimuts

Arrivent les années 80 et 90. À l’époque, la guerre à la drogue déclarée dans les arènes internationales, et menée férocement aux États-Unis, influence la politique canadienne. L’hypothèse d’un assouplissement de la législation relative au cannabis n’est alors plus du tout à l’ordre du jour, malgré une opinion publique majoritairement favorable à la décriminalisation de l’usage.

Chaque année, on condamne des dizaines de milliers de citoyens canadiens pour détention de cannabis. Si la prison est rare, les amendes, elles, sont fréquentes, et les condamnations s’accompagnent toujours d’une inscription au casier judiciaire.

À l’exception d’un modeste toilettage législatif en 1996 – le Controlled Drugs and Substances Act infléchit sensiblement les peines applicables en matière de cannabis, mais la simple détention reste passible de six mois de prison –, le statu quo prévaut pendant trois décennies.

Or la consommation ne régresse pas à la faveur de la répression, qui cible de manière prioritaire les communautés noires et amérindiennes, et les consommateurs sont durablement stigmatisés. À la fin du XXe siècle, on estimait que près de 700 000 Canadiens avait un casier judiciaire pour détention de cannabis.

Premier appel à la dépénalisation

Dans un contexte culturel nord-américain ou le « pot » est très largement consommé, et où la tradition constitutionnelle britannique et son attachement aux libertés formelles est très prégnante, cette situation a généré une forte insatisfaction. La volonté de réforme s’exprime alors en différents lieux, y compris chez les forces de l’ordre.

En 2002, un rapport de la Chambre des communes prône une dépénalisation du cannabis, et la même année, un rapport sénatorial propose même de le légaliser. Mais, une fois de plus, le gouvernement fédéral renâcle. Plusieurs projets de loi visant à contraventionnaliser la détention de petites quantités de cannabis se succèdent, mais aucun n’est finalement adopté.

En 2006, le très conservateur Stephen Harper arrive au pouvoir. Les espoirs d’un assouplissement de la législation sont douchés. Mais le combat s’est alors déjà déplacé sur un autre terrain, celui du cannabis médical, et devant d’autres institutions, les tribunaux.

Le cannabis thérapeutique, premier pas vers la normalisation sociale

En réalité, une première brèche avait été ouverte le 21 juillet 2000, lorsque la Cour d’appel de l’Ontario rendit l’arrêt Parker. Dans cette affaire, l’accusé qui cultivait du cannabis pour réduire le nombre et la durée des crises d’épilepsie dont il souffrait contestait les poursuites dont il faisait l’objet. Les juges de l’Ontario ont accueilli favorablement sa demande en constatant qu’en l’empêchant de se procurer et d’utiliser du cannabis à des fins thérapeutiques, la loi sur les drogues n’était pas conforme à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Devant cette décision à l’argumentaire implacable, le gouvernement canadien a renoncé à porter l’affaire devant la Cour suprême et a réglementé l’accès au cannabis thérapeutique. Depuis près de vingt ans, il est ainsi légal d’en cultiver ou de s’en procurer auprès d’un fournisseur autorisé dès lors que l’on dispose d’un certificat médical recommandant son usage.

Ce régime juridique, qui s’accompagne d’une lourde réglementation précisant les modalités de production et de distribution, a permis à l’industrie du cannabis médical de développer un remarquable savoir-faire au Canada. En médicalisant une déviance jusqu’alors réprimée, cette expérimentation a sans doute contribué à sa normalisation sociale, préparant ainsi le terrain à la légalisation du cannabis récréatif.

Une réforme contre toute attente

Cette étape supplémentaire figurait parmi les principales promesses du Parti libéral de Justin Trudeau lors des élections fédérales de 2015 destinées à élire la 42e législature du Parlement du Canada. Les éléments de langage utilisés lors de la campagne reprenaient l’argumentaire antiprohibitionniste classique. Il constatait, d’une part, l’incapacité de l’interdit juridique à juguler la consommation de cannabis, y compris chez les plus jeunes et, d’autre part, les nombreuses conséquences négatives de la prohibition, notamment en termes sécuritaire (développement du crime organisé) et administratif (engorgement du système de justice pénale).

Contre toute attente, cette promesse a bien été mise en œuvre. La réforme a été menée tambour battant, après que le nouveau gouvernement ait confirmé, dans le discours du Trône de 2015, son engagement à légaliser, à réglementer et à restreindre l’accès au cannabis.

La ministre de la Justice a ainsi établi un groupe de travail constitué de sommités, lequel devait fournir des conseils pour l’élaboration d’un nouveau cadre juridique après avoir recueilli l’avis des personnes compétentes ou intéressés : collectivités locales, groupements privés, experts en tous genre. 30 000 Canadiens ont également participé, à titre individuel, à la consultation lancée à cette occasion.

À ce groupe de travail était demandé de se prononcer sur diverses options de régulation afin de :

  • minimiser les dangers de la consommation de cannabis ;
  • établir un système de production sécuritaire et responsable ;
  • concevoir un système de distribution approprié ;
  • assurer la sécurité et la protection du public ;
  • articuler tout cela avec la réglementation applicable au cannabis médical.

Le rapport sur la légalisation et la réglementation du cannabis a été publié en décembre 2016. Synthétisant la littérature scientifique disponible sur le sujet, il contenait une série de propositions concrètes fondées sur un certain nombre de valeurs explicitées en introduction au rapport, parmi lesquelles la protection de la sécurité et de la santé, et la compassion pour les membres vulnérables de la société et les patients.

Quelques mois après sa publication, le gouvernement du Canada a présenté à la Chambre des communes le projet de loi C-45 : « Loi concernant le cannabis et modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, le Code criminel et d’autres lois ». Ce texte, qui s’inspire largement des propositions du groupe de travail, a été définitivement adopté par le Sénat en juin 2018.

Répartition des compétences entre gouvernement et provinces

Durant la longue discussion parlementaire à laquelle a donné lieu l’adoption du projet C-45, l’appareil d’État s’est préparé intensivement. Le gouvernement fédéral a organisé des concertations sur la réglementation technique destinée à organiser dans le détail les modalités de production et de distribution du cannabis. Et les provinces et les municipalités ont engagé leurs propres consultations locales pour produire, à leur niveau, des dispositifs normatifs divers et variés rendus nécessaires par l’institution d’un marché légal du cannabis.

Conformément au partage des pouvoirs organisé par la Constitution, la réforme adoptée dessine en creux une répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les provinces. Le gouvernement fédéral est en charge de la réglementation de la production, et notamment des licences de production, et des normes sanitaires à respecter, ainsi que de l’établissement des sanctions pénales en cas d’infraction à cette législation.

Quant aux gouvernements provinciaux et territoriaux, ils sont pour leur part responsables des permis de distribution et des modalités de vente de cannabis, sous réserve du respect des conditions fédérales minimales. Chaque province a ainsi élaboré sa réglementation pour encadrer la distribution et la vente du cannabis. Et l’on distingue d’intéressantes variations.

Dans certaines provinces, comme en Colombie-Britannique, on pourra acheter dans des boutiques privées. Dans d’autres, notamment au Québec qui a adopté une ligne plus restrictive, ce sera exclusivement dans des magasins d’État ou bien en ligne. De même, le droit à l’autoproduction (jusqu’à quatre plants par foyer) prévu par la loi fédérale a été contesté par certaines provinces qui s’y sont opposées sur leur territoire.

Les nouvelles règles de la légalisation

La régulation du cannabis ne consiste pas simplement en une levée de l’interdit qui pesait jusqu’à maintenant sur le chanvre indien. Elle requiert d’établir un nouveau cadre juridique pour réglementer les modalités de production, de distribution et d’usage de ce produit. Et paradoxalement, cela passe par l’établissement de nouvelles infractions.

Il sera, par exemple, interdit d’avoir plus de 30 grammes de cannabis sur soi dans un lieu public ou de se promener avec un plant de cannabis en fleurs. Ces interdictions et quelques autres sont assorties de sanctions proportionnelles à la gravité du délit. Les peines sont logiquement augmentées lorsque l’infraction a pour conséquence de mettre un mineur en contact avec le produit.

Au-delà de ces règles de droit pénal, qui visent à tenir les plus jeunes à distance et à sanctionner le marché noir qui ne manquera pas de persister de manière résiduelle, la loi nouvelle établit des règles relatives à la promotion et à la vente de cannabis licite, à l’étiquetage et aux emballages.

Elle définit également la nature des produits cessibles : du cannabis donc, sous forme fraîche ou séchée, sous forme d’huile ou de plante, et également des « produits comestibles qui contiennent du cannabis ». En revanche, les produits cannabiques contenant de la nicotine, de la caféine ou de l’alcool éthylique sont interdits.

S’agissant des licences de production, elles sont délivrées par le ministre fédéral. Pas de régie d’État donc, mais un recours au marché rigoureusement contrôlé : d’une part, la licence peut être refusée si le demandeur apparaît peu fiable ; d’autre part, elle peut être suspendue s’il apparaît que la réglementation en vigueur n’est pas respectée.

Enfin, s’agissant des licences de distribution, le fédéral laisse la main aux provinces : toute personne peut être autorisée à vendre du cannabis par une loi provinciale sous réserve du respect d’un certain nombre de règles. Sont posées, à cette occasion, l’obligation de s’approvisionner exclusivement auprès d’un producteur autorisé par le gouvernement fédéral, et l’interdiction de céder du cannabis à des mineurs.

Les conséquences d’une réforme historique

Le nombre de rapports produits par diverses institutions scientifiques, et la qualité des débats parlementaires à Ottawa et dans toutes les assemblées provinciales, confèrent aujourd’hui à la légalisation canadienne l’aspect d’une évidence bien pensée. Mais de nombreuses inconnues demeurent sur les conséquences à long terme de cette réforme historique.

Les chercheurs en addictologie, qui voient généralement d’un œil favorable la sortie de la prohibition, insistent sur la nécessité de mener, dans le même temps, une politique volontariste de prévention des usages problématiques de cannabis. Certains redoutent aussi que les communautés ayant le plus souffert de la répression soient exclues d’une légalisation qui générera d’importants profits.

En revanche, une chose est certaine : le processus qui vient d’être lancé au Canada a très probablement vocation à s’étendre.

___________________________________________________The Conversation

Renaud Colson, Maître de conférences à l’Université de Nantes (UMR CNRS Droit et Changement Social), Université de Nantes

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