La haine ethnique cachée au Rwanda ressurgit à nouveau au grand jour

Le professeur Filip Reyntjens est professeur émérite de droit et de politique à l’Institut de politique de développement de l’Université d’Anvers. Depuis plus de 45 ans, il se spécialise dans le droit et la politique de l’Afrique subsaharienne, en particulier la région des Grands Lacs, sur laquelle il a publié plusieurs livres et des centaines d’articles savants._

Quelque chose d’étrange et profondément inquiétant se passe au Rwanda. Alors qu’il y avait des preuves anecdotiques de discours de haine ethnique de la part des Tutsis et des Hutus dans la sphère privée, cela est récemment sorti au grand jour.

Lors d’un espace X (anciennement Twitter) animé fin août par la présentatrice de télévision publique rwandaise Egidie Bibio Ingabire, l’intervenante Marie-Grâce Umurerwa, une femme tutsie vivant au Canada, a utilisé un langage explicitement raciste insultant le groupe ethnique des Hutus. Elle n’a pas été contredite par l’animatrice Ingabire.

Quelques extraits de son intervention sont révélateurs : « Vous ne pouvez pas transformer un chien [référence aux Hutus] en veau [référence aux Tutsis]. Ils [les Hutus] ont passé quatre cents ans à vivre comme des chiens. Quand les Belges ont donné le pouvoir à un serf [référence à la révolution de 1959 qui a renversé la monarchie dominée par les Tutsis et inauguré une république dominée par les Hutus], voilà les résultats que vous obtenez.

« Qu’ils [les Hutus] viennent, nous [les Tutsis] avons des enfants, nous avons de beaux jeunes, en forme physiquement. Qu’ils essaient à nouveau [de renverser un régime tutsi]. Venez et nous vous montrerons ce que peuvent faire notre jeunesse qui a grandi en buvant du lait pendant 30 ans. Allez dire à votre peuple : aboyez dehors comme des chiens. Vous ne connaissez que les insultes, vous, les valets, les scélérats. Venez et affrontons-nous. »

Ce genre de langage agressif et dégradant rappelle celui utilisé par les élites tutsies à la fin des années 1950. Par exemple, en 1958, 12 notables tutsis conservateurs, se faisant appeler Bagaragu b’i Bwami Bakuru (Grands chefs de la cour royale), ont publié un texte particulièrement provocateur affirmant : « Les relations entre nous [Batutsi] et eux [Bahutu] ont toujours été et restent basées sur le servage ; donc entre eux et nous, il n’y a pas un seul fondement de fraternité… Comme nos rois ont conquis la terre des Bahutu en tuant leurs roiteleys et en les transformant ainsi en serfs, comment peuvent-ils prétendre maintenant qu’ils sont nos frères ? » La monarchie a été renversée deux ans plus tard.

Pendant les années précédant le génocide de 1994 contre les Tutsis, les extrémistes hutus ont développé un discours anti-tutsi radical et violent. L’une des premières expressions de cela a été les « 10 Commandements Hutus » publiés en décembre 1990 après l’attaque par le Front patriotique rwandais (FPR) dominé par les Tutsis :

« Les Tutsis ont soif de sang et de pouvoir et veulent imposer leur hégémonie sur le peuple rwandais par le canon et le fusil. Tous les Hutus doivent savoir que chaque femme tutsie travaille pour son groupe ethnique tutsi. Par conséquent, tout Hutu qui épouse une femme tutsie, fait d’une femme tutsie sa concubine, ou fait d’une femme tutsie sa secrétaire ou protégée est un traître. »

Pendant le génocide, les médias hutus extrémistes tels que Radio-télévision des mille collines (RTLM) présentaient les Tutsis comme des cafards et des complices du FPR et appelaient à leur mort.

Le discours de haine d’une personne comme Umurerwa montre publiquement que ce phénomène est également présent au niveau personnel. Les propos d’une personne ne seraient pas une cause de trop grande préoccupation si l’animatrice de l’espace X n’était pas une personnalité publique bien connue avec plus de 137.000 abonnés sur X. Les discussions sur les réseaux sociaux ont nié que ce discours de haine a eu lieu ou ont minimisé ce qui a été dit.

Un directeur général du Ministère de l’Unité Nationale et de l’Engagement Civique chargé de protéger la vérité et les valeurs du FPR a refusé de le condamner. De même, ni les médias du régime ni les responsables publics n’ont mentionné l’incident, et par leur silence, ont cautionné ce qui a été dit.

Alors que les mots utilisés étaient clairement punissables en vertu de la loi rwandaise, ni la police ni le Bureau Rwandas d’Investigaton n’ont montré le moindre intérêt. Et pourtant, si un(e) Hutu avait déclaré ne serait-ce qu’une fraction de ce qui a été dit dans un espace X ouvert, il ou elle aurait « disparu » ou aurait été emprisonné. »

Les discours haineux des extrémistes tutsis dans les années 1950 ont été suivis par la révolution qui a renversé un régime dominé par les Tutsis, a poussé des centaines de milliers de Tutsis à fuir à l’étranger, a relégué les Tutsis qui sont restés dans le pays au statut de citoyens de deuxième classe, et a finalement été à l’origine de la guerre civile qui a débuté en 1990.

Au début des années 1990, les discours haineux des extrémistes hutus ont contribué à créer les conditions du génocide de 1994, au cours duquel trois quarts des Tutsis ont été exterminés.

Le dernier Baromètre officiel de la Réconciliation au Rwanda affirme que 94,7 % de la population considèrent le pays comme réconcilié. L’idéologie officielle est qu’il n’y a plus de Tutsis et de Hutus, et que « Nous sommes tous Rwandais maintenant », une illusion cruellement contredite sur X Space.

Cet épisode confirme simplement ce que de nombreuses recherches de terrain montrent, à savoir que, bien que l’ethnicité ait été bannie du discours public, elle demeure une variable invisible qui reste un facteur central de l’identité sociale rwandaise.

À travers la discussion sur X, cette question est à nouveau arrivée dans l’espace public. À la lumière de l’histoire du pays, il s’agit d’un développement potentiellement dangereux. En raison du fort contrôle physique du régime, il est peu probable que cet incident ait des conséquences violentes dans un avenir prévisible.

Cependant, il reste à voir si et comment les ethnocrates tutsis au pouvoir aborderont ce défi et comment la majorité démographique hutu réagira éventuellement à de telles expressions insultantes de supériorité ethnique.

_Traduit par RUGEMINTWAZA Erasme._