Au Rwanda, l’absence de journalistes indépendants, d’ONG autonomes et de partis d’opposition est notable. Pour discréditer ses opposants, le régime les étiquette souvent de “négationnistes du génocide” contre les Tutsis. Plusieurs figures ont été ciblées par ces accusations. Kizito Mihigo, chanteur de gospel et survivant du génocide tutsi, a été accusé de négation pour avoir mentionné d’autres crimes [contre les Hutus] non qualifiés de génocide dans une chanson. Carine Kanimba, fille de Paul Rusesabagina et survivante du génocide dans lequel elle a perdu ses deux parents biologiques, a subi les mêmes allégations pour avoir utilisé le terme “génocide rwandais”, englobant toutes les victimes. Victoire Ingabire, une figure de l’opposition, a été condamnée à 15 ans de prison après avoir rendu hommage aux victimes non tutsies lors d’une visite au mémorial du génocide à Kigali en 2010. Théogène Rudasingwa, ancien secrétaire général du FPR, le tout-puissant parti au pouvoir, a été accusé de négation du génocide pour avoir reconnu l’existence de crimes contre les Hutus par le FPR allant même jusqu’à les qualifier de génocide contre les Hutus. La liste des ciblés est longue.
Jambo asbl, une ONG basée à Bruxelles et fondée en 2008, se retrouve depuis quelques années au centre d’une campagne de diabolisation menée par Kigali, accusée de nier le génocide. Depuis 15 ans, l’organisation s’engage activement pour la paix dans la région des Grands Lacs d’Afrique, dénonce les violations des droits humains au Rwanda, et plaide pour la justice et l’établissement d’un état de droit. Malgré son soutien reconnu aux survivants tutsis du génocide et son engagement contre sa négation, Jambo asbl demeure une cible privilégiée du gouvernement rwandais.
Un crime
En Belgique, depuis 2019, la négation de génocides reconnus par une juridiction internationale est un crime. Cinq ans après l’entrée en vigueur de cette loi, et malgré l’intensification des attaques médiatiques de Kigali, ni Jambo asbl ni aucun de ses membres n’ont été condamnés ou même poursuivis pour un tel crime. Au contraire, c’est l’ONG elle-même qui a initié des actions en justice pour diffamation et incitation à la haine contre les accusateurs liés au régime rwandais. Une plainte est actuellement en cours d’instruction par la justice belge, impliquant des acteurs variés : propagandistes rwandais, influenceurs belges, un sénateur honoraire belge, et même deux anciens ambassadeurs rwandais en Belgique, tous convoqués par la police belge.
Le gouvernement rwandais a adopté une législation spécifique contre la négation du génocide. Selon Human Rights Watch, “ces lois générales peuvent être manipulées pour réduire au silence ceux – y compris les survivants eux-mêmes – qui souhaitent évoquer les crimes commis par le FPR après le génocide, ou remettre en cause le discours officiel sur le génocide” (1). Ces lois sont critiquées pour leur potentiel à restreindre sévèrement la liberté d’expression, la liberté de la presse et le travail des chercheurs. Le cœur du problème réside dans l’utilisation de cette législation par le régime de Paul Kagame, en particulier concernant les allégations de crimes de masse commis en République Démocratique du Congo (RDC) contre des réfugiés rwandais et des citoyens congolais.
Menace existentielle
L’objectif semble être d’éviter que ces accusations ne soient explorées judiciairement. Si elles étaient examinées par une juridiction compétente, cela pourrait gravement nuire à la réputation du Président Kagame. Kigali perçoit comme une menace existentielle ceux qui soulignent ces allégations, fournissent des témoignages, documentent ces actes et cherchent justice pour les victimes. L’ampleur de ces accusations est telle qu’une enquête internationale indépendante sur les actions de l’armée rwandaise en RDC pourrait potentiellement ébranler le soutien et la légitimité internationaux de Kagame.
Le “Rapport Mapping” de l’ONU, élaboré par des experts éminents, “révèle plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide” (2). Jambo asbl, une organisation incluant des victimes de ces crimes présumés, soutient que ces actes devraient être considérés et jugés en tant que génocide contre les Hutus. Une qualification que partagent de nombreux experts, tels que Filip Reyntjens, constitutionnaliste et politologue belge, professeur de droit et de sciences politiques à l’université d’Anvers, et spécialiste de la région des Grands Lacs. En s’exprimant sur les crimes du FPR, il estime que “sur l’intention d’exterminer les Hutus en tant que tels, ce qui répond à la définition de la convention sur le génocide” (3).
Manipuler les algorithmes
Dans l’absolue, aborder les crimes allégués commis par le régime de Kagame contre les Hutus et les Congolais ne devrait pas être interprété comme la négation du génocide des Tutsis. Comme l’exprime l’expert en génocide et avocat pénaliste Patrice Mbonyumutwa, “la reconnaissance d’un génocide en addition à un autre ne minimise pas le premier ; au contraire, cela souligne une tragédie encore plus grande” (4).
En réalité, l’accusation vise à stigmatiser les critiques du régime en utilisant des termes lourdement connotés pour établir des parallèles avec l’Holocauste, qui continue à souffrir d’une négation abjecte par des groupes antisémites. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, y compris par l’usage présumé de bots et de trolls, le régime multiplie les publications en anglais et en français, associant souvent les termes “négation” et “Jambo”. Cette approche vise à manipuler les algorithmes des moteurs de recherche et à influencer la perception publique.
Tombés dans le piège
L’utilisation de cette accusation par le régime rwandais vise aussi à délégitimer ses adversaires et à se présenter comme la seule option légitime aux yeux de la communauté internationale. Cependant, certains partenaires occidentaux, bien qu’engagés en faveur de la démocratisation au Rwanda, sont parfois tombés dans le piège de Kigali en assimilant l’opposition rwandaise et la société civile à des extrémistes, renforçant ainsi indirectement le régime en place.
Cette stratégie a parfois eu des effets notables récemment, en mai 2023, un événement à Bruxelles autour du livre critique de Michaela Wrong “Do Not Disturb”, qui traitait du régime de Kigali, a été annulé suite à des pressions. Moi-même en tant que Président de Jambo asbl devais également y participer en tant qu’un des orateurs. Le propriétaire de l’établissement où devait se tenir l’événement a avoué avoir reçu “plusieurs visites, appels, mails et sms d’individus lui enjoignant de ne pas collaborer avec des négationnistes”. Des organisations comme Human Rights Foundation ont dénoncé ces pressions, affirmant que “le Rwanda a instrumentalisé l’accusation de négation du génocide pour réprimer les voix dissidentes” (5).
Campagne de diabolisation
2024 étant une année électorale en Belgique, on retrouvera sur les listes des candidats belges exprimant des critiques contre Kigali et même des membres de Jambo asbl qui se présenteront à titre individuel comme de simple citoyen. En 2019, ces personnes avaient déjà été ciblées par des campagnes de diffamation du gouvernement rwandais, accusant certains de négation du génocide. Ceci a mené à une campagne de diabolisation, parfois relayée par les médias sans que de plus amples investigations quant à la véracité des propos tenus par le régime rwandais n’aient lieu. Ces agissements de Kigali peuvent être interprétés comme une ingérence dans le processus démocratique belge et, dans certains cas, comme une forme de trafic d’influence.
À l’approche des élections, il est essentiel que les médias, les partis politiques belges et les électeurs restent vigilants face à d’éventuelles ingérences en provenance du Rwanda. Il est également important de prendre des mesures pour protéger l’intégrité de la démocratie belge contre les manipulations en provenance de Kigali. Il est inacceptable qu’un régime dictatorial classé 131e au classement de la liberté de la presse dicte sa loi sur qui devrait avoir le droit d’expression ou le droit de se présenter en Belgique. Ne pas s’opposer à de telles pratiques pourrait conduire à montrer la permissivité de la démocratie belge et favoriser l’exportation de pratiques autocratiques du Rwanda ainsi que d’autres régimes similaires.
(1) https://www.hrw.org/fr/news/2022/03/16/rwanda-vague-de-poursuites-visant-la-liberte-dexpression
(2) https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/CD/DRC_MAPPING_REPORT_FINAL_FR.pdf
(3) https://www.standaard.be/cnt/dmf20180502_03494211?&articlehash=lt1hrFfJAcqH6Ce%2BgwDrLcXyKfHydsD8v1Ytp5%2FYIbt2EHUr2rGC5Iu1rtnhi4G8Qu40X%2FAsjGvnEnzrEZ03DneUwuRgSYgk4KHfW4VrND95MPXX94BVEHOLQHNFzgQy5Xaf3PfjCY0WelLz39AwhK4FWEWkKSbYlXq5%2FHclRnD8uhhvowL9xqDiNrHUL%2F%2FMG2oJIQcKGd9Koxu3Zr0kJnDbXAvAHEpaUhKYYLBqtk5wB2EwthH6huywb9R9X73n78B9tqaV7nkIqnvrxYQDgE2UTF4mVwx59RLbSbNDqpjXyW8hS3R59zp4dAE5JHA%2BhSn77H4hqfhPpH%2F8YuI5YA%3D%3D
(4) https://www.youtube.com/watch?v=hx6Jzlsi3Rs&ab_channel=MulindahabiJean-Claude
(5) https://twitter.com/HRF/status/1662127154266533889